Elle devait se blanchir la peau

Beaucoup de médias en ont parlé : Chloé Lopes Gomes, l’unique Noire d’une compagnie de danse allemande, a été l’objet, deux ans durant, de remarques racistes de la part d’une de ses professeurs de ballet. L’incident fait scandale.

Dans un pays devenu très sensible à la question du racisme depuis l’assassinat de l’Afro-Américain Georg Floyd en mai dernier aux États-Unis, ce qui s’est passé à la StaatsballetBerlin (Ballet d’État de Berlin) n’a pas manqué de faire scandale. Cela a commencé il y a deux ans. Chloé Lopes Gomes, 29 ans, est admise à cette compagnie de danse. Elle fait l’histoire puisqu’elle est la première ballerine noire dans cet ensemble, l’un des plus réputés au monde. Avec ses 91 personnes de plus de 30 nations, c’est la plus grande compagnie de ballet en Allemagne. Sur sa page web, l’entreprise fait l’éloge de la diversité. La jeune femme d’origine française était ravie d’être acceptée. Dans une interview au journal berlinois « Berliner Zeitung », elle a même déclaré qu’elle n’avait pas une tête d’Allemande typique, mais qu’en matière de danse, la couleur de peau ne joue aucun rôle. Elle déchantera, car elle tombera sur une professeure de danse ouvertement et foncièrement raciste.

Longtemps, la danseuse a tout gardé pour elle. Maintenant que son contrat n’a pas été renouvelé, elle part l’été prochain. Elle n’a plus rien à perdre et crache aujourd’hui le morceau. Elle raconte que cette maîtresse de ballet l'a discriminée à plusieurs reprises. Pour la jeune danseuse, les responsables n’en auraient pas assez fait pour empêcher ces incidents. Ils semblent, selon elle, impuissants et ne réagiraient qu'avec hésitation.


Un cheveu sur la soupe ? C’est apparemment ainsi que la professeure avait vu la jeune femme. Car en ballet tout doit être pareil ; les danseurs se ressemblent tous : blancs, minces et de même taille. Les personnes à la peau foncée sont parfois obligées de porter des collants éclaircissants et se poudrer le visage en blanc. Il y a quelques semaines seulement, les membres du ballet de l'Opéra de Paris ont rédigé un manifeste contre ces pratiques.


Lopes Gomes a été surprise qu’elle ait été acceptée il y a deux ans malgré sa couleur. Elle a mis cette décision au compte du directeur artistique de l'époque, Johannes Öhman et sa co-directrice Sasha Waltz, qui voulaient diversifier un peu plus l'ensemble.

Cela n’était apparemment pas au goût de cette entraîneuse. Lors de la répétition du célèbre ballet « Le Lac des Cygnes » de Tchaïkovski, elle trouvait toujours à en redire. « Son bras trop haut, sa jambe trop basse, elle ne dansait pas en synchronisation », rapporte la revue « Der Spiegel », le premier journal à relater l’incident. « C'était comme si elle ne s'occupait que de moi. », se plaint la jeune artiste. Deux danseurs ont confirmé ses propos.


Pour la ballerine, dès le départ il est apparu que cela n’était pas uniquement une affaire d’antipathie. Elle avait entendu que cette femme avait des réserves sur sa couleur de peau. Lors des répétitions, elle faisait des commentaires racistes, comme par exemple le fait que les gens la regardaient « uniquement parce qu'elle était noire ». Interrogée à ce sujet, la personne incriminée n’a pas voulu commenter ces accusations, selon le « Spiegel ».


Un « blackfacing » à l’envers
« J'ai pensé que si je faisais plus d'exercice, si je m'améliorais encore, elle finirait par reconnaître que je mérite cette place », confie Chloé Lopes Gomes. En vain.


Lors de la présentation de « Lac des cygnes », la professeure a exigé que Lopes Gomes se blanchisse la peau. C'était une longue tradition, également dans cette production, car toutes les ballerines jouent au cygne blanc. Elles doivent se blanchir, même celles qui ont déjà la peau déjà claire. « Mais avec une ballerine qui n'est pas blanche, cette pratique semble être la contrepartie postcoloniale du blackfacing raciste », commente Elisa von Hof du « Spiegel ».


Quand Lopes Gomes a expliqué qu’elle ne pourrait jamais être aussi blanche que le reste du corps de ballet, sa professeure n’aurait pas accepté cette explication. Elle n’avait qu’à mettre une couleur plus claire. Finalement, Lopes Gomes a demandé l'aide du directeur artistique de l'époque, Öhman. Celui-ci a décidé que personne n'avait besoin de se poudrer. De même que les filles blanches. Öhman une fois parti, la maîtresse de ballet a de nouveau exigé qu'elle se blanchisse la peau pour le « Lac des cygnes ». Ayant réalisé qu’elle était désormais seule, elle a obtempéré. Elle s’est poudrée. Le successeur d'Öhman, Christiane Theobald, a dû plus tard l’interdire à nouveau.

Un autre incident s'est produit quelques semaines plus tard, lors des répétitions de « La Bayadère », rapporte « Der Spiegel ». Toutes les ballerines du Corps de Ballet avaient reçu des voiles blancs pour une scène, à l'exception de Lopes Gomes. « La professeure a levé le voile en disant qu’il était blanc, mais que Lopes Gomes était noire. Puis elle a ri », rapporte la souffre-douleur.

Quand elle s’était plainte au directeur, celui-ci lui a suggéré de parler à la maîtresse de ballet. Elle ne l’a pas fait. « J'avais peur que la situation s'aggrave par la suite », dit-elle.

Öhman a confirmé au « Spiegel » l’incident et la conversation avec Lopes Gomes à ce sujet. Il raconte avoir souligné, lors d'une réunion avec tous les maîtres de ballet, qu'il ne tolère pas la discrimination dans son institution. La revue rapporte qu'une autre personne du Ballet national aurait tenu des propos racistes, homophobes et misogynes. L’ancien directeur n’a pas commenté ces accusations. L’actuelle directrice artistique provisoire, Christiane Theobald, affirme qu'elle en entendait parler pour la première fois, mais qu'elle allait examiner la question.

D’après « Der Spiegel », les maîtres sont très puissants. Chaque nouveau directeur artistique dépend de l'aide des maîtres de ballet, car ils connaissent mieux que quiconque la compagnie. Ils décideraient non seulement du sort de l'entreprise, mais aussi des carrières. Il n’est donc pas surprenant que Lopes Gomes ait appris de Theobald, il y a deux mois, que son contrat ne serait pas renouvelé après cette saison. La raison, selon Lopes Gomes, était qu'aucun maître de ballet ne l'avait défendue. Elle ne pense pas que ce refus est dû à un manque de performance, mais à du racisme.

Fin septembre, elle a écrit une lettre à la direction dans laquelle elle énumère tous les incidents des deux dernières années. Certains collègues l'ont signée.

L’affaire dépasse Berlin

Lorsque la nouvelle cheffe par intérim Christiane Theobald a entendu parler de ce qui est arrivé avec cette jeune, elle a été « profondément choquée ». Elle promet que ces incidents seront « examinés et que, si nécessaire, des mesures seraient prises en vertu du droit du travail ». Début octobre, dans une lettre adressée au personnel, elle a souligné que le Ballet d'État est « une maison ouverte et diversifiée, que la discrimination n'y est pas tolérée et que chacun doit contribuer à un climat de transparence et de communication ». Des entretiens ont eu lieu avec des cellules de confiance, des ateliers sont prévus. La directrice provisoire a aussi écrit au « Spiegel » qu’elle est désolée de voir « qu'une personne employée au Staatsballett Berlin a dû endurer une situation très stressante pendant une longue période, et que la situation n'a pas pu être résolue à l'avance ».

Selon le quotidien « Süddeutsche Zeitung » du 20 novembre dernier, le cas peut avoir des conséquences sur l’ensemble de la scène de danse. Christiane Theobald a indiqué qu’elle a immédiatement informé l’administration du sénat pour les affaires culturelles de Berlin et une campagne d’éducation, d’information et de prévention pour l’ensemble de la compagnie a démarré. Avec l’aide de l’organisation « Diversity Arts Culture », la sensibilisation au problème du racisme doit être accrue et un concept pour le futur, adopté.

D’après l’organisation « Dancersconnect », le cas revêt une importance qui dépasse Berlin. Friedrich Phol, l’un des membres du comité directeur, voit la possibilité de développer une ligne obligatoire pour toute la scène de la danse. « Il est temps d'élaborer un code de conduite qui proscrive toute forme de discrimination et fasse partie de tous les contrats de travail ».


« Deutschlandradio » rapporte que la critique de danse, Dorion Weickmann, estime que ce qui s’est passé à l'Opéra de Paris, par exemple, est intéressant. Cette institution qui a été le bastion par excellence de la tradition, et jusqu'à il y a quelques années, toutes les tentatives de modernisation y ont échoué. Pourtant en septembre, cinq danseurs ont rédigé un manifeste dans lequel ils réclamaient des mesures résolument antiracistes, non seulement au sein de la compagnie, mais aussi du répertoire.

Pendant ce temps, la professeure de danse incriminée s'est finalement excusée auprès de Chloé Lopes Gomes. Elle n’aurait pas conscience que ces remarques aient pu toucher la danseuse. Maintenant elle sait, et son comportement raciste aurait quand même servi à reposer le racisme et la discrimination dans les arts de la scène et à y apporter un début de solution.

Huguette Hérard
 

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