Le prétexte du théâtre de Juan Ruiz de Alarcón

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Le penchant le mieux accusé et le plus clair et fort du théâtre de Alarcón, c'est la trace d'un stigmate de la saillie du dos, sentie par contrecoup par devant, que les analystes s'accordent à reconnaître dans le caractère personnel des thématiques présentées. Ce penchant se manifeste à un vaste pan de sa production littéraire, depuis la période où Lope de Vega, Francisco de Quevedo, Luis de Gongora et bien d'autres de ses contemporains le rallaient en l'appelant, «petit chameau», «singe» ou d'autres quolibets, jusqu'à une époque plus lointaine, et cela, à cause de cet handicap qui se double de la petite taille de l'homme né au Mexique (1581-1639). Exprimé de façon contrastée suivant le genre, il fait incarner la vertu par les types peu sympathiques, et le défaut moral par les plus attractifs. Bien que cette inclination ne s'est pas manifestée avec la même intensité dans tous les genres cultivés par l'auteur (orientation moralisatrice, fond historique ou légendaire), n'empêche qu'elle convertit la scène en école morale, d'un théâtre espagnol éminemment divertissant. Si ce dramaturge a exercé des influences autour de lui, il a aussi trouvé à l'extérieur qui lui est redevable de son inspiration en la personne de Pierre Corneille, entre autres, qui a puisé le sujet de sa pièce Le menteur de la comédie intitulée La verdad sospechosa, écrite, semble t-il, en 1621 mais imprimée en 1630. Si l'existence de ce théâtre à orientation moralisatrice part d'un prétexte personnel pour son inspiration, elle s'est aussi inspirée d'une autre réalité majeure.

L'idée de contraster ses personnages, sorte d'utopie morale et sociale, qui a aussi influencé les écrivains d'ailleurs, ne tient pas du seul handicap physique. La peinture des caractères ne s'est accentuée en Espagne qu'à la faveur du siècle baroque, avec ce que ce siècle charriait de déséquilibre psychologique comme conséquence de la perte de l'hégémonie politique en Europe et, face au pessimisme et à l'indifférence, Alarcón en avait aussi fait son inspiration. Ce qui a valu la parution de La verdad sospechosa, en 1621 et Las paredes oyen en 1628, par exemple. Dans la première, il nous présente le jeune don García qui, emberlificoté dans ses propres mensonges, perd l'amour de sa femme et se voit obligé de se marier à une autre qu'il n'aime pas:

 

D. Beltrán, D. García

Bel.- Sois caballero, García?

Gar.- Téngome por hijo vuestro.

Bel.- Y basta ser hijo mío

para ser vos caballero?

Gar.- Yo pienso, señor, que sí.

Bel.- Qué engañado pensamiento!

Sólo consiste en obrar como caballero, el serlo...

luego si vuestras costumbres

os infaman en el pueblo

no importan paternas armas

no sirven altos abuelos...

Obliga a los codiciosos

el poder que da el dinero;

el gusto de los manjares

al glotón; el pasatiempo

y el cebo de la ganancia

a los que cursan el juego;

su venganza al homicida,

al robador su remedio,

la fama y la presunción

al que es por la espada inquieto;

todos los vicios, al fin

o dan gusto o dan provecho;

mas de mentir, qué se saca

sino infamia y menosprecio?

Gar.- Quien dice que miento yo

ha mentido.

Bel.- También eso

es mentir, que aun desmentir

no sabéis sino mintiendo.

Gar.- Pues si dais en no creerme...

Bel.- No seré necio sí creo

que vos decís verdad sólo

y miente el lugar entero?

Lo que importa es desmentir

esta fama con los hechos.

 

Bien que l'une des raisons du prétexte a été exploitée à des fins morales, Alarcón avait aussi senti tout l'intérêt que pouvait susciter chez les spectateurs de son temps le processus de décomposition interne auquel avait donné lieu la mort de Felipe II en 1598, et qui allait s'accélérant, à l'avènement au trône de Felipe III et durant les règnes de Felipe IV et Carlos II. Voyez plutôt les réparties de Beltrán:

 

          Bel.- Jesús!  !Qué cosa tan fea

en hombre de obligación!

          Bel.- Casi me mueve a reír, ver

cuán ignorante está, de la corte. Luego acá no hay quien le enseñe a mentir? En la corte, aunque haya sido un extremo de don García, hay quien le dé cada día mil mentiras de partido.

 

Alarcón avait compris également quel parti la littérature avait à tirer d'une situation en elle-même si dramatique, surtout avec sa position de la première puissance européenne que l'Espagne dût laisser au profit de la France. En effet, l'histoire de l'utopie morale et sociale, de Alarcón à nos jours, est opérante: C'est la tragédie, accompagnée de variantes, de l'endurance à l'oppression douloureuse présentée par les personnes, régimes ou peuples soumis à plusieurs contraintes. Quelquefois démentielle et aveugle, cette endurance conduit au moment où l'on ne s'y attend pas à de brusques ruptures qui laissent après elles une bouée de sauvetage et de profonds regrets.

 

Les écrivains qui ont succédé à Juan Ruiz de Alarcón ont trouvé dans le comique de situation les mêmes arrangements, avec des variantes, à contraster des personnages présentés à la scène.  Les mêmes surprises qu'il causait au spectateur de 1621 il les cause par la suite à celui qui assiste un peu plus tard à des pièces de Marivaux par exemple (Le Jeu de l'Amour et du Hasard); nous avons été servis par de vigoureuses créations et, du reste, nous trouvons dans ces comiques de situation, pour l'équilibre psychologique, une soupape contre les faits traumatisants pour la personne humaine. Il n'est donc pas surprenant qu'à la suite de Alarcón les auteurs aient continué à puiser dans la variante des utopies qui s'offrent à l'intelligence.

 

Sa profession d'avocat, exerçant à Séville, lui a fourni l'occasion d'introduire quelque chose de nouveau dans le théâtre espagnol, considéré généralement comme divertissant. L'homme de la basoche convertit la scène en école morale, en faisant en sorte que ses œuvres fustigent une série de vices, ce qui leur donne un ton de sévérité déjà remarqué par ses contemporains. Le théâtre alarconien, à orientation moralisante, a aussi fourni, outre Corneille, à d'auteurs français les sujets pour la scène et les traits de leurs personnages.

 

La peinture des caractères le sépare de Lope et de Tirso de Molina, (Fray Gabriel Téllez, de son vrai nom), étant donné la préférence de Alarcón pour l'analyse psychologique d'un type d'humanité: le menteur, l'ingrat, les mauvaises langues... cela explique le succès qu'il obtint parmi les dramaturges français plus enclins à l'abstraction qu'au trait individuel.

La sobriété de son style et sa technique réflexive offrent de même un grand contraste aux nombreuses négligences des improvisations de Lope de Vega y Carpío.

 

Le pitoyable aspect physique de  l'auteur et le déséquilibre psychologique qui s'installe en Espagne après la mort de Felipe II ont servi le prétexte à son théâtre. S'il a peu écrit (puisque seule une vingtaine de ses comédies sont parvenues jusqu'à nous), cela lui a permis de polir ses vers et donner une parfaite structure à ses œuvres. N'empêche que son théâtre, selon des analystes, apparaît bien trop prosaïque par l'insuffisance d'éléments lyriques, romanesques et même comiques, comme le démontrent ses « graciosos »; cependant, son ton mesuré et convenable font qu'il peut être considéré, après Tirso de Molina, comme le meilleur disciple de Lope. Ou bien le dramaturge, a-t-il pensé qu'il était plus utile et plus approprié de sa condition  de tirer de l'utopie morale et sociale des leçons de caractère spécifique: Se garder de porter de jugement à ce qui se présente le premier à la vue?

 

 

Jean-Rénald Viélot

vielot2003@yahoo.fr

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