Dr Kesler Bien-Aimé expose les contours des dynamiques de patrimonialisation du paysage urbain de Port-au-Prince !

Désormais la communauté scientifique haïtienne s’élargit avec l’arrivée d’un nouveau membre. Dr Kesler Bien-Aimé, a soutenu sa thèse de doctorat en ethnologie et patrimoine à l’université Laval, Québec au début du mois d’octobre 2023. Il présente son travail en ces termes : « Ma thèse de doctorat, intitulée « Dynamiques de patrimonialisation du paysage urbain historique de Port-au-Prince », est le résultat d'une longue recherche entreprise pendant mon cheminement doctoral à l’Université Laval entre 2018-2023. En termes de contenu, ma rédaction comporte 410 pages de texte. Le corps est composé d’une introduction, d’une conclusion et de 9 chapitres accompagnés d’une bibliographie de 37 pages et de 8 annexes. ».

Démarche scientifique soutenue par un argumentaire prenant en compte des aspects très pertinents, ce photographe, professeur d’université et spécialiste du patrimoine souligne : « Sur la question de la fabrique du patrimoine et de la mémoire historique de Port-au-Prince, territoire urbain fondé en 1749 dans le paysage autochtone du Xaragua par le colonialisme français, ma réflexion critique du discours patrimonial sur le centre historique de cette ville met au jour : 1- L’état des connaissances sur sa fondation ; 2-L’état actuel de son centre historique ; 3-Le développement et l’ étalement demeurable du tracé colonial ; 4- Les modes d’appropriation de cet espace urbain.

Décrypter les différents contours patrimoniaux et scientifiques de cette ville historique, au centre de la vie politique, économique et culturelle pendant plusieurs décennies, Dr Bien-Aimé rappelle : « Les questionnements qui m’habitent depuis le début de mon cheminement doctoral se résument comme suit : dans un contexte de grandes mobilisations sociales et mémorielles, comment expliquer les enjeux patrimoniaux actuels des villes-capitales dans les pays du Sud global issus de la colonisation ? Dans le cas du centre ancien de la ville de Port-au-Prince, cette ancienne ville coloniale et esclavagiste, je pose les points : 1-qu’y a-t-il dans ce paysage urbain historique à sauvegarder, à montrer et à transmettre aux générations futures du point de vue de l’histoire, de la mémoire et du patrimoine ? 2- Qui sont considérés dans cet espace social comme producteurs de patrimoine? 3-Suivant quelle subjectivité (narratif) - telle culture matérielle ou pratique sociale est-elle considérée comme patrimoine alors que telle autre ne l’est pas?

De nombreuses dimensions sont prises en compte dans cette étude assez pointue qui confirme l’étendu de la pertinente des analyses de l’auteur de cette thèse qui précise : « Ce montage du corpus théorique et le choix d’une approche pluridisciplinaire bien ancrée dans l’ethnologie historique s’inspirent des travaux de l’école de Manchester (1940) en général et de l’anthropologie dynamique (Gluckman 1961) en particulier. Ce cadre interprétatif me permet d’examiner la place de « l’histoire » dans la fabrique et l’appropriation inégale du patrimoine dans ce territoire post-colonial. Tout en étant conscient de la compression que j’ai faite des temporalités : [pré]coloniale, coloniale, postcoloniale, ma lecture du passé-présent de cet espace vécu recourt au postulat critique Modernité / colonialité, tel que proposé par des intellectuels de l’Amérique latine du XXIe siècle. ».

Docteur Kesler Bien-Aimé a pris le soin de rappeler lors de la soutenance qu’à partir d’une [re]lecture du « serment de Bois-Caïman », ma thèse élargit l’ancrage historique de la pensée critique du colonialisme. « Mon analyse du passé-présent de cette ville plantée par le colonialisme emprunte le concept « colonialité du pouvoir » introduit par le sociologue Anibal Quijano (1992). Son option me permet d’opérationnaliser à la fois le concept « mémoires fondatrices » du territoire de Port-au-Prince  et celui de la « colonialité du territoire ».  En effet, observant la scène historique au Champ-de-Mars, mon constat de la mise en valeur exclusive des héros emblématiques de la Révolution haïtienne gêne la possibilité d’une appropriation durable du patrimoine historique haïtien. ».

Dr Bien-Aimé persiste et signe : « Me démarquant à la fois du grand récit national et du « nostalgisme » qui l’accompagne, ma thèse ne dissocie pas le passé de ce morceau territoire de son présent. Cette perspective m’amène à observer de près : 1- l’orientation de la mémoire patrimoniale de ce lieu historique ; 2- la construction identitaire de ce territoire postcolonial ; 3- les modes d’appropriation et tensions autour de ses « mémoires fondatrices ». Au lieu de lamenter sur l’état voire la rareté d’objet-témoin représentatif des périodes: [pré]coloniale et coloniale de ce territoire, au lieu de m’attarder sur leur effacement irréversible ou de leur non-protection, ma thèse met plutôt l’accent sur la [re]conversion, la transformation ou le « remodelage » (Dautruche 2013) infini des lieux d’histoire et de mémoire. ».  

Découvrons les principaux éléments qui composent cette conclusion scientifique qui vient de sceller  la validation des travaux du Dr Kesler Bien-Aimé. Ce dernier confirme autour de sa contribution scientifique : « Cette thèse propose en premier lieu : une lecture plus large et plus complexe du fondement de la maltraitance du patrimoine dans le paysage urbain historique de la ville de Port-au-Prince. En second lieu une nouvelle interprétation des représentations mémorielles et patrimoniales de la ville coloniale et contemporaine. ».

D’après l’auteur : « La thèse fait la démonstration de l’accaparement exclusif de l’héritage colonial par les « élites créoles » de la nouvelle nation. Leur narratif canonique (Turgeon 2023) exclut tous les « autres » des scènes historiques de la capitale haïtienne. Qu’ils soient Indigènes d’Haïti, Africains ou Blancs, ils sont perçus par le nationalisme héroïque (Celius 2004) comme des « héros ordinaires » de la période [pré]coloniale, et la période coloniale. Leurs représentions sont invisibles à la fois dans l’expographie du Bicentenaire de la ville de Port-au-Prince (1949-1950) que dans la scène historique du Champ-de-Mars. En guise de conséquence, ce comportement produit des tensions mémorielles et des inégalités dans les modes d’appropriation du patrimoine historique urbain. ».

Des précisions plus que pertinentes du Dr Bien-Aimé permettent de conclure que :
« La thèse ne souhaite amplifier ni les métaphores du patrimoine ni la mémoire officielle exposée au Champ de Mars par le nationalisme victorieux haïtien. Si elle ne plaide pas pour une inflation mémorielle, elle s’ouvre cependant sur deux perspectives : en premier lieu, tout en assumant pleinement le passé et le présent du territoire, elle met en avant une perspective [dé]coloniale au sens de rompre avec le spectre de la « colonialité du territoire ».

Deuxièmement : « Pour [dé]conflictualiser l’appropriation de cet espace urbain, la thèse pose la nécessité de vivre courageusement avec ceux qui sont traités comme des « non-semblables » dans l’histoire sociale de cette ville historique. Par exemple, il s’agit de reconnaître et de faciliter la participation de tous dans la revitalisation du patrimoine historique urbain de Port-au-Prince. ». La thèse identifie l’imbrication du vernaculaire dans l’emblématique et ceci vice-versa. Cette reconnaissance est nécessaire pour la pluralisation de toutes les mémoires sociales et historiques dont la représentation est invisible dans la scénographie urbaine de la ville de Port-au-Prince - « indigènes d’Haïti, nègres-captifs et blancs. Selon le principe du « droit à la ville » ou du droit à une vie urbaine digne telle que défendue par Henri Lefebvre (1968), l’inclusion sociale dans cette thèse est une modalité pour envisager la possibilité d’une appropriation patrimoniale durable et non conflictuelle. En tant que bien public, la vitalisation du paysage urbain historique a besoin d’être [re]pensée en fonction d’une intégration digne de toutes ses composantes sociales. Enfin, ces deux perspectives invitent à construire l’appropriation durable du patrimoine urbain et de la mémoire sans complexe de supériorité ou d’infériorité du producteur et /ou du porteur de la mémoire territoriale.

Difficile de conclure cette aventure scientifique, sans prendre le temps de rappeler les marques de reconnaissance de l’auteur de cette thèse envers des personnalités et leurs institutions d’attache, parmi lesquelles on retient : « Le président et  les membres du jury, à la Faculté des lettres et des sciences humaines (FLSH), au Centre de recherche Cultures – Arts – Sociétés (CELAT), à l’Institut du patrimoine culturel (IPAC), à la Commission nationale haïtienne de coopération avec l’UNESCO (CNHCU), au centre de recherche Langages. Discours. Représentations (LADIREP), à Réf-Culture, à l’Institut haïtien | patrimoine & tourisme (INAPAT), et à tous les répondants de mon travail de terrain ethnographique. ».

 

Dominique Domerçant

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

0 COMMENTAIRES