Un hommage à Nadine Magloire

Nadine Magloire tient depuis plusieurs années sur Facebook la chronique de sa santé déclinante en raison de la maladie. Admise désormais en soins palliatifs, elle montre une exemplaire sérénité. Elle n’a cependant pas perdu de son mordant, ni de sa vivacité contre le peu d’aménité de ses contemporains. Il convient de rendre hommage à celle qui est un véritable personnage des lettres haïtiennes. De lui rappeler que nous avons de la considération pour elle et pour son œuvre

Nadine Magloire (1932) s’est installée définitivement à Montréal en 1979, après avoir voyagé en France et au Québec, mais aussi en Europe et sur le continent américain. Fille de la compositrice et pianiste Carmen Brouard et du journaliste Jean Magloire, qui dirigera le quotidien Le Nouveau Monde, nièce du poète Carl Brouard, elle est une des figures de l’indépendance de pensée et de la sévérité de ton dans les lettres récentes. Elle porte en elle une colère qui ne s’éteint pas, dont le déclenchement vient de l’état du pays et de la reconduction de la misère populaire, malgré une parole politique souvent véhémente, mais inadéquate.

 

 Résolument révoltée contre ce qu’elle considère comme des archaïsmes de la société haïtienne, elle publie un premier livre en 1967, Le Mal de vivre. Pour la première fois dans les lettres haïtiennes, la vie amoureuse, la sensualité, le désir, les pratiques sexuelles, sont traduites depuis une perspective féminine. L’ouvrage est sévèrement attaqué, mais Nadine Magloire est immédiatement reconnue comme l’initiatrice d’une parole parfois crue, et qui refuse une neutralisation fondée sur des codes dont la première fonction est de parvenir à occulter la part du féminin.

 

 En 1975, Autopsie in vivo : le sexe mythique prolonge encore le premier roman, rompant avec les pratiques usuelles d’autocensure. L’écriture directe de Nadine Magloire met en évidence l’impossibilité de considérer comme hors du champ ce qui participe de l’aliénation sociale comme de la médiocrisation des femmes. Il y a lien de l’un à l’autre, entre l’un et l’autre, et toute société, qui ne veille pas à poser des gages de libération, est vouée à la déconfiture. Celle des hommes, dans l’ouvrage, est patente : médiocres, hâbleurs, narcissiques et suffisants, ce sont eux qui alimentent en fait la médiocrisation généralisée. Autopsie in vivo, paru en 2008 à Montréal, reprend la thématique, la prolonge, en mettant en évidence ce qui dans le quotidien contraint le corps, dans la promiscuité port-au-princienne, dans l’habitat misérable où manquent les commodités, mais surtout dans les consciences, où les pratiques sociales et les discours qui les portent assujettissent chez la narratrice l’image de son propre corps.

 

 Encore une fois, cette écriture précise, peu imagée, assume un réalisme peu courant, et prend en charge le caractère déceptif des aléas de l’existence, jusqu’à parvenir à trouver un apaisement. Nadine Magloire y montre combien l’écriture est vitale et que c’est bien par elle que la construction du sens à son existence est possible. Un des passages éclairants du livre raconte la perte violente de sa virginité par la narratrice, l’imposture qu’elle lit dans le regard de l’homme qui l’a en fait violée, fort peu préoccupé du plaisir de la jeune femme, et la lente perte de l’énergie d’écrire, et qui s’accentue dès lors qu’il l’abandonne : « Avant de rencontrer André, j’avais toujours eu besoin de mettre les choses en mots. Rien de ce qui m’arrivait ne prenait forme tant que je ne l’avais pas consigné dans mon journal.

 

 Écrire, c’était le seul moyen de préserver de la destruction de chaque morceau de ma vie. Si le suicide me répugnait (sans doute parce qu’au fond de moi, il y avait toujours un petit espoir obstiné), l’idée de mourir ne m’était pas intolérable. Je n’avais pas le goût de vivre. Ce qui m’était insupportable, c’était cet enfoncement graduel dans le néant. (…) Quand André est entré dans ma vie, j’ai déchiré mes cahiers. Je voulais désormais vivre dans le présent. André parti, il ne me restait même plus ma vocation d’écrivain. (…) Très vite, je laissais tomber la plume avec écoeurement. Je déchirais tout. (…)Je m’enfonçais délicieusement dans la médiocrité ».

 

 L’écriture est ainsi avant tout un acte de résistance contre le taedium vitae, contre les forces invisibles et malsaines qui entraînent vers le pire, écrire est le seul espace, le seul moment où la vie s’accomplit. Mais il est ténu. C’est enfin par ce qui demeure de force que la narratrice réinterprète l’amour comme fiction et comme réceptacle de paroles, qui toujours s’achèvent dans une tentative de prise de pouvoir. Que les derniers mot du livre soient consacrés à un réquisitoire violent contre les Haïtiens, mais qu’en même temps soit invoqué le cri des esclaves insurgés : « Liberté ou la mort » est, à bien des égards, significatif de cette oscillation de grande amplitude qui anime l’écriture de l’auteure.

 

Pendant plusieurs années, Nadine Magloire publie des articles dans la presse haïtienne, en particulier le quotidien Le Nouveau Monde. Mais progressivement, elle se retire du jeu haïtien, tout en tenant, par courriels souvent véhéments et destinés à de très nombreux correspondants, la chronique sociale de Montréal, dénonçant de façon vigoureuse la continuation des préjugés.

 

Yves Chemla

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