Nocturnes haïtiens

Dans L’Alphabet des nuits, Jean-Euphèle Milcé (1) déploie l’écriture sur le seuil si incertain du départ, longtemps inconcevable, néanmoins devenu nécessaire, non pas en vertu, seulement, de la nécessité économique, qui est celle à quoi songe en général le lecteur extérieur, mais bien conformément à une exigence ontologique. Expérience de la déchirure : l’écriture dit à la fois l’attachement et le détachement. « Haïti a le don de se loger au tréfonds de l’âme de ceux qui l’ont abordée » (106). Il faut parvenir à expliquer ce nœud, et pas seulement depuis l’extérieur, comme peut l’éprouver Charles Najman, par exemple. Mais bien depuis l’intérieur : par quelles aspérités, ce pays, percé de part en part, et qu’il faut fuir, abandonner dans sa propre dérive, ce pays vient-il accrocher les désirs de ceux-là qui sont d’ailleurs ? Mais aussi pourquoi ? Les romans écrits par les Haïtiens disent tous, quelque part, ce trouble enraciné au plus profond de soi. Sans doute, est-ce ce trouble-ci qui retient l’attention.


C’est d’abord la question de l’identité qui est posée : le roman est adossé à ce constat, que l’identité en Haïti, est sans cesse entamée par une césure, estampée par l’émiettement : « Les Espagnols, les Anglais, les Français, les fils de ces derniers reconvertis en Haïtiens, les Allemands, les Italiens, les Noirs américains, les Levantins, les Juifs, tous sont passés par là. Les Noirs africains qui se croient chez eux ne sont pas les premiers arrivés. Haïti est un pays ouvert, mosaïqué » (51). Et pourtant, le propre de la mosaïque est bien de donner à voir un ensemble entier, c’est-à-dire d’annuler la segmentation, depuis le point de vue du regard. Il faut prendre de la distance. Ou bien, la mosaïque est trouée, parce qu’en cours de réalisation, ou bien alors déjà ruinée. Choisissez. La mosaïque en fait donnerait à voir l’unité des formes par les couleurs. Métaphore haïtienne.


Le personnage qui raconte est à plus d’un titre redevable de cette mosaïque idéale. Et lui-même va peu à peu se défaire de cette haïtianité endossée, comme on endosse une peau. La forme du roman est celle d’une sorte de journal, daté incomplètement. Certaines heures sont mentionnées. Le récit est inscrit dans un présent qui semble prélever les instants de la surface continue du temps, entre octobre et décembre. Des bribes de nouvelles radiophoniques sont inscrites, la formulation d’une loi, un discours présidentiel stéréotypé. Tout le récit conduit à la reproduction d’une lettre de l’aimé, Fresnel. L’écriture prend la forme d’un collage, autre tentative de faire mosaïque. Sans doute, celle-ci a une forme générale, même si elle est partielle, dynamique, réactive, jamais définitive, donc. Tâche alors pour le lecteur de prendre en charge l’état de connaissance, saisi dans l’instant marqué par la mort de Lucien, amant et garde du corps, et de prendre aussi en charge le déroulé du temps, de construire une mémoire en bribes.


Il semble bien que le nom du narrateur dessine la première entrée dans ce récit étrange : il inscrit dans une histoire pluri séculaire d’ancrages momentanés et de fuites éperdues, de lamentations sur une Jérusalem qui ne sera plus jamais à la hauteur de ce qu’elle fut, ni de ce qu’elle aurait dû demeurer. L’Histoire est celle des conséquences d’une déflagration, et d’une lente expansion. L’explosion initiale a été le premier temps du désastre et il faut désormais s’en accommoder, et parvenir à vivre. On se propose ici de suivre ce déroulement qui ne se propose pas comme tel, de dériver à partir de ces bribes, de tenter par une paraphrase, parfois, non de saisir – la captation des paroles, en Haïti, laisse toujours dans les marges ce qui paraît essentiel dans l’après coup du discours – mais d’accompagner, peut-être de rencontrer. Jérémy Assaël. C’est un épisode daté, d’une histoire on le sait chaotique, faite de crises et de renoncements qu’il faut parvenir à assumer, et poser les mains sur des aspérités peu évoquées dans l’histoire haïtienne et dire une prise en charge de l’histoire d’ordinaire considérée à peine plus qu’un rebut.


Le nom de ce personnage, qui ne voit et ne perçoit qu’une partie des informations, est donné dans la narration comme public, inscrit sur une enseigne lumineuse. Un aleph, mais qui serait comme le revers de la puissance, la promesse d’un départ, d’une sortie. Ainsi, le nom lui-même pourrait devenir un objet que l’on emporte, et, sorti de soi, devenir le signe immédiat d’un ancrage dans la terre haïtienne (46). L’identité est avant tout affaire de différences et même de différences de différences. Jérémy Assaël revendique son origine levantine et juive. On sait combien cette présence fut objet de détestation en Haïti, et assimilée à une mainmise des étrangers accapareurs, « sangsues, pieuvres et vampires », pour reprendre des termes repris à son compte par Jacques Roumain en 1928 (2). Pour demeurer en Haïti, après les décrets de 1884 dirigés contre « la communauté des Juifs musulmans » (97), il y aura eu conversion au catholicisme. L’identité est d’abord l’affaire du regard de l’autre, abîmé dans l’apparence. L’être réel demeure dans les limbes, dans le silence, peut-être avant tout dans le fait de « s’enraciner dans le chemin » (28). Le judaïsme se métamorphose alors en une judéité intérieure, que les discours des autres ne parviennent pas à saisir. L’ombilic de la cale négrière, lui aussi, échappe au langage.


Un chemin en trois temps : retrouver les lieux de l’enfance, rechercher Fresnel, l’amant glorieux, ou plutôt les trace de son absence, lire le signe qu’il envoie depuis l’ailleurs. Pour retrouver l’autre, et se retrouver en l’autre, il faut traverser Haïti, s’y enfoncer, pour finir par quitter cette terre. L’abandonner. Est-il encore question d’un exil ? Il faut fonder l’ailleurs comme espace de ressourcement. Pour Fresnel, la présence de Jérémy en Haïti est illégitime : « sache que ce pays n’a jamais été le tien » (145) écrit-il dans sa lettre. L’appartenance à Haïti n’est pas seulement du ressort de la volonté. Il faudrait pourtant parvenir à la décrire, celle-ci : qui appartient à Haïti, et à qui appartient Haïti ? Et même, quel est le geste qui signifie l’appartenance ? Quel est l’appartenant de cette appartenance ?


Telles sont quelques unes de ces questions auxquelles Jérémy Assaël tente de répondre. Pourtant, il suffirait de continuer, de durer : chaque matin, la ville labyrinthe est dessinée à nouveau. Chaque matin, il suffit d’ouvrir la nuit cadenassée, d’accueillir les premiers clients, et Lucien, le confident, amant, garde du corps. Et de compter les disparus de la nuit, parents, amis, clients. Ceux qui ont réussi à partir. L’existence se mesure chaque jour à l’aune « d’un matin naufragé, ridé, brûlé par la fatigue » (14). Jérémy est le spectateur patient de cette non histoire, cette apocalypse autour de soi, en forme de glissement sans retenue, où l’existence n’a de valeur que dans l’instant : « vivre est déjà dangereux » (15). Le présent est tout entier contenu dans une saison unique, celle du « non-sens » (16), saison qui généralise le délaissement. C’est proprement la définition possible de l’enfer. Port-au-Prince est un des ombilics de la géographie divine : si la Jérusalem céleste demeure invisible, il est cependant avéré que « Dieu a choisi cette ville pour expérimenter son concept d’enfer » (25). Haïti est un condensé du mal que lui apporte le reste de la planète : après le temps des conquêtes, après la tentative du commerce, dans toute l’acception du terme, cette socialité de comptoir, mais qui va si souvent au-delà, comme ne cesse de le rappeler, par touches successives Jérémy, Port-au-Prince, loin d’être la matrice de la déviance et du Mal, comme cela a été si souvent répété, en est seulement le réceptacle, ce qui permet à l’ailleurs de s’en débarrasser : « on peut rencontrer des pédophiles directeurs d’école, des arnaqueurs administrateurs d’aide humanitaire et des nazis aumôniers de prison » (25). L’assassinat de Lucien, justement, oblige Jérémy à se défaire du délaissement, c’est-à-dire à sortir de l’absence du temps et à en baliser une étendue, fut-elle provisoire. Elle oblige à se dégager de cette emprise du mal, qui n’est que la forme que prend l’indifférence face à l’oppression.


Jérémy mène cette élaboration du temps et de l’espace sur le triple plan individuel, politique et sacré, et entre sur le chemin du départ, analogue, un temps à une contre odyssée : Ulysse subit les épreuves qui le ramèneront chez lui, Jérémy dépose les poids qui l’empêchent de se remettre sur la route. Ulysse voudrait ruser avec le temps et les dieux ; Jérémy voudrait plutôt le retenir afin de prendre l’envol avec assurance. Il va s’emparer de la force d’ouvrir les ailes en quelques stations.


Il revient d’abord sur les lieux de l’enfance, aux Gonaïves. C’est l’expérience de la césure, entre l’enfance - « appartenance de facto à une communauté d’enfants envahissant la paix des grands chemins » (28) – et l’âge adulte, fait de solitude. Temps du souvenir de la relation amoureuse avec Fresnel, mais avant lui des viols continus par le Frère Pascal. Gonaïves est décrépie, et semble se rassembler dans un bordel, le Café du Port.


La Nuit est son domaine, celui de la métamorphose momentanée, un abri contre le soleil « carnivore », théâtre d’ombres où l’amour est « sans condition », à la fois furtif et ordonné, par quoi les blessures demeurent à leur place, cachées. On y espère pourtant un soleil moins violent, une « lumière timide ». Un apaisement, celui par lequel la vie serait envisageable. Car Haïti souffre d’un trop plein de lumière, qui plonge dans la tourmente le droit à l’existence, dans une inquisition continue. La nuit déplace la clôture de cette chimère vers le bordel où sont tracés les contours de cette Haïti des possibles, et que Jacques Stephen Alexis avait déjà décrite. Mais aussi c’est bien depuis cette nuit que l’enfance est définitivement annulée : premier point d’orgue, dans cette remontée vers l’appartenance : l’assassinat du maître, qui a pourtant marqué déjà Jérémy comme un Assaël, c’est-à-dire comme un Juif, assigné à une place. Une sorte de caméléon : le regard mal aiguisé peut le confondre avec la branche sur laquelle il s’est posé, mais il ne fera jamais partie de l’arbre. Il est définitivement sans racine, ni mémoire autre que celle du chemin de la mer : « Ma tradition familiale est bouteille lancée par une suite d’événements qui baladent un flot de discriminations compressées dans tous les ports naturels de la terre » (43). Mais Lachenet est assassiné. Assaël demeure.

On est en novembre, temps des guédés, station essentielle dans le déroulé de l’année : les guédés nous assistent dans les temps essentiels de notre existence, la naissance, l’amour, la mort. Si les Sirènes odysséennes tentaient Ulysse par les voix d’Ithaque, dans le cimetière de Port-au-Prince, le chant n’exige ni cire, ni lien : « Ma tendresse enlevée se débat dans les rigoles creusées dans la cire par mes ongles » (56). La prophétesse exhibe un sexe enflé, labouré de piment et d’alcool. Elle n’attire pas, mais enjoint l’abandon : « Fuyez cette ville par le premier avion » (58).
Mais Jérémy a la nuque raide : il retourne dans l’antre de son Ithaque, l’arrière boutique. « Le temps change de peau » (61) : si lui est un caméléon, alors c’est Haïti tout entier qui est bizango, depuis le temps de cette Indépendance conquise puis érigée avec « un défaut de fabrication » (59). Le jour, la nuit : « wete po, mete po ». Maximilien Laroche a longuement ouvert cette métaphore de la « zoopoétique » haïtienne, qui décrit l’Autre comme un traître potentiel, montrant des visages dissemblables selon les points de vue de l’observateur. Milcé traduit brutalement cette image : si le point de vue est radicalement déplacé, comme peut l’être celui de Jérémy, à la fois lui-même dedans et dehors, en opposition extrême avec les logiques binaires aux origines mêmes d’Haïti, alors c’est bien tout ce qui permet de rendre visible Haïti qui est en quelque sorte nimbée de cette distorsion, et qui en fait une espace des limbes, là où se réfugient les âmes des enfants morts et qui n’auront pas été reçus dans la communauté des croyants. Et depuis ces limbes, l’histoire des autres, ceux du dehors, n’aura jamais pu être perçue comme une valeur : « La terre n’est plus ce qu’elle était. Elle ne fait pas le poids sur tant de gens de gens fauchés en plein sommeil, de morts vissés au regret de n’avoir pas vécu. Tous les vivants sont coupables. Responsables. », hurle la prophétesse. Sauf que depuis le dehors, Haïti s’inscrit dans une visibilité étonnante. Jérémy sait qu’il est à la fois le même et l’autre, et qu’il peut mesurer sa vie à l’aune de l’espace haïtien, mais aussi à celle d’une éternité transhistorique et transgéographique. Et qu’en même temps il doit, mais il peut le faire, tenir compte de ce regard inachevé que portent les autres sur lui et le prendre en charge dans sa propre parole. Il désirerait se laisser surprendre qu’il n’y parviendrait pas. Il a toujours un temps d’avance qui va jusqu’à lui laisser accepter et reformuler cette parole indistincte portée sur lui. Il sait que la vie est bigarrée en Haïti, et il sait quelle est la nature de la bigarrure qu’il porte en lui. Son départ signifierait que la mosaïque serait incomplète. Il lui demeure le souvenir de ses amours, avec Fresnel, avec Lucien, de ces « aubes heureuses » ramenées à soi. Mais il est aussi la fin de la lignée. Qu’importe, il reste les cousins. Pour le reste, Haïti est soumise à la « grève de la parole » des ministres. Et les milices peu à peu s'emparent de l'espace, interdisant la parole polyphonique. La prédiction des guédés se réalise lentement. « Cité Soleil donnera rendez-vous à Pétion-Ville » (58). Dans le hors champ de l’itinéraire de Jérémy, s’esquisse la communauté de projet d'un peuple misérable qui n'en peut plus de sa dérive ignominieuse, et qui tente, avec la violence du désespoir, de ramener à lui la parole confisquée. Cyclope aveuglé, autrefois vomi par la mer, et désormais emprisonné dans la douleur térébrante d’une révolution confisquée.
Dans les trois dernières étapes de son chemin vers Fresnel, Jérémy va connaître peu à peu l’extinction des voix qui disaient encore la capacité de résistance de ce peuple. La Mission Protestante, la maîtrise souterraine du politique par Zaccharias, l’appel des morts par le houngan Edner : trois aspects que les stéréotypes négatifs sur Haïti évacuent en général de la parole ; les considérant soit comme de peu de poids, soit comme l’incarnation du mal absolu. Mais il ne saurait être question de nier quelque composante que ce soit d’Haïti. Ce serait en fait courir le risque d’occulter l’histoire aussi de la présence des Assaël sur cette terre. La logique dont s’est emparé Jérémy est celle de la mesure. Il a désormais pris le risque de la complexité, face à un monde bi univoque dont la parole s’éteint progressivement, gagnée par une entropie tropicale.



La Mission protestante, et son pasteur, tout d’abord : c’est le domaine des hauteurs. Les Américains sont des Dieux lointains, autoritaires, à la fois à l’écart du pouvoir, mais aussi si proche de lui (71). Il y a un fonds de commerce, mais aussi des réalisations réelles, incontestables. Avant l’entrevue avec le pasteur Bell, la première rencontre est celle de la Folle, à l’imprécation douce, prophétesse désexualisée, mais dont le discours dit la nécessaire altération des Haïtiens : « Haïti va s’effondrer. (…) Convertissez-vous ou partez de cette terre maudite » (73). Second temps dans cette rencontre avec la Mission, 9 jours plus tard, comme s’il fallait un aller et retour, comme si contre l’échéance inéluctable sans cesse réitérée, il fallait s’arracher au « temps hermétique », prendre ce temps. Et affirmer, déclarer publiquement son homosexualité, et surtout, le plus essentiel, son amour pour Fresnel, quelle qu’en soit la réprobation du pasteur, à la parole verrouillée dans la logique biblique prise au pied de la lettre. Un obstacle est franchi : face à ce temps bizango, celui de l’être et de ses « tortures toutes intimes » (78), prend corps, il devient irréductible.


Puis, c’est la rencontre avec Zaccharias. Autant, dans la rencontre précédente, il y avait « solidarité de couleur » (77), puisque tous les deux sont Blancs, autant ici la solidarité sera de discours, face à Zaccharias systématiquement décrit comme être double : « la bête s’est déchargée de sa peau devant tant de culture politique de la part d’un Blanc, forcément étranger » (80). Il y a surtout transformation dans cette altérité à la fois reconnue et mise à nu par les protagonistes, ces hommes « au cœur lacéré » (88). Le croquemitaine se révèle un homme affable, homosexuel lui aussi, « par passion » (96), confronté aux conséquences de ses propres actions politiques. L’enjeu est toujours de fonder une nation, de porter une construction. Pour Jérémy, c’est aussi le moment décisif de la déclaration d’appartenance : pivot du livre, car l’appartenance est enfin devenue multiple, saisonnière. Il y a la naissance en Haïti, et le lien puissant et étroit avec Fresnel, cette décision radicale que ce lien fait communauté, que la seule communauté possible est celle de ceux qui n’en on pas. Et qu’au-delà, il y a ce qui rend totalement possible cette décision, un cercle plus large qui comprend tous les autres : « Chacune de nos communautés apporte de nouvelles données glanées dans son frottement à d’autres cultures, à d’autres modes de vie. Mon peuple est une encyclopédie, une collection de passeports. Les projets d’avenir auxquels j’adhère vont au-delà de ce pays qui boit la tasse » (92). Portant, le discours de Zaccharias dit la nécessaire alliance, la reprise en compte de la présence levantine en Haïti selon un autre angle ; les clivages communautaires conduisent à l’impasse. Il faut faire lien, car tous ont vécu, en Haïti, des temps des misères. L’histoire politique du pays se confond avec les alliances, les révolutions financées, les mainmises, les sortilèges de la réussite. Il faut faire lien : incantation politique, inadéquate, tant l’exclusion est au cœur des pratiques, tant la confusion règne au cœur même du droit. Les Levantins avaient autrefois été qualifiés de « Juifs musulmans » (97), rejetés en raison même de leur réussite, et confondus avec des colons. Et pourtant, chacun l’a toujours su : il faut faire lien, pour parvenir à « renverser le cours de l’histoire » (96). Haïti ne parvient pas à se sentir de cette injonction paradoxale, qui veut que la terre a toujours déjà été « volée », et que le sentiment d’appartenance n’est qu’un des nombreux plis qui froissent le tissu de la présence. Le pouvoir est en même temps nécessaire et impossible. La présence des Juifs en Haïti aurait justement pu rendre possible ce point de partage des eaux furieuses de l’avalasse dans laquelle se débattent les Haïtiens : « s’ils sont venus en Haïti en quête d’une terre, jamais ils ne se sont comportés en colons » (98). Ils apportaient précisément à la fois le lien possible, pragmatique – le commerce – et la distance, la force même, invisible, de l’appartenance communautaire, sur laquelle l’emprise du mal peut exercer sa violence, mais qu’elle n’est jamais parvenue à rompre. Le commerce oblige à la relation, à une sage considération de l’altérité et à la dynamique de l’encyclopédie. Il transforme le monde et les autres en savoir et en descriptions. La migrance est un espace de paroles. L’appartenance communautaire, elle, impose de considérer le monde comme l’exercice de la volonté. Là où d’aucuns se satisfont de la bi univocité des discours, elle dit la complexité.

La dernière station de Jérémy est le voyage au pays des morts. Interdit majeur du judaïsme que l’invocation des morts, mais interdit que transcende la judéité de Jérémy. Il est à la fois, en même temps, Haïtien et Juif, et en Haïti, il faut savoir suivre tous les possibles. Il faut pénétrer au cœur du pays, longer le fleuve Artibonite, sorti de son lit, débordant de la colère des dieux. Paysage désolé : les paysans exploités sans mesure, partent à la ville. Mais c’est aussi du centre de cette terre ravagée par les eaux que s’élève le chant qui dit la solitude de l’être perdu dans la nuit, alors que les autres sont barricadés dans leurs maisons (106). C’est aussi le moment textuel de la rencontre des langues. Chez le houngan Edner, c’est en créole que l’on s’adresse à Jérémy, qui participe aussi aux danses du culte et à la transe. Créole traduit, ou plutôt objet d’une translittération, irréductible à un mot à mot, la traduction n’adhérant pas totalement au texte source. Il y a un décalage, que seuls, peut-être, les familiers d’Haïti, sont en mesure de réinterpréter. Une troisième intercession, une troisième femme s’adresse à lui, et cette fois, enfin, ce n’est pas pour le chasser, mais bien pour lui transmettre « un certain savoir-comprendre » (108). Il faut brûler un cierge noir, porter le deuil, désormais, de ce pays, non pas blessé, mais qui est une blessure en soi. Haïti est cette trouée dans l’humanité dont les dieux d’Afrique ne se remettent pas. Dieux indistincts, pluriels, pas si éloignés des hommes qu’un regard étriqué, comme celui du pasteur Bell, ne voudrait le croire. On a toujours su qu’Elohim était pluriel, et que l’attribut du sexe lui était indifférent. Mais les morts quand ils parlent ne trompent pas : il faut maintenant partir, quitter Haïti, reprendre la trajet indiqué par la boussole. Ce n’est pas Haïti qui fait lien, mais une Haïti de destin, une idée de ce pays et de ses habitants. Les phrases ne sont plus articulées que depuis cette absence de lien, et dans une échappée qui n’a d’analogue que l’attachement à la « privation » (122).

Car tel est bien le mot ultime qui permet de saisir ce que cela veut dire : « Je vis d’Haïti » (122). L’appartenance est à ce prix, et il faut alors prendre le dernier envol, sous peine de se retrouver soit confondu dans le vol des vautours schizophrènes, soit dépecés par eux, avant qu’ils ne s’entre-déchirent. La radio va se taire, la nuit intérieure voiler le regard de sa taie. Haïti existe, durera, mais sans ceux qui ne peuvent accepter que soit franchi encore le seuil de l’inhumanité : l’enseignement du meurtre aux écoliers. Jérémy, lui, n’avait subi que les attouchements du frère Pascal, il était devenu un objet, un masque, un défaut. La reconstruction était néanmoins possible, en deçà d’une tristesse que seul l’amour pouvait repousser. C’est le dernier retournement, celui qui refuse la banalisation de l’horreur que seuls les morts, les possédés ou les folles parviennent à dénoncer, sans s’accommoder.
Ou bien les absents : la lettre de Fresnel, enfin parvenue à Jérémy dit ce dernier retournement, mais comme un toujours déjà là, à travers la figure du retournement carnavalesque : Haïti existe seulement dans le mouvement de ce retournement, qui permet à la fois de la saisir, mais aussi l’éloigne du regard, la replonge dans ses enfers., dans sa nuit, qui est aussi le jour du défilé carnavalesque. Lyonel Trouillot avait écrit cette consternation : « D’une certaine façon, être Haïtien, c’est ne pas l’être » (3). L’auto-identification haïtienne au chien, explorée par André Vilaire Chéry (4) accentue encore cette découverte . Une « performance théâtrale » (145), une Passion, qui revient toujours sur cette résurrection inaccomplie et donc renouvelable, mais aussi, sans cesse ouverte sur la fuite pour renaître : on se souvient ici que c’est justement lors de la mise à feu du Juif errant qu’El Caucho de L’Espace d’un cillement, entendait ce cri qui venait du plus profond de La Nina, et que tous deux prenaient acte de leur propre Passion (5). La répétition est centrale dans cette contre histoire. Le véritable objet de la procession de Mardi gras, où défilent les acteurs de l’extérieur, les coupables, est bien de brûler l’effigie du Juif errant, chargé des malheurs du monde, bouc émissaire, objet du désir et du sacrifice. C’est à ce prix que l’alphabet des nuits refermera le cercle. Pour Jérémy, alors, la survie est dans le cheminement, car les cercles sont ces barrières que seuls les cultes des loas peuvent lever. Jérémy est demeuré à l’extérieur. Il ne saurait en advenir autrement, il en a une conscience aiguë : « Je descends du peuple inventeur de l’exil. Il y a longtemps, à peu près aussi longtemps que la mémoire de l’histoire, que nous avons dominé toutes les manifestations de la distance. Ce n’est pas une ironie si chaque Juif est héritier de plusieurs millénaires de pas fatigués, de sacs bouclés à l’orée de chaque ville. La peau d’un Juif est coriace. Elle porte des terres de partout, lourdes et différentes. La clé de l’univers est au milieu de l’arche, celle que nous balançons vers des lendemains retouchés » (91).


Yves Chemla

Notes
1 Milcé, Jean-Euphèle, L’Alphabet des nuits, Genève, Bernard Campiche éditeur, 2004


2 Roumain, Jacques, Œuvres complètes, édition critique, Léon-François Hoffmann, coordinateur, ALLCA XX, coll. Archivos, 2003, p.510
3 Trouillot, Lyonel, Haïti – (Re)penser la citoyenneté, Port-au-Prince, Editions HSI, 2002, p. 15


4 Chéry, André, Vilaire, Le Chien comme métaphore en Haïti. Analyse d’un corpus de proverbes et de textes littéraires haïtiens, Port-au-Prince, Ethnos – Imprimerie Henri Deschamps, 2004


5 Alexis, Jacques Stephen, L'Espace d'un cillement, 1959, Gallimard, 1959, p.191
 

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