La fascination qu’exerce dans l’imaginaire haïtien la figure des marasa ne se dément pas. Sans doute, est-ce un dispositif central dans l’imaginaire : Maximilien Laroche a analysé longuement cette présence, ouvrant des pistes qui prolongent les interrogations. Car cette figure remet en cause les mécanismes courants et rationalisés de la compréhension, en insistant non sur la résolution des conflits mais sur l’exigence de la contradiction. À l’herméneutique qui a pour perspective la constitution du monde en savoir, la contradiction substitue l’exigence de métamorphoses sans fin, voire sans finalité. « Toute métamorphose s’effectue contre et par un autre en même temps que pour et contre moi-même. Le ver à soie lutte contre sa nature et reçoit son aide pour passer du plan rampant au plan volant. Le futur saint rivalise avec Dieu en même temps qu’il requiert son aide (…) » écrivait l’immense essayiste, qui rappelait que cette figure postule nécessairement le caractère duplice et réversible des attitudes, des postures, des paroles.
Évelyne Trouillot a construit un roman à partir de cette duplicité mais pas seulement dans les thèmes : c’est la structure même du récit qui prend en charge cette exigence. Ce sont deux sœurs engendrées par un même père et conçues par deux mères, nées le même jour, à peu d’heures d’intervalle. L’une, Lorette, est née de l’épouse ; l’autre, Claudette, d’une maîtresse de ce père volage, et elle décède peu de temps après la naissance, laissant la fillette orpheline. Elles sont marasa à la suite d’une cérémonie qui les consacre telles, et où les amène Rose-Marie elle-même. Elles le sont d’autant plus qu’on les confond, à partir d’un certain âge, et qu’elles jouent de cette confusion, parlant d’une même voix, certes, mais plus certainement en prenant l’attitude et la posture de l’autre, et trompant les autres, notamment la mère de Lorette, Rose-Marie, à qui le père, Étienne, a demandé de recueillir l’orpheline. Elle accepte, contre son gré. Étienne vit aux Etats-Unis, où il s’assure une existence difficile de chauffeur de taxi.
Mais les sœurs sont différentes, assurément : Rose-Marie tient à radicaliser cette différence, qui est d’abord sociale. Claudette est maintenue dans la pauvreté, et ne doit pas compter sur une aide familiale. Elle mène ses études dans une école qui correspond à son statut social, et qui pourrait l’enfoncer dans la misère. Mais à la différence de Lorette, elle réussit ses études et les poursuit après le bac. Elle réussit même à se faire passer pour Lorette pour passer le bac à sa place. Les deux sœurs sont marasa par leur union, par leur affection, par leur résistance aux injonctions de la mère. Or celle-ci construit peu à peu un stratagème pour parvenir à quitter Haïti pour les États-Unis. Elle compte sur Étienne, qui fait venir Lorette quelque temps, pour qu’elle perfectionne son usage de la langue anglaise. Elle revient enceinte de son séjour, et Rose-Marie la fait avorter. Puis Étienne meurt, et il faut imaginer un autre stratagème. Ce sera un mariage arrangé, avec un Haïtien établi à New-York, et Claudette doit prendre la place de Lorette, qui depuis son avortement forcé est secouée par de violentes crises, que sa mère, infirmière à l’hôpital, éteint à coups de barbituriques : « La folie m’a servi de refuge », affirme Lorette. L’exil aux Etats-Unis, certes, mais pour quoi faire ? quoi devenir ? Une succédanée de zombie, à peu près à l’abri du besoin primordial.
Mais cette dramatisation n’est qu’un aspect de cette histoire, car ce qui importe est bien l’origine du récit. Ce sont les deux sœurs qui donnent des éléments, dans un entrelacs de textes différenciés déjà par leur typographie. Tout ce que le lecteur appréhende de cette histoire est raconté par les deux sœurs, chacune à son tour, et ces récits construisent une temporalité vivante, celle de la vie de ces jeunes femmes, de leurs désirs, de leurs besoins, de ce « là » où elles sont, etb qui raconte qu’on ne les écoute pas, qu’on les voit à peine pour elles-mêmes. Le monde dans lequel elles progressent chacune est d’abord le monde des autres, de leurs odeurs fortes, de la promiscuité de la misère. C’est aussi celui du vide existentiel qui caractérise l’environnement social et matériel dans les villes de l’exil.
Car ce roman est aussi un texte qui raconte l’exil, c’est-à-dire la sortie, voire l’expulsion de ce qui fait sens au quotidien. Dans l’univers initial, même violent, comme le connaît Claudette dans ses rapports avec les femmes de la bourgeoisie qu’elle côtoie dans son travail de vendeuse de vêtements de luxe, sa présence n’est pas ignorée, et elle fait partie du jeu social si impitoyable, et qu’elle connaît la souffrance causée par la faim. Son désir est d’abord celui du féminin, comme la découverte de l’altérité de l’autre au plus près de soi.
Chez la cousine de Queens, chez qui Lorette passe une partie de son séjour, l’abondance est celle de la nourriture de mauvaise qualité, qui devient mortelle, et qui détruit déjà le psychisme, à l’insu des intéressé·es : « Beaucoup ne vivent pas bien. Ou alors, ce sont des illusions qui les gardent debout. Ils peuvent tomber d’un moment à l’autre ». L’abondance est une chute sans fin, sans rémission, une aspiration du vide. Reste pour Lorette le jeu avec l’autre dans une sexualité dé-libérée, à l’inverse de sa mère, Rose-Marie, pour qui le plaisir n’est que détestation. Mais aussi la découverte des fleurs et de la botanique, à New York, ce qui fâche la cousine, pour qui ce désir des fleurs n’est qu’une affaire de riches et d’oisifs, tant elle est aliénée par sa propre non-existence. Les deux sœurs, en revanche, quand elles sont encore au pays, connaissent des moments de revitalisation par les cultes populaires, et ces moments qui pourraient passer pour de simples péripéties littéraires deviennent centraux, puisqu’ils vont conditionner toute la perspective tracée par la dramatisation : car elles comprennent que c’est une affaire grave que la supercherie du mariage arrangé, et qui est adossée à une confusion identitaire, qui s’avère peu à peu vertigineuse, la confusion des voix des deux sœurs devenant même un moteur narratif, en particulier dans le récit mené par Claudette quand elle est à New York. Il faut que chacune reprenne pied.
Le point aveugle du récit tient à cette affirmation, considérée comme contradictoire dans un premier temps, mais qui est surtout l’indice que la limite de la rationalité courante est mise en crise. « Marasa unies, jumelles à la fois dissemblables et identiques. Douloureux partage et incontournable identité ». Les deux fillettes étaient déjà une énigme pour elles-mêmes, et Claudette s’interroge, en insufflant à ce constat la possibilité de la généralisation : « Pouvait-on ressembler autant à quelqu’un d’autres ? ». C’est bien la question du dissemblable qui est en jeu dans cette histoire. Stéphane Martelly a longuement étudié cette perspective dans ses travaux, dont elle montre qu’elle se produit à l’intersection du féminin et de la folie, dès lors qu’est atteinte la limite du sens objectivable. Quand les deux sœurs racontent à la première personne qu’elles sont chacune l’autre à la fois la même et portant radicalement différente, c’est bien d’un trouble identitaire dont elles portent l’écho, comme une image sans reflet possible. Car l’autre du marasa ne se satisfait pas de se pâmer dans un miroir. Il faut que les jumelles maintiennent un état inquiétant, à même de provoquer dans le réel la survenue du dissemblable.
Il leur faut revenir à un temps lui aussi autre, dans un lieu originaire, pour pouvoir s’accomplir, à l’écart de toute convention et de tout cliché : chasser de leur existence les désirs médiocres de leurs parents, des maladroits qui croient pouvoir les posséder, afin d’espérer qu’un monde ancré en soi devienne habitable pour soi. C’est bien l’enjeu posé par ce roman remarquable. On le comprend rapidement, c’est surtout l’enjeu pour le pays lui-même, tout entier bafoué de toutes parts. Ne nous y trompons pas : ce roman est d’abord politique. Il faut longuement le relire et lui laisser le temps de l’imprégnation.
Et ne plus accepter de se laisser berner par les compromissions qui se voudraient rassurantes. Il faut écouter les voix des marassa qui, sans trêve, s’agitent en nous.
Yves Chemla
Évelyne Trouillot, Les Jumelles de la rue Nicolas, Le palais sur Vienne, Éditions Project’îles, 20222