De l'autre à Jean Michel Basquiat et son héritage

Pour l’artiste, l’art se voit comme un combat. Un combat dans le choix de ses questionnements idéologiques, de ses matériaux et la création des formes. Ce concept « combat » on le retrouve chez Délacroix, Cézanne, etc. Le combat pictural. Un soulèvement chez Didi Hibermann. Il faut dire que le combat s’opère de deux manières dans l’acte artistique: au niveau de la création (du visible), le style de l’artiste, rupture avec le traditionnel ou les précurseurs pour ainsi dire toute œuvre d’art s’insurge contre ce qui les a précédées et ce qui sont contemporaines à elle. Et l’autre qui est intrinsèque à l’œuvre, la thématique (idéologie qui traverse l’œuvre) ou encore sa condition anesthésique dans le sens de Charles Lalo. Celle-ci qui déborde toujours le contexte ou la matière de l’œuvre puisque l’artiste évite toute forme de plasticité de reportage.

Le combat sur la surface du tableau des chevalets:

Au 19e siècle, les artistes s’adonnaient à attaquer le tableau vieux de plusieurs siècles. Ils animaient par le désir de rendre caduque la profondeur du tableau. Mais il a fallu passer d’abord par la déconstruction de l’image, de la couleur avant d’arriver à la surface plate rectangulaire. Une déconstruction organisée qui élucide une suite logique par la manière de peindre, d’approcher la surface de la toile.

 

C’est ainsi, « l’impressionnisme et le pointillisme arriva dans un moment il fallait empêcher la confusion animiste du tableau réaliste et du réel se reproduire.» dit Jacques Poulain. Une lutte sur la surface picturale pour une peinture destinée aux organes de la distance. L'uniformité des couleurs divisées traduit cette attaque par les peintres aux éléments caractéristiques du tableau traditionnel.

 

Avec le divisionnisme, la profondeur du tableau va être de plus en plus réduite. «La division de la couleur sera détournée de sa tendance naturelle à produire une surface peu différenciée et pour créer de nouveaux contrastes d’ombre et de lumière ». Cézanne, Gogh, Gauguin, Matisse, Bonnard poussèrent plus loin encore la réduction de cette profondeur fictive de la peinture. Monet de son côté, va attaquer le tableau de manière la plus radicale avec ses procédés de vision variantes et atmosphériques.

 

Le cubisme, lui, fait expérimenter la vision tridimensionnelle de l'objet et qui inspirera le monde de la physique visuelle. Les artistes, les avant-gardes sont habités par le kunstwollen ou le vouloir artistique. Ils sont en quête de quelque chose. Un désir téléologique (cubisme, fauvisme, impressionnisme). L'artiste veut atteindre l’idée en se retirant complètement du public, c'est-à-dire, selon Greenberg, « le poète ou l’artiste d’avant-garde cherche à maintenir le niveau élevé de son art en le raréfiant et en l’élevant à l’expression d’un absolu ou toute contingence et toute contradictoire seraient soit résolues soit sans objet. D’où l’avènement de « l’art pour l’art ».» L'art n'est plus l'itération du réel. C'est ainsi que les peintres comme Klee, Kandinsky, Malevitch, Mondrian arrivaient à libérer l’espace pour laisser le regard parcourir ou encore l’éclatement de la peinture.

 

Ainsi la démarche rétinienne ne sera plus le but de l’art dans « cette civilisation braquée sur le visible ». Elle ne sera plus sa dimension téléologique. Mais la démarche conceptuelle de la nouvelle avant-garde. Les artistes deviennent des philosophes et l'art obtient sa dimension ontologique pour recéler une pensée artistique. Il gagne son statut d'énonce tautologique. Création de formes et destruction de formes, inventent et ordonnent des espaces, « leurs inspirations viennent du médium qu’ils (artistes) utilisent », dit Hans Hoffman formulé par C. Greenberg.

 

L’art devient « chose mentale » pour ainsi dire l’art moderne met fin à l’art rétinien occidental. L’art occidental illustratif ou réaliste se désagrège pour un art conceptuel, pour l'idée de l'art. Une révolution esthétique pour rester dans la logique de J. Ranciere. Désormais le rôle des effets métaphysiques de l'art est transféré pour ainsi dire «le beau est dans l’œil du regardeur » et non pas dans celui de l'artiste pour paraphraser Marcel Duchamp. Celui-ci dans son geste artistique de Ready-made a permis de comprendre que l'oeuvre d'art est l'expérimentation de la vérité par l'acte de la parole (speech act) du colonel J. L Austin : Dire c'est faire ! Le combat esthétique ne s'arrête pas, il continue. Esthétique de parti ou propagande, engagée, militant, exorcisme ou catharsis.

 

Amérique(USA) nouveau centre d'attraction artistique

 

Pendant que le débat s’alimente  sur le non art et art, sur le kitsch, sur la définition de l’art ou encore le statut de l’œuvre d’art ou faire naitre de nouvelles artisticités, en Amérique, les hommes comme Pollock, Kooning, Gorky, Adolphe, Robert, Hoffman, se laissent baigner dans l’influence des avants-gardes surtout par un cubisme tardif et donner naissance à l’abstraction expressionnisme. L’attraction artistique ou le foyer artistique sera désormais aux États-Unis dans le sens greenberien avec ces « nouveaux talents solides et originaux ». Tout se passe sur la surface de la toile. Et, tout comme à l’impressionnisme, certains peintres, comme Degas en particulier, utilisaient la photographie dans la réalisation de ses travaux et vice versa pour exprimer dans ses œuvres les qualités d’instantanéités et de documentaire. Cette conception va ressurgir dans les années 60 avec les peintres de la narration photographique pour parler du pop art: Gérard Fromanger, l’homme de la figuration narrative, « en répétant que le monde n’est pas un spectacle, ni une représentation. Je suis dans le monde, pas devant le monde. »

 

Andy Warhol fait polémique aux yeux de Jean Luc chalumeau, en déclarant « nous assistons à un phénomène comparable à celui qui fit d’Andy Warhol, arrivé sur la scène artistique après Lichtenstein et quelques autres, l’incarnation même du pop art. Voilà que l’histoire est en train de désigner Gérard Fromanger comme le représentant emblématique de la figuration narrative. » Ces artistes entament le combat artistique sériel photogénique ou simulacre de Gilles Deleuze pour mimer l’ordre politique, poétique et esthétique. La repicturalisation de l’image la plus banale, commerciale. L’art renverse les copies en simulacre et l’imitation est une copie, l’art est simulacre: la valuation de l'oeuvre d'art. A dieu Platon!

 

Courbe de 90 degrés

 

Dans l’espace artistique, un jeune noir fait son apparition, il s’appelle jean Michel Basquiat. Cet enfant prodige va réécrire l’histoire de la peinture et créer son nom dans cette société raciste héritée des valeurs du vieux continent. Il propose la rue comme espace de délectation artistique. Non seulement il change de support, il change aussi de lieu d’exposition et de création en prenant pour cible  les rues de New York,  les portes des métros, les murs des bâtiments, les palissades avec son groupe SAMO. Dans cette même dynamique de combat esthétique et artistique, il va ramener l’art urbain dans les galeries, chez les grands collectionneurs.

Selon Simone Weiner, « alors que l’art conceptuel et l’art minimaliste sont les courants dominants de l’esthétique contemporaine américaine, l’univers de Basquiat est en rupture avec ces tendances. Il introduit l’écriture dans ses tableaux et y mélange vaudou, spiritualité, bande dessinée, héros afro-américains. Il devient ainsi un des phares de la peinture néo-expressionniste. Sa manière se caractérise par l’utilisation complexe de techniques de papier, de collages, découpages, grattages, peinture mélangée de lettres et de signes cabalistiques ainsi que d’un usage important et singulier de la couleur ».

Rappelons Jean Michel Basquiat, dans ses premiers balbutiements ne s’intéressait pas comme les artistes de l’art moderne qui luttaient sur la surface picturale, mais proposait la rue comme espace de « nouvelles scènes artistiques » pour emprunter l’expression de Ignace Meyerson. Même si, après Basquiat sera récupéré par ce même marché de l’art qu’il voulait défier pour être exposé ensuite dans les différentes galeries américaines. Il a laissé l’espace  urbain pour  le monde des beaux arts. Cependant cela n’a pas empêché qu’il poursuivra son combat au niveau de la surface. Il ne laissera pas de côté son approche anticonformiste comme les cartons de rue, portes, contreplaqué, toiles non tirées sur châssis et de ses techniques bombe aérosol, crayon, pastel, papier-coller et les énonciations ironiques, dénonciatrices, etc.

La lutte sera maintenue au niveau des matériaux, dérisions, désacralisations, performances corporelles et autres. C’est pour cela qu’on dit « l’évolution de l’art s’écrit par l’artiste et gravée dans les œuvres ». Basquiat ouvre la voie pour un art urbain, dans l’espace des riverains. Conscients de ses prouesses artistiques, beaucoup d’artistes de l’art contemporain revendiquent leur influence de Jean Michel Basquiat.

 

L'appareillage rhizomatique de Basquiat

 

Jean Michel Basquiat grandit dans une société dominée, discriminée. Il développe son talent en s’inspirant du patrimoine culturel de la diaspora africaine, de la lutte des Afro-américains et la mythologie amérindienne. Il s’expérimente à la musique et au sport.  Pour construire son système esthétique, qu’est celui de l’assemblage, il a répertorié tout ce qu’il peut toucher dans son quotidien ou l’immédiateté. Autrement dit, il s’investit dans une esthétique d’autobiographique, dans le sens qu’il se fait témoin de sa vie picturalement, le hasard, l’imprévu pour ainsi dire une forme picturale existentielle.

Pour citer Hervé di Rosa, « Jean Michel Basquiat a trouvé une écriture nouvelle. Il y a une souffrance à l’intérieur de sa peinture, mais aussi de l’espoir, un espoir dans l’énergie fulgurante. Si celle-ci doit vous faire mourir, l’important c’est de la transmettre pour que vous ne soyez pas mort pour rien. Basquiat n’est pas mort pour rien parce qu’il a transmis cette énergie à des millions de gens. Ses œuvres sont aussi importantes aujourd’hui et s’arrachent à des prix fous, parce qu’elles étaient visionnaires. »

Jean Michel Basquiat est un éclectique. Il puise dans différentes sources ou baigné dans le croisement des cultures différentes. C’est-à-dire, son travail résulte d’une plasticité d’assemblage, foisonnement de plusieurs cultures, tendances artistiques et qui s’imbriquent dans une vision d’association libre.

La sève de Basquiat

Les nouveaux codes ou langages artistiques de Jean Michel Basquiat seront appropriés par une génération sensible à la culture afro-américaine, du jazz, hip-hop et du graffiti.

En Haïti,

Nous pouvons prendre Evens Arcelin, même si ce dernier affirme seulement son appréciation pour Basquiat et non une quelconque influence de l'artiste. Cependant, conscient ou inconscient, il y a un ataviste Basquiste chez lui, surtout dans sa peinture d'association libre sous l'emprise de la rue comme matériaux et thématique. Un désordre organisé. Autrement dit dans son écriture picturale automatique, les chromatiques qu’il utilise, le squeletisme, la dimension carnavalesque, grotesque des cranes, des yeux, l'exubérance de la bouche avec la grille et le spermatozoïde se réfèrent à Jean Michel Basquiat. Il y aussi Arsène Ganthier dit Oliga qui revendique l'influence du jeune Maitre.

En Europe,

Nous pouvons citer le peintre Dominique Liccia. Celui-ci qui est influencé par Jean Michel Basquiat dans le prisme d’œuvre violente et colérique.  Le KRM des Allemands réalise des murs imaginaires sur bois en s’inspirant de fragments du mur de Berlin. Certaines de leurs œuvres réalisées avec de la bombe aérosol, peinture, collages ou encore pochoirs, les techniques utilisées, le style et leur influence Street Art évoquent Jean Michel Basquiat. Sans omettre Francis Moreeuw dans sa manière de construire l'organisation de ses œuvres : agencement des couleurs, l'oeil, les lignes, la saturation impudique de l'espace, etc.

Sur le continent africain

Le Sénégalais Serigne Ibrahima Dieye qui se fait héritier de la pratique du copier-coller, photocopies, dessins à même ses toiles. Aboudia, l’artiste ivoirien qui représente des formes et  laisser apparaître l’ossature intérieure. Le Franco-Béninois Dimitri Fagbohoun en reprenant un motif récurrent de l'œuvre de Basquiat, la couronne à trois pointes, dans des pièces comme Adé ou One Hundred and Thousands Nights. Enfin, les travaux de Dominique Zinkpè, un béninois, ses à-plats de couleur, ses corps désarticulés, ses coups de pinceau aléatoire, etc. font référence à Basquiat.

En somme, partout dans le monde il y a la pratique du graffiti ou le street art, l’âme de Jean Michel Basquiat vit. Il a su réécrire l’histoire de l’art occidentale en ramenant le street art aux beaux-arts. Pour Sterlin Ulysse ce qui fait la force même de Jean Michel Basquiat c'est sa démarche de « multiculturalisme ».

 

Orso Antonio DORELUS

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