Si vous côtoyez avec une certaine régularité la littérature surtout en tant que lecteur, vous vous êtes surement retrouvé devant une phrase, un verre dont vous aimeriez surement être l’auteur. Vous vous dites « merde, pourquoi je n’y avais pas pensé ?
Je l’ai vécue, une situation similaire très récemment. Une amie du travail m’ayant vu plusieurs fois arrivé au bloc opératoire avec des titres comme « Le fou noir » (Arrigo Boito), « Soubresauts » (Samuel Beckett), me proposa, sur la pointe des pieds, un livre. Son cadeau fut gentiment accompagné d’une sorte d’excuse. Elle me dit : moi j’aime la littérature légère, celle qui se lit sans trop se prendre la tête.
Survint une obligation de lecture forgée par un mélange adroit de galanterie et de sympathie. Entre deux opérations j’ai donc commencé la lecture de ce livre dont l’auteur n’a pas hésité à faire usage d’un rythme et d’un langage très colloquial, dans un univers léger composé de personnages devenus particuliers à cause de leurs ressemblances à des gens de tous les temps et de tous les lieux. J’avoue que la lecture en est facile. Dans une des pages, je suis tombé sur cette phrase/maxime : « Je ramollis au contact de l’amour. Je suis l’inverse d’une bite » (In : « Il nous restera ça » de Virginie Grimaldi
Wow, me suis-je dit : pourquoi ma muse ne m’a pas inspiré un truc de ce genre !
J’en ai refait l’expérience devant une phrase de Jean Anselme, poète français (1920-2011), rapportée par un ami dans un paragraphe d’introduction à la préface d’un recueil de poésie. « La poésie, je ne sais pas ce que c’est, mais on la reconnaît quand on la rencontre » avait-il claqué comme réponse quand on lui demanda ce que c’était la poésie. On pourrait disserter longuement sur cette phrase mais on reviendrait toujours sur plusieurs concepts parmi lesquels se trouveraient sans doute reconnaître et rencontrer !
En effet la littérature comme d’autres arts, représente un lieu, un vrai espace de rencontres. Qu’il s’agisse d’un « ici » ou d’un « ailleurs » le littéraire propose des clés et des accès à des portes et portiques déjà ouvertes.
Les invitations sont lancées souvent comme de vraies agressions /disgressions à nos sens. Comme le fumet annonçant la succulence d’un repas, le titre, l’identité de l’auteur, une citation listent quelques-uns des moyens qui véhiculent cette invitation.
Auteur : SMEEV JERRY - Titre : « J’ai un cimetière dans la bouche » - Genre : Poésie
Agencement sans doute atypique voire « dysphonique », ou inattendu pour inviter à une rencontre en quête de la poésie et de son pouvoir d’envoutement !
Par quelle magie arrive-t-on à intégrer l’image d’une bouche habitée par l’essence d’un cimetière capable d’expulser, de « vomir » de la poésie ?
Oui, cette magie existe et elle s’appelle LECTURE !
« Une rue brûlée sur mes épaules
Cendres répandues en pincées
Au corsage de la ville
Mon âme écoule
Sa marchandise maudite
Sous la rouille des ponts »
La magie s’annonce sous de bons auspices. On finit une page. On passe à l’autre page. Puis, happé par le voyage et ses multitudes de rencontres, on change de registre pour revenir sur terre avec la notice biographique qui nous indique que : …
« Je te fais don
De ce qui me reste
De choses à voir
De choses à aimer » … constitue bien la dernière strophe du recueil.
On respire et on se recueille devant un déluge de questions qui poussent inexorablement vers une explication de l’impact de cette rencontre avec ce type de poésie, celle qui émane d’une bouche montée d’un cimetière, la poésie de SMEEV JERRY !
Il est impératif de sortir de cet univers ; il est nécessaire de clore cette rencontre pour se retrouver et essayer d’analyser ce monde dont on ne sort pas totalement indemne.
A travers « J’ai un cimetière dans la bouche » SMEEV JERRY propose aux lecteurs une œuvre poétique dense et complexe qui agence dans une mesure millimétrée une liberté formelle et une profondeur thématique. La réalité de l’auteur oblige, il se positionne comme un explorateur de la douleur et du chaos, tout en suggérant diverses interprétations. L'impact du texte réside sans doute dans sa capacité à provoquer une réaction à la fois émotionnelle et intellectuelle, tout en osant une esthétique qui rejette les conventions pour mieux capturer les tensions et les paradoxes du monde contemporain, titillant audacieusement l’universel et ses maux.
Ce texte, si on veut être puriste, cadre parfaitement dans les grilles qui regroupent les critères exigés pour se frayer une place dans le genre.
- « Poésie comme expression artistique » : l’auteur utilise les sons, les rythmes, et les images pour exprimer des idées, des émotions, ou des états d'âme.
- Poésie comme langage condensé : il introduit mots et expressions dans un langage succinct pour distiller l'essence des idées et des émotions à travers une multitude de figures de style. Il transcende ainsi le langage quotidien en recherchant des vérités universelles et des visions profondes.
- De la poésie comme expérience sensorielle et émotionnelle, à la poésie comme dialogue avec le monde, SMEEV JERRY affiche une large gamme de perceptions aux amoureux du genre avec un clin d’œil soutenu aux académiciens avec l’emploi aisé de figures de style comme la métrique, le rythme, et bien d’autres.
Ce texte, à la fois complexe et évocateur, utilise une riche palette d'images et de rythmes comme véhicules d’expression de thèmes universels de douleur, de résistance et de quête de sens. Les images poétiques sont saisissantes, souvent sombres et chargées de symbolisme. Des métaphores et des comparaisons créent une atmosphère oppressante et mélancolique. Des expressions telles que "Une rue brûlée sur mes épaules", "le mal est une personne anonyme", ou "la ville ne sait plus qu’elle est ville" évoquent un univers urbain en ruines, où le chaos et la déshumanisation règnent.
Et cette ville, omniprésente, est à la fois un lieu physique et un reflet de l'état intérieur du poète, un espace où se rencontrent présent et passé, vie et mort. Il réussit à capturer la beauté tragique d'un monde en décomposition (l’esthétique du chaos ?), tout en laissant entrevoir la force résiliente de l'esprit humain.
Une ville aux prises avec le chaos, comme un cœur habité par l’angoisse n’est pas statique. Le chaos implique mouvements désordonnés, dépassements désarticulés, bruits et musicalité propre. L’auteur nous sert tout cela dans un rythme irrégulier à souhait. Le rythme du texte est irrégulier, avec des variations brusques qui contribuent à créer une sensation de malaise et de tension. Le texte saute d'une idée à l'autre, d'une image à l'autre, avec une sorte de frénésie. Les passages plus calmes, presque méditatifs, sont suivis de descriptions violentes et saccadées, comme si le poète était emporté par des vagues de souvenirs et d'émotions incontrôlables.
Ce rythme constitue le support d’une musicalité qui calque et reflète le contenu chaotique et douloureux quez respire le texte. Le poème utilise des allitérations et assonances, comme dans "Le feu / trace corps vivants / sur écorchures humaines", qui confèrent une qualité sonore incantatoire. Les répétitions, telles que "je rirais", intensifient l'effet dramatique et la cadence du texte.
Tout ce florilège poétique se construit autour d’une thématique devenue attendue, si l’on tient compte de l’environnement du poète. D’une pertinence logique calfeutrée dans une esthétique fortement conçue, l’auteur a su assurer une transcendance qui annonce une vraie innovation. Le texte semble, comme un écho aux mouvements littéraires contemporains, s'inscrire dans une tradition de poésie moderne et postmoderne, où l'accent est mis sur l'exploration de l'intime, le survol social voire du politique à travers un langage à la fois brut et hautement symbolique. On y retrouve des éléments qui rappellent les écritures de poètes tels que Aimé Césaire ou Antonin Artaud, où la densité du langage et l'intensité des images servent à exprimer une révolte contre les oppressions, qu'elles soient personnelles ou collectives.
Par les thèmes abordés — la souffrance, l'aliénation, la révolte, l'amour désabusé —le texte s’attribue une pertinence pour un large spectre de lecteurs, car il explore des expériences humaines partagées, tout en les enracinant dans des réalités spécifiques qui peuvent résonner avec la modernité ou les luttes sociales contemporaines.
Aussi, le texte utilise un langage dense, métaphorique, souvent elliptique, qui exige du lecteur une participation active pour en déchiffrer le sens. Cette exigence stylistique s'incruste dans une tradition de poésie qui ne se contente pas de représenter le réel mais cherche à le transformer ou à en offrir une nouvelle interprétation. Ce type de langage est pertinent dans le cadre d'une poésie qui veut pousser les limites de l'expression et amener le lecteur à une compréhension plus profonde ou plus complexe de son monde.
« J’ai un cimetière dans la bouche » excelle aussi par une transcendance poétique forte. L’auteur élève le quotidien vers l'universel avec l’usage d’images et de métaphores puissantes qui transforment des scènes ordinaires en réflexions profondes sur la condition humaine. La ville qui "pleure" la route qui "pleure sa folie" sont des métaphores qui déplacent ces éléments de l'ordinaire vers une dimension symbolique, invitant à une lecture qui dépasse le simple descriptif pour entrer dans une réflexion existentielle.
Il est difficile de se dire et de reconnaître qu’une telle production est l’œuvre d’un « jeune écrivain ». Le texte en effet transpire une maturité palpable dans tous ses compartiments. Sa démarche poétique rejoint celle d’une longue liste d’écrivais de renom allant de Charles Bukowski, Paul Celan, Anne Sexton ou Inger Christensen pour ne citer que ceux-là. Ces poètes contemporains adoptent une écriture, où se concentrent la fragmentation, l'exploration des thèmes existentiels et sociaux, en employant une esthétique proche de la déconstruction. Ils mettent l'accent sur la sincérité émotionnelle, l'exploration de thèmes souvent sombres ou tabous, et une remise en question des conventions poétiques établies. Leur influence se fait sentir dans la poésie contemporaine qui continue de repousser les limites de la forme et du contenu.
Pour eux aussi, l’esthétique reste une quête fondamentale destinée à élever le sujet traité. Chez SMEEV JERRY, elle reste définitivement marquée par une intensité émotionnelle et une densité symbolique qui créent une expérience poétique à la fois perturbante et profondément réfléchie.
Le langage riche, évocateur, combiné à une structure libre et un rythme fragmenté, contribue à un sentiment de chaos contrôlé, où les images et les métaphores se chevauchent pour créer un monde poétique unique. Cette esthétique, tout en étant ancrée dans une expérience personnelle ou collective de la souffrance et de la révolte, parvient à transcender le particulier pour toucher à des vérités universelles, offrant ainsi une poésie qui est à la fois profondément enracinée dans le réel et ouverte sur l'infini.
Voici pour faire la route quelques « bonbons à se mettre sous la langue » dénichés pour vous :
1. Métaphore : :
"Une rue brûlée sur mes épaules" : La rue est ici comparée à un fardeau physique.
"Le cœur aussi déréglé qu’un poème d’amour" : Le cœur est comparé à un poème, soulignant la confusion et le désordre émotionnel.
2. Allégorie :
"La ville pleure" : La ville est personnifiée, décrite comme un être vivant qui ressent et exprime des émotions.
"la mer a la blancheur de l’âme des pays pauvres" : La mer est utilisée pour représenter une condition humaine ou sociale, renvoyant à une pureté ou une vulnérabilité spécifique aux pays pauvres.
3. Personnification :
"La route pleure, merde sa folie" : La route est dotée d'une capacité émotionnelle et physique humaine.
"Le mal est une personne anonyme" : Le mal est personnifié, donnant une dimension presque tangible à l'abstraction du mal.
4. Anaphore :
"Je n’écrirai de poèmes... Je n’écrirai jamais lettres..." : Cette répétition au début des phrases crée un effet de martèlement et souligne la négation ou le refus.
"aimez-moi... aimez-moi..." : Répétition pour insister sur un besoin de reconnaissance ou d'affection.
5. Oxymore :
"merveilleuse caricature de trépassés" : Une juxtaposition de termes apparemment contradictoires (merveilleuse et trépassés) pour créer une image paradoxale.
"Sahara éternel mort en vacances" : L'idée de "mort en vacances" crée une contradiction délibérée, soulignant l'absurdité ou l'ironie de la situation.
6. Hyperbole :
"Dieu aura honte demain" : Une exagération pour exprimer l'ampleur du désespoir ou de la révolte.
"j’inscris au fond des tonneaux vides des images à renverser la mer" : L'idée de renverser la mer est une exagération qui symbolise l'ambition ou le désir de transformation radicale.
7. Chiasme :
"Ce n’est pas moi qui te dirai / Ce n’est pas toi qui m’entendras" : Cette construction en miroir renforce l'idée de séparation ou de non-communication.
8. Symbolisme :
"Le feu, trace corps vivants sur écorchures humaines" : Le feu symbolise souvent la destruction, la passion ou la purification.
"La mer qui efface sa signature" : La mer peut symboliser l'oubli, la force incontrôlable ou le passage du temps.
9. Allitération et Assonance :
« Le champ des bouquets plastiques" : Répétition de sons pour créer une musicalité particulière.
10. Imagerie
images visuelles fortes comme "des clochards sous des pont-pendules", "le fleuve au doigt", "la ville qui vomit son âme". Ces images créent des tableaux saisissants qui renforcent l'impact émotionnel du texte.
11. Synesthésie :
"l’eau n'a su nommer" : Une expérience sensorielle est exprimée de manière qui brouille les frontières entre les sens, ici l'audition et la vue.
12. Paradoxe :
"je suis vide qu’on marchande" : L'idée d'un vide qui peut être marchandé est paradoxale, ajoutant une couche d'absurdité ou d'ironie.
Voyage ? rencontre ? Les deux ?... J’ai honoré l’invitation de SMMEV JERRY.
« J’ai un cimetière dans la bouche » comme œuvre littéraire mérite d’être visité !
Dr Jonas Jolivert
Marseille le 30/09/2024