De l’insoutenable légèreté de l’amour. « Flou » temporel et forme d’espérance

« L’amour avant que j’oublie » est le titre d’un roman de Lyonel Trouillot, publié chez les Actes Sud en 2007. Le roman raconte l’histoire un peu « enchevêtrée » de quatre personnages étranges, L’Écrivain, l’Étranger, l’Historien et Raoul, qui se rencontrent dans une pension, cherchant à développer chacun d’eux un certain rapport à l’amour. Ou un langage d’amour, pour le moins, inédit. Se livrant ainsi en aveugle au destin qui les entraine, ils aiment paradoxalement pour le coup, si je peux paraphraser Jean Racine, c’est-à-dire qu’ils aiment certes, mais ils ne parviennent pas pour autant à concilier le temps qu’ils vivent et l’amour qu’ils cherchent à dire. Une tension s’installe donc, qui brouille les frontières entre le mot et le temps de la chose - ce qui sous-entend intuitivement que le problème de l’amour est avant tout le problème de la ligne de faille entre l’« Idée d’amour » et la glaise du « réel temporel ».

Prenant comme prétexte d’analyse une telle tension, mon texte entendra s’orienter de deux manières apparemment distinctes.   

La première consistera à fermer le roman un instant en vue de risquer une interprétation du titre : j’essaierai de voir ce que le titre pourrait dire à un lecteur qui le saisit au premier degré. Il s’agit de faire ici une expérience « réflexive » de la dimension « brute et marginale » du roman, que je nommerais « l’anté-roman » : c’est une forme de détermination du commencement de commencements du roman à partir de son titre (son dehors) - ce qui évoque de prime abord l’idée de la part de non-récit du récit. Dit autrement :  cette partie entendra mettre en évidence la « fable » du non-récit comme une « forme de dehors » du roman, sous-entendrait-elle que le roman est aussi un « anté-roman ».

La seconde manière sera une sorte d’objectivation de la tension qui travaille le roman de l’intérieur: je tenterai d’y « débusquer » l’écart qui se creuse entre l’amour et le temps dans lequel agissent ou vivent les différents personnages en présence. C’est dire que je montrerai comment l’expérience d’amour comme « forme d’Idée » est, en quelque sorte, un champ de joyeuses hystéries ou d’oxymores. Cette seconde partie me permettra de revenir succinctement sur la première afin de conclure sur une « figure de dispersion » qui apparait dans le roman, que j’appellerais: l’espérance. Cette dernière y est donc le nom d’une grammaire, celle de l’invisible ou de la trace, restreignant ses différentes zones d’indétermination.

De l’amour. Et le temps déborde

Je ferme le roman. Et son titre, accrocheur, donne le ton: l’amour avant que j’oublie. Cela a l’allure d’une injonction de fin des temps, genre : si l’on ne s’aime pas aujourd’hui, on risque de ne jamais connaitre l’amour. C’est comme une évocation en sous-main de la chanson de Frederic François qui enjoint d’aimer tant qu’il en est temps : « Il faut dire : je t’aime à tous ceux qu’on aime, tant qu’il en est temps, encore temps. ». Une telle injonction fait signe vers une préoccupation profondément éluardienne : celle du débordement du temps.

[...] Nous ne vieillirons pas ensemble.

Voici le jour 

En trop : le temps déborde

Mon amour si léger prend le poids d’un supplice (Éluard, 1947).

 

L’anté-roman s’ouvre donc. Et téléologique est le ton, dirait-on. Mais c’est beaucoup plus que de simplement évoquer une idée de « fin dernière », si je puis dire : il s’agit d’une invitation catégorique à répondre au temps qui court par l’amour comme forme affectante. Rien ne dit que la réponse visera à un but; elle pourra être, d’une certaine manière, une non-réponse : une sorte d’éloge de l’amour sans objet d’amour concret ( peut-être, une forme de désamour tout court) comme possibilité affectante. Ici, la contingence semble se joindre à la téléologie pour, à la fin, s’en débarrasser. Qu’on ne s’y méprenne pas:  si le temps, qui passe trop vite, et l’amour, si léger, annoncent une fin certaine, il n’en demeure pas moins qu’un sujet est interpelé : hé, toi, là-bas, de l’amour avant que tu oublies! Par cette interpellation plus ou moins spinoziste qu’althussérienne, une possibilité s’offre machinalement au « sujet interpelé » : celle d’« empuissantiser », pour parler en termes lordonniens, l’Idée d’amour - amour sans objet d’amour concret - comme  une forme de rempart contre l’oubli. Contre l’absence. Contre la perte. Je me défais catégoriquement du temps qui meurt, donc j’aime! Toutefois, l’amour ici, étant conatus en suspens, ne porte le poids d’aucun supplice, mais, intenable, s’avance puissamment léger, parce qu’affranchissant de toute nécessité apparemment inéluctable. Et aussi paradoxal que cela puisse paraitre, l’insoutenable légèreté qu’il accuse dans son mouvement n’a cure, si j’ose dire, ni de la contingence ni de la téléologie à proprement parler; elle « s’affaire » plutôt à ce que j’appellerais une  forme d’ « entre » (pour reprendre dans un autre contexte un mot de Jullien François) : un champ d’éléments contraires où s’actualise, mutatis mutandis, l’amour. Et au fond de ce dernier git une part de puissance, (toujours) en instance d’intransitivité « radicale ».

Une telle concaténation du monde des possibles et des paradoxes qu’évoque le titre du roman en appelle, par le fait même, à une double « petite logique ».

La première « petite logique » est une inscription de l’amour dans la dynamique du temps : il n’y a de l’amour que dans le cours du temps. Ou de l’amour avant que le temps ne s’efface : on s’aime, car il en est encore temps. Un rapport d’osmose s’établit entre les deux. Or si le principe qui sous-tend cette logique est celui de la non-contradiction, force est de constater qu’elle n’arrive pas pour autant à générer une certaine « mêmeté ». Ou une certaine homéostasie. Pourquoi le dire? Parce que le titre du roman se prête implicitement à un double mouvement, pour le moins, contradictoire. En premier lieu, il situe d’emblée l’amour dans le cours du temps: « l’amour avant que  j’oublie » : il s’agit ici d’une sorte d’ « anté-amour ». C’est-à-dire de l’amour dans sa pure carnation temporelle. En second lieu, il n’ignore aucunement qu’un tel amour risque, en même temps, d’être rattrapé par l’oubli, c’est-à-dire par l’évaporation du temps, hic et nunc . La richesse du second mouvement consiste en la place qu’il accorde au risque d’épuisement radical ou de péremption de l’amour avant même l’acte d’aimer : j’oublie, donc je n’aime pas. C’est ce que j’appellerais le principe « ex nihilo nihil fit » de l’amour. Cela dit, l’inscription de l’amour dans une certaine marche du temps (le temps de l’oubli) pourrait renvoyer, par le fait même, à son propre chant de cygne. Ou à sa propre déchéance. Ou plutôt à sa propre absence de particules élémentaires, si je puis dire. Dont acte : on a affaire ici à une forme d’antithèse de l’amor fati nietzschéen. Voilà la tension qui structure la première « petite logique ».

La seconde « petite logique » s’inscrit dans une démarche inverse : elle évoque plutôt l’absence paradoxale du temps comme possibilité d’amour. Le « j’oublie » dans « L’amour avant que j’oublie » pourrait avoir un double sens. Le premier c’est que l’absence du temps n’est pas une absence d’amour, mais sa possibilité. C’est parce que le risque de perte du temps est prégnant que l’amour s’ouvre au champ du possible : son éclosion est fille de la fugacité inéluctable du temps. J’aime parce que je risque d’oublier, donc d’être exposé malencontreusement à une « dépense » temporelle. Le second sens est plus catégorique : vivre l’amour c’est vivre le temps qui « s’anéantit ». Ou qui n’est plus, à proprement parler. Ici, ce n’est pas la possibilité d’érosion du temps qui constitue une condition de possibilité de l’acte d’aimer, mais plutôt le « rien » ou le « flou » du temps ou d’une histoire. Ou l’indétermination tout court. Quand le temps n’est plus, donc devenu « insaisissable », l’amour « est ». Sur les cendres du vide ou du temps de l’oubli, l’amour émerge. J’oublie, donc j’aime. Autant le dire clairement : c’est le principe « creatio ex nihilo » de l’amour.

En somme, les deux logiques ont un mérite : elles révèlent l’immense champ de contradictions que renferme l’anté-roman. Ou le titre du roman, pour faire simple. Toutefois, faut-il le dire, la seconde « petite logique », elle, se termine plus précisément sur une forme d’absence paradoxale de l’amour que seule une rencontre avec les (différents) personnages du roman permettra de mieux dire un mot. Mais à l’horizon un objectif se précise : scruter la nuit de l’expérience, intransitive et ambiguë,  de l’amour dans l’anté-roman pour voir si elle s’apparenterait, d’une certaine manière, à celle que vivent réellement les personnages en présence. Je rouvre donc le roman!

De l’amour. Et le temps flotte

Que le roman (r)ouvert ne s’oppose pas catégoriquement à son dehors n’empêche nullement que chacun de ses personnages évolue dans ce que j’appelle plus haut « une forme d’absence paradoxale de l’amour ». Une telle absence a un double sens. Premièrement, elle révèle l’inexistence d’un langage d’amour propre chez les personnages : quand l’Écrivain parle de son histoire d’amour, c’est de l’histoire d’amour des autres,  constituant ses « étranges doubles », dont il parle aussi : une ombre de « variation kunderienne » du vide s’y introduit donc et lui donne un nouveau souffle : un souffle léger, je dirais. C’est, en quelque sorte, une forme d’actualisation d’une certaine « mêmeté ambiguë » du roman. Deuxièmement, leur langage d’amour est tout simplement le langage d’une inépuisable absence-présence. On entend, en effet, l’Écrivain parler, avec les mots du présent, de son amour pour cette femme dont il n’a aucun souvenir : il aime comme dans un vide du temps; l’Étranger, de ses anciens voyages dont aucun espace-temps ne garde la trace ; l’Historien, des héros du passé; et Raoul, de ses rudes travailleurs que la mort a emportés, et de ses esprits de morts. C’est dans un temps, « pliable », furtif, « mouvant » ou « flottant », que structure chez eux le langage de l’amour : il n’y a de l’amour que dans le temps qui « se plie », se vide, flotte, donc dans le temps qui échappe à toute forme de détermination « concrète ». Je pars donc à la rencontre des personnages!

L’Écrivain

Il dévore les livres et écrit des poèmes. Peut-être, des romans aussi. Transfuge du temps, il est entre le présent et le passé : le présent qui porte son histoire d’amour : celle de sa rencontre avec la jeune fille de ses vingt ans dont le visage et le nom échappent à son souvenir; et le passé qui le met dans la peau des « trois autres locataires de la pension » ( p. 15) : L’Étranger, l’Historien et Raoul. Son histoire d’amour s’inscrit dans l’histoire de ces personnages du passé qui l’habitent. Qui pèsent lourdement sur son présent, lequel est incapable de dire seul son amour parce qu’il est le spectre du passé des « Autres ». Mais ce « passé des Autres », lui, est bègue, dirait-on : le nom et le visage de la fille aimée y sont absents, que son travail d’écrivain idéalise malencontreusement. Le passé étant bègue, et le présent, muet, spectral, il ne reste que ce que je nommerais sommairement « le rien d’un temps ou d’une histoire bègue » qui compense leur écart sous forme d’espérance. Et c’est à partir de cette forme d’indétermination de l’histoire que l’amour prend son envol chez l’Écrivain, et devient « insoutenablement léger ». Mais question : quel est le sens de cette « indétermination de l’histoire » chez l’Écrivain »? La réponse est bien simple : c’est le flou temporel (l’absence d’un temps se définissant clairement) dans lequel il cherche à dire son amour pour la fille, et aussi l’absence de la fille comme objet d’amour. Cette double absence s’imbrique mutuellement, clouant ainsi l’amour au pilori de l’intemporel et de l’intransitif. Un tel « négatif », prenant d’autres visages, se montre aussi vivant qu’actif chez les « étranges doubles » de l’Écrivain : les différents personnages de ses vingt ans !

L’Étranger

Dans la pension, il ne fait comme personne. Il vit ses journées dans le passé de ses voyages et y potasse son amour. Sa chambre est un mystère. Personne n’a le droit d’y entrer. Même l’Écrivain, son ami. Et il ne voit rien de propre, ici. Tout est sale. Même le pays. Même l’État. Les passants, les matins et ses vieux soleils. Même la chanson des petits citoyens pour dire que l’amour est bleu. Bleu comme son ampoule. Mais les voyages de l’Étranger, quoique fictifs, sont beaux. Les paysages. Les rues. Les frontières. Les gens aussi. Et toutes les couleurs. Toutes les Îles. Et leur légèreté aussi. Toutefois, ses vieux disques glanés sur la route de ses longs voyages ne tiennent jamais la « promesse de leur pochette », mais celle du « vent » : « gargouillis, sifflements, tapages et chuchotements » (p. 22). La musique de l’Étranger ce n’est pas de la musique, mais du vent. Ses histoires de voyage aussi. Cela dit, entre les disques et leur pochette, surgissent le rien du bégaiement de ses histoires, de son passé-présent de voyageur. Pourtant, c’est à partir de toutes ces sortes de « gargouillis » que son amour se révèle. Les sifflements du vent disent les promesses d’amour non tenues. Ainsi de nombreuses histoires d’amour - autant en emporte le vent - sont-elles reconstituées sur les murs de sa chambre-mystère avant sa mort. Son projet : retrouver les instants perdus de l’amour. Ou plutôt « resémantiser » les amours longtemps perdus à travers son seul acte de parole : le voyage.  

L’Étranger a vécu toute sa vie dans une phrase : tout est dans les yeux. Même les ailes du vent. Et ses voyages aussi. Peut-être était-ce parce que ses longs voyages dans toutes les histoires d’amour furent beaux. Peut-être! C’est une chose étrange à la fin que l’amour, pourrait dire à sa manière un fou d’Elsa, pardon, de Louis Aragon !

L’Historien

Le passé occulte son présent. C’est son mystère à lui, cette sorte de silence qui entoure sa vie immédiate. Il te parle, l’historien, mais, soudain, il se tait. Le silence de l’historien exprime son incapacité à dire ou à soutenir son présent. Les anciennes images de beauté qui ont usé sa vie met son présent en péril. Et quand il se tait, c’est pour donner la parole au passé. Mais son passé ne dit pas tout non plus : il reste muet sur son histoire avec sa femme qu’il a failli étrangler, parce qu’elle n’est plus cette image de beauté qu’il a épousée. C’est dans les livres qu’il l’a trouvée, cette image. Il l’a voulu fixe. Immobile comme la Vierge. Mais quand sa femme-image commence à bouger, il la déteste. Le mouvement l’enlaidit. La fait sortir de ses livres pour la livrer bêtement à la marche du temps. Et la patience de l’Historien se perd. Un vide l’emplit. Pris de colère, il a failli briser l’image.

Et depuis, il vit seul, l’Historien. Dans son passé. Dans ses livres. Dans sa bouteille aussi. Sa vie d’amour fut une erreur. Une fausse vie. Une blessure. Il le sait, lui-même. Il n’a aimé que les images. Sa femme en fut une. Une beauté froide, mais non une personne. Ses autres rencontres d’amour furent aussi avec des images jusqu’à ce qu’il ait décidé d’habiter un passé ambigu. Son passé. Et son verre d’alcool aussi. Il a beaucoup bu, l’Historien. Pour noyer son erreur d’amour. Panser sa blessure. Et retrouver de l’espérance. Mais il en meurt. Un jour. Tristement.

Raoul

Vivant, sa génération est, pourtant, la génération des morts. Il voyage entre les vivants et les morts, reconnaissant le poids de la mémoire des morts sur la mémoire des vivants. Il est toujours au cimetière pour rendre un dernier hommage à ses amis-travailleurs. Ses amis-syndicalistes. Il est un homme d’action, Raoul. D’ailleurs, ses grosses pattes de singe en témoignent. Elles s’en servent pour tenter de sauver en vain une jeune fille noyée. Pour réduire en silence un « batteur de femmes ». Pour rendre heureux tant de corps de femme. Pour faire parler les morts. Il lie une certaine amitié avec les morts, Raoul. L’Étranger aurait dit qu’il est un mort-vivant. Ou plutôt qu’un esprit de mort l’habite. Toutefois, sa relation avec les morts participe de son pragmatisme : il veut être toujours à cheval sur les deux mondes diamétralement opposés : le monde de la vie et celui de la mort. Il est le messager des morts comme il l’est des vivants tout autant. C’est Raoul qui a transmis à la maman de la noyée son message de mort. Et aussi, à une certaine Andremise, le message du fils, longtemps mort, d’un certain capitaine. Dans la tête de Raoul, le temps de la vie et celui de la mort sont inextricablement liés. C’est ça son langage d’amour! Peut-être le surnom « mort-vivant » que l’Étranger lui accolait avec une pointe de sarcasme en valait-il la peine.

Somme toute, on peut se rendre compte que la forme d’absence paradoxale de l’amour manifeste chez les (différents) personnages du roman d’une seule manière : chez chacun d’eux, l’amour se situe dans un espace intemporel paradoxal. En effet, il y a chez l’Écrivain une sorte de banalisation du temps : c’est dans le détraquement du temps qu’émerge son langage d’amour. Et ce détraquement, parce qu’il en appelle au possible du passé des personnages de ses vingt ans, renferme d’autres détraquements temporels. Chez l’Étranger, tout vient des yeux. Même le temps. Même l’amour. Les deux lui sont logiquement interchangeables. Mais nuance : rien, chez lui, n’obéit aux caprices du temps. Et c’est bien ce qui explique ses longs voyages sous les ailes du vent. De ville en ville. De quartier en quartier. De loin en loin. Loin des yeux, près des cœurs brisés à réparer. Pour l’Historien, c’est l’enchevêtrement du passé et du présent qui compte : le spectre du passé-présent de l’amour. Pour Raoul, il n’y a de l’amour que dans la confusion du temps de la vie et celui de la mort. Bref, tout flotte. Et le temps. Et l’amour.

Si, tout au long du roman, l’Écrivain convoque l’histoire des personnages de ses vingt ans pour dire son amour avant qu’il oublie, sa manière de procéder ne dissimule nullement son recours à un enchevêtrement de temps se pliant, dérobant et flottant comme par enchantement. Mais de cette instabilité advient une « trace » ou une « figure de dispersion » : c’est l’espérance, liant, sans s’y attendre, la « geste » de l’anté-roman au roman dans son ensemble. Il s’agit de comprendre ici le terme d’espérance comme topos de l’ « entre ».

Conclusion : De l’amour. Une « figure de dispersion »

L’anté-roman n’est pas le roman, mais sa révélation. Deux raisons l’expliquent. La première est qu’il permet de découvrir la part de non-dit du roman (sa part de non-récit). Et c’est de la part de non-récit du roman qu’adviennent les deux principes de l’amour : celui de l’« ex nihilo nihil fit » et celui du « creatio ex nihilo » - voueraient-ils l’amour à une sorte d’incontrôlabilité temporelle. La seconde raison, conséquence de la première, est qu’il montre comment la part de non-récit s’insère paradoxalement dans le fil du récit : le roman est aussi un « anté-roman ». Mais de quoi un tel mélange de récit et de non-récit est-il le nom? Réponse simple : Il est le nom d’une absence qui s’exprime sous forme de « réfutation de son absence » (Michel de Certeau). Cette absence est, pour ainsi dire, une présence. C’est-à-dire qu’il y a « quelque chose » qui se fait sentir dans le roman, mais qui, au bout du compte, se cache derrière le paravent d’un certain Bartleby de Herman Melville, pour crier à voix basse : je préférerais ne pas. Il s’agit ici d’une formule qui institue le silence, l’absence, la perte et le dehors comme une forme de possibilité d’une trace, d’une présence ou d’un dedans. Mais comment une telle possibilité prend-elle forme dans le roman ? rien que par la voie de l’espérance, pour faire court. Une double explication est donc nécessaire.

Premièrement, si l’on part de la première partie du texte, l’on en viendra que les deux « petites logiques » que j’ai expliquées plus haut se rejoignent sur une chose, malgré leur différence : l’espoir en l’amour. Que cet amour soit étouffé dans l’œuf dès ses premiers vagissements, il n’en reste pas moins vrai que son absence laisserait surgir non pas le monde de la perte, mais celui, pour parler comme Jean-Luc Nancy, du « bouger du sens ». Or si, dans la première « petite logique », ce « bouger du sens » prend corps dans une forme d’absence, ce n’est pas le cas dans la seconde : c’est en moulant dans une forme de présence qu’il advient au réel. Deuxièmement, si l’on recourt à la seconde partie du texte, l’on se convaincra que le flottement du temps chez les différents personnages est le corollaire d’une possible foi en des lendemains amoureux qui chantent. Ils y vont à tâtons certes - parce qu’ils n’arrivent pas à être en adéquation avec leur temps et leur objet d’amour -, mais ils les investissent quotidiennement d’une puissance autoréalisatrice : ils (L’Écrivain et ses étranges doubles) croient que, malgré la « fable temporelle », l’amour adviendra comme par opération magique. D’ailleurs, leur jeu de quilles entre leur langage d’amour et le temps dans le roman en témoigne grandement!

Ainsi la « trace » qu’est l’espérance n’apparait-elle pas dans le texte comme une forme d’injonction, mais plutôt comme une possibilité d’ouverture : elle est cette « absence-présence » qui s’ouvre sur l’inconnu de l’amour ou sur son « à-venir »(J. Derrida). C’est par elle que l’indicible, le « révélé », le « miraculeux » ou l’imprévisible a droit de cité dans l’amour. Elle incarne, en ce sens, l’expérience d’un possible amoureux fécond et porteur de sens. D’où une forme d’imbrication du roman dans l’anté-roman. Et vice-versa, peut-être!

 

Emmanuel Joseph,

Lecteur,

Canada, Québec, 27 décembre 2021.

emmanueljoseph811@gmail.com

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