En mémoire du camarade Jean Anil Louis-Juste

Une pensée toujours actuelle

Ce 12 janvier 2022 ramène le douzième anniversaire d’un évènement particulier en Haïti : le tremblement de terre de 2010. Avec une puissance de 7.0 sur l’échelle de Richter, l’aménagement défaillant du territoire a transformé ce phénomène naturel rapidement en une véritable catastrophe humanitaire d’une ampleur colossale. Selon les bilans officiels, le tremblement de terre a fait environ 230 000 morts, près de 300 000 blessés et environ 1,5 million de sans-abri. Les dommages matériels sont évalués à un peu plus de 14 milliards de dollars. L’aire métropolitaine de Port-au-Prince a été sévèrement touchée, mais l’épicentre se situait dans la ville de Léogane qui a été détruite à plus de 80 %.  

Par ailleurs, la journée du 12 janvier 2010 a été également marquée par un autre évènement de moins d’ampleur, mais qui mérite d’être signalé. Il s’agit de l’assassinat de Jean Anil Louis-Juste quelques heures avant le déclenchement du séisme. Professeur à la faculté des sciences humaines (FASCH) et de l’institut national d’administration de gestion et des hautes études internationales (INAGHEI) de l’université d’État d’Haïti (UEH), Louis-Juste était également un militant communiste qui participait activement dans la construction de plusieurs organisations de gauche en Haïti. Ce 12 janvier 2010, il a été abattu de plusieurs projectiles aux environs de midi, à la rue Capois, à quelques mètres de son lieu de travail.

Tout en saluant la mémoire des centaines de milliers de victimes de la journée noire du tremblement de terre, nous proposons, dans cet article, de souligner certains éléments de la pensée du camarade Louis-Juste et de montrer dans quelle mesure nous pouvons nous en inspirer dans ce contexte difficile de luttes en Haïti et ailleurs.

Louis-Juste, parcours d’un militant inspirant

Dans sa vie de militant et d’enseignant-chercheur, Louis-Juste était guidé par une volonté inébranlable de comprendre et d’analyser la formation sociale haïtienne. Dans plusieurs de ses publications théoriques[1], il a mis l’accent sur les contradictions fondamentales de la société haïtienne tout en tenant compte des mécanismes de reproduction du capital à l’échelle internationale, en particulier le rôle joué par la domination impérialiste dans cette reproduction. Lors d’une conférence en 2004, s’adressant à une nouvelle promotion intégrant la FASCH, il a souligné que « le développement des luttes sociales a donné naissance dès l’abord, à deux classes sociales fondamentales en Haïti : celle qui a accaparé l’objet de travail qu’est la terre, à savoir le grandon, et celle qui travaille directement la terre : le paysan »[2]. Ces contradictions se sont aiguisées dans le temps long. Il est facile de saisir les conséquences de ce pourrissement à travers l’orientation extravertie de l’économie haïtienne. Pendant environ deux siècles, cette économie se limitait à la culture des denrées et leur exportation pour financer des importations; depuis les années 1970, la sous-traitance constitue une composante importante de l’exportation, à côté des transferts de la diaspora qui servent également au financement des importations (Trouillot, 1990; Louis-Juste, 2004; Jean-Jacques, 2003). Louis-Juste est de ceux et celles qui ont bien compris que ce système socio-économique tend à « la reproduction du capital au détriment de la reproduction sociale dans la paysannerie » et les autres classes opprimées dans le pays[3].

À la différence de plusieurs de ces ancien.nes collègues de lutte qui ont rejoint soit la bureaucratie conservatrice à la direction de l’UEH soit les gouvernements successifs de l’État néocolonial, Louis-Juste a toujours orienté ses actions politiques en fonction de cette connaissance profonde de la formation sociale haïtienne. Tout au long de sa vie de militant révolutionnaire et d’enseignant-chercheur, il a eu à défendre ses convictions pour le camp des classes opprimées. Lors de l’initiative du nouveau contrat social initié par un secteur de l’oligarchie en 2003, soutenue par des éléments de la petite bourgeoisie, il a procédé à une fine analyse du projet du « Groupe  des 184 » pour montrer dans quelle mesure il s’agit en fait de l’embellissement d’un « ordre social ancien ». En ce sens, il a écrit à l’époque que « la question de justice sociale n’est pas consignée à l’agenda du Groupe des 184. Or le peuple a subi depuis sa constitution une série d’injustices économique, sociale, politique et culturelle qui profitent à l’aristocratie et à l’oligarchie haïtiennes »[4].

Par ailleurs, Louis-Juste a pris une position courageuse, au cours de cette période, en dénonçant la manipulation politique orchestrée aussi bien par les dirigeants Lavalas, certains intellectuels que par les membres de l’oligarchie autour de la notion de modernisation de la vie politique en Haïti. Au-delà de la résonnance du concept, il s’intéresse à creuser la nature des rapports sociaux de classes qu’il cherche à masquer.  Ainsi explique-t-il :

« la modernisation politique ne transforme pas la nature verticale de l’autorité qui soutient et pratique la thèse de la naturalité et de la normalité de l’exploitation des travailleurs. […] De nouveaux rapports politiques ne s’établiront que dans le respect de l’équilibre écologies - humaines propre à la culture populaire haïtienne, c’est - à - dire que dans la suppression de l’exploitation de l’homme, de la femme et de la nature »[5].

Sa combativité ne porte pas seulement sur les rapports sociaux d’exploitation et de domination à l’échelle nationale. Dans sa vie professionnelle, Louis-Juste a été très présent dans la lutte pour la transformation de l’enseignement universitaire. Comme professeur, il était très actif dans les débats autour de l’orientation de la réforme de l’UEH. Ce faisant, il a généralement fait preuve d’une grande discipline idéologique lorsqu’il a établi un lien entre les problèmes de l’enseignement supérieur et les rapports sociaux inégalitaires dans la société haïtienne.

En guise d’illustration, on se rappelle son opposition au philosophe et anthropologue John Picard Byron[6] sur la question de la réforme universitaire. Louis-Juste s’est attelé à mettre en lumière les dessous néolibéraux de la proposition de son collègue selon laquelle le statut de l’autonomie et l’indépendance de l’université d’État d’Haïti serait en porte-à-faux au bien commun et la république[7]. Il a répliqué en soulignant qu’

« en réalité, le plaidoyer en faveur de la citoyenneté, de la liberté et de la gouvernance a oublié que la démocratie libérale a été produite grâce à l’esclavage moderne dans les Amériques et les Caraïbes; elle s’est développée à cause de l’aliénation d’arrière-petits-enfants d’esclaves de Saint-Domingue qui n’ont pas su capter la plénitude contenue dans la construction de la liberté en Haïti. De nos jours, le néolibéralisme s’est servi de l’amnésie de nos universitaires pour prendre sa revanche sur le mouvement social-populaire qui a gagné, sur les fronts de bataille, l’autonomie universitaire » (Louis-Juste, 2008, p 19).

Il est intéressant de voir comment Louis-Juste a mis en lumière les limites du formalisme libéral. Quel est le contenu de la démocratie lorsque les rapports sociaux sont marqués par le sceau de l’exploitation et de domination d’une classe par une autre? C’est une question classique qui accompagne l’histoire de la démocratie occidentale. Elle est encore d’actualité en Haïti dans un contexte où le système socio-économique d’exportation agro-alimentaire et de sous-traitance se trouvant incapable de se renouveler à travers des pouvoirs d’État tyranniques, procède, à visière levée, à la décentralisation de la répression. Sous le patronage du régime parti PHTK[8] et de la bourgeoisie compradore, les gangs criminels fédérés se trouvent au premier plan dans la répression de toute mobilisation populaire visant le renversement de cet ordre social d’apartheid. 

La question de l’ambivalence des rapports sociaux inégalitaires et de la démocratie est également d’actualité dans les pays du centre du capitalisme où le racisme systémique est souvent en porte à faux avec les envolées lyriques sur les droits de l’homme, la reconnaissance des droits des travailleur.e.s, des minorités racisées, des minorités sexuelles, des minorités ethniques, etc.

Conclusion

En saluant la mémoire des milliers de victimes du séisme du 12 janvier 2010, nous avons pris le soin de souligner quelques éléments de la pensée du camarade Louis-Juste qui a été assassiné quelques heures avant la catastrophe. Il ne s’agit pas de le faire passer pour un saint, mais il est important de rendre vivant le souvenir de quelqu’un qui a largement contribué à la lutte des classes opprimées dans le pays. Dans ce contexte de reflux du mouvement social, relire aujourd’hui Louis-Juste, approfondir sa pensée qui reste d’une actualité brûlante; bref continuer ses analyses tout en étant conscients de leurs limites, demeure, pour nous, des éléments essentiels pour mener à bien la lutte des classes opprimées.

 

Références

Laennec Hurbon, (1987). Comprendre Haïti. Essai sur l’État, la nation, la culture. Editions Karthala, Paris

Fritz Jean-Jacques (2003). Le régime politique haïtien, Les Éditions Oracle, Montréal

Jean Price Mars, (2013). La vocation de l’élite. Fardin, Port-au-Prince

Jean Casimir (2001). La culture des opprimés, Média-texte, Port-au-Prince

Michel-Rolph Trouillot, (1990). Haiti: state against nation: origins and legacy of duvalierism, Monthly Review Press, New-York

Jean Anil Louis-Juste (2003). De la crise de l’éducation à l’éducation de la crise en Haïti. Imprimeur II, Port-au-Prince.

Jean Ani Louis Juste (2008). « Quand un philosophe haïtien entend liquider la liberté pleine sous prétexte d’harmonisation entre l’autonomie et le bien commun,... », in Pou yon Inivèsite Lib ak Demokratik, ASID # 2, mai-juin 2008, Port-au-Prince.

Jean Anil Louis (2004, 6 aout). Haïti : Jeunesse, université et  société. Alterpresse  https://www.alterpresse.org/spip.php?article1554

Jean Anil Louis-Juste (2003, 11 novembre) Entre la parole et l’acte : la nécessaire position de la liberté. Alterpresse  https://www.alterpresse.org/spip.php?article872

Jean Anil Louis-Juste (2002, 19 septembre) Université et société. Alterpresse https://www.alterpresse.org/spip.php?article211

John Picard Byron (2003, 24 novembre). Quelques précisions sur la prise de position concernant les élections au Rectorat. Alterpresse https://www.alterpresse.org/spip.php?article907#nb1

John Picard Byron (2003, 7 novembre). La réélection du recteur sortant, un vote honteux. Alterpresse https://www.alterpresse.org/spip.php?article865

 

Renel Exentus

 

Légende :  Jean Anil Louis-Juste (1957-2010)

 

 

 

 

           

 

 

 

 

 

[1] Louis-Juste (2003; 2004; 2008)

[2]https://www.academia.edu/10986003/Janil_Louis_Juste_Haiti_Jeunesse_Universit%C3%A9_et_Soci%C3%A9t%C3%A9

 

[3] Une abondante littérature aborde la problématique de la formation sociale haïtienne. C’est le cas par exemple des travaux de Hurbon (1987), Trouillot (1990), Price-Mars, (2013); Casimir (2001), Jean-Jacques (2003). Louis-Juste se trouve dans le prolongement de cette sociologie critique.

[4] https://www.alterpresse.org/spip.php?article1149

 

[5] https://www.alterpresse.org/spip.php?article1149

 

[6] Biron est philosophe de formation et spécialiste de la pensée de l’ethnologue Jean-Price Mars. Il a déjà plusieurs publications sur la pensée price-marsienne.

[7] Louis-Juste (2008). Pour de plus amples informations sur ce débat, consulter les liens suivants : https://www.alterpresse.org/spip.php?article907#nb1

https://www.alterpresse.org/spip.php?article872

https://www.alterpresse.org/spip.php?article865

 

[8] De tendance néo duvaliériste, le « Pati Ayisyen tèt kale » (PHTK) est au pouvoir en Haïti depuis 2011 avec l’appui inconditionnel de la bourgeoisie locale et des puissances impérialistes.

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