La chanson Kafou A, sur l’album du groupe musical KLASS, interprétée par Edersse Stanis dit Pipo et Tafa Mi-Soleil, attire notre attention dans le sens qu’elle dégage un esprit animiste ou encore une esthétique vaudou.
D’entrée de jeu, nous pourrons affirmer que tout comme d’autres œuvres artistiques et littéraires, la composition Kafou A est déterminée par l’oraliture haïtienne. Dans ce contexte, depuis les travaux ethnographiques du mouvement indigéniste haïtien, pour se référer à Carlo Arviel Céluis, « [...] mythes, légendes, contes, proverbes et anecdotes deviennent mobilisables par les créatrices et les créateurs à des degrés divers.»
Qu’est-ce qu’elle raconte cette chanson? Elle raconte que l’homme haïtien fait face à de graves problèmes: politique et social. Il n’arrive pas à trouver des solutions. Dans ce contexte, il fait appel à la divinité kafou dans la religion vaudou. Tout comme dans l’imaginaire vaudou, ce mot désigne à la fois un lieu et aussi un esprit, la narration de la composition entend prendre ces deux considérations. C’est-à-dire, si le mot kafou évoque le lieu ou l’endroit où se croissent plusieurs voies, kalfou évoque l’esprit des carrefours ou comme celui qui fait des passages comme la figure du dieu Legba dans le panthéon vaudou. Voici un extrait de la chanson qui est composée par le maestro Jean Hérard Richard dit Richie:
Rele yo m pa wè yo
Rele lèsen lèzanj yo
[...]
Nou n on kafou
chimen nou bare
Tankou chen fou
pa wè n antrave
Granchimen n mande pasay o
Kafou a n mande pasay o
Men ginen pitit lakou a fò nou pase
[...]
C’est-à-dire, si le narrateur qui incarne la voix de la population se trouve devant un carrefour dans le sens qu’il est à la croisée des chemins, -il n’a pas de repère -, il exauce le dieu Kafou pour l’indiquer quel chemin faut-il prendre pour sa délivrance. En ce sens, Kafou est à la fois le lieu de son incertitude et le lieu de son soulagement. Il faut comprendre que c’est un cri incoercible qu’il pousse devant cette figure mythologique comme seule instance qui peut délivrer son peuple de son mal-être existentiel. Ce mal-être existentiel que ses propres partenaires sociaux ont créé qui appert la maximisation individuelle au détriment du corps social. Kafou doit lui venir en aide, puisqu’il se reconnait à travers ce dernier: Li se pitit lakou a, sinon pita ka pi tris...
Ceci dit, en s’adressant à cette figure mythologique, le narrateur entend montrer la limite de l’homme haïtien. Pour paraphraser Protagoras à la négative et tout en restant dans le contexte particulier de l’homme haïtien, nous dirons, suivant la démarche du narrateur, que l’homme haïtien n’est pas la mesure de toute chose. Celui-ci ne peut donner solution à ses problèmes. Pour compenser sa faiblesse, son incertitude, il se tourne vers les dieux tout comme il a été question pour l’homme archaïque ou primitif de combattre ses angoisses en se retournant, à chaque fois, vers les figurations sur les parois des grottes ou dans la nature.
Cette conscience magique n’est pas sans importance puisqu’elle entend montrer pour le vivant humain que le monde est symbolisé par le langage. Il peut parler avec le monde et ce dernier peut lui répondre à son tour favorablement. Autrement dit, pragmatiquement, il peut parler avec la nature comme instance suprême pour résoudre ses problèmes. Ce couloir communicationnel qu’il hérite des premiers humains dans leur relation avec leur environnement. En ce sens qu’ils avaient développé cette conscience que la nature est dotée d’une force supérieure capable de répondre à leurs besoins.
Comment saisir le beau dans cette œuvre musicale à dimension métaphysique? Ici, le beau n’est autre que cette réception jouissive spirituelle que le compositeur escompte. C’est-à-dire, puisque d’un point de vue métapsychologique l’homme ne saurait jouir une énonciation qui ne fut pas déjà la sienne, l’œuvre est destinée à créer le consensus sur le mental des personnes qui partagent leur foi dans la figure du dieu Kalfou. En d’autres termes, le jugement esthétique devient ce sentiment privé entre les différents contemplateurs qui s’harmonisent et qui ont la certitude dans cette instance animiste comme tiers consensuel.
Sans oublier que la musique racine est une musique sacrée dans le sens qu’elle, dans les termes de Claude Dauphin « apparaît comme un corollaire du sacré». Autrement dit, en délectant cette figuration sonore, elle déclenche une série de sensation extasiée chez le croyant pour rentrer en communication avec la force qui est figurée. Surtout les battements de tambours qui deviennent des actes de paroles ou des rites ascétiques qui entendent lui favoriser la transe ou cette affectivité sympathico-magique comme sentiment de libération de toutes contraintes: une pure joie intense. Le son aigu de la guitare de son côté, vient d’ajouter sur l’effet extase que procure les battements des tambours. Bref, l’œuvre dégage une esthétique vaudou.
En somme, la figuration du dieu Kafou dans cette composition musicale exaucera t-il cette demande? Ou l’homme prendra t-il conscience que c’est lui qui fait parler la nature par l’acte de la prosopopée verbale? Entre-temps, nous devons espérer et agir entant que humain, potentiellement créateur de son destin.
Orso Antonio DORELUS
Philosophe de l’art