Sept choses que la presse n’explique pas à propos de l’inscription de la « soup joumou » au patrimoine culturel immatériel de l’humanité

Réuni à la 16e session intergouvernementale de l’UNESCO, le jeudi 16 décembre 2021, l’organe d’évaluation de l’UNESCO a adopté l’inscription de la « soup joumou » au patrimoine culturel immatériel de l’humanité, a confirmé l’Ambassadeur d’Haïti à l’UNESCO, Dominique Dupuy, sur son compte Twitter. Considérée comme une grande victoire, cette inscription est largement célébrée par la presse nationale et internationale, le milieu universitaire…

« Ce moment historique, a écrit Mme Dupuy, est possible grâce à la collaboration d’un grand nombre d’acteurs : la Commission nationale haïtienne de coopération avec l’UNESCO, le Gouvernement haïtien… » Certes, cette victoire est largement célébrée par les médias haïtiens et étrangers. Mais, au fond, après avoir consulté plusieurs articles des médias, nous soulevons au moins sept questions auxquelles la presse n’arrive pas à répondre afin d’aider la population haïtienne et le monde entier à bien comprendre cet élément culturel et montrer les enjeux de cette inscription.

 

1.     C’est quoi le patrimoine culturel immatériel (PCI) ?

Selon un manuel élaboré par l’UNESCO, le patrimoine culturel immatériel est défini comme des pratiques, des représentations, d’expressions, de connaissances et de savoir-faire – ainsi que des instruments, des objets, des artefacts et des espaces culturels qui leur sont associés – que les communautés, groupes, et dans certains cas, individus, reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel.

Ces éléments, toujours selon ce document, se manifestent dans les domaines suivants: les traditions et expressions orales, y compris la langue comme vecteur du patrimoine culturel immatériel ; les arts de la scène ; les pratiques sociales, les rituels et les évènements festifs ; les connaissances et les pratiques concernant la nature et l’univers ; l’artisanat traditionnel.

 

2.     Classée au rang mondial, la « soup joumou » échappe-t-elle aux menaces de la mondialisation  

L’inscription de la « soup joumou » au patrimoine culturel immatériel de l’humanité ne veut pas dire qu’elle échappe aux menaces de la mondialisation. Selon l’UNESCO, le patrimoine culturel immatériel évolue constamment, et se trouve enrichi par chaque nouvelle génération. L’agence onusienne poursuit que toutes les pratiques du PCI sont menacées et mises en péril par la mondialisation. Sauvegarder ce patrimoine est nécessaire, sinon il risque d’être perdu ou relégué en tant que pratique appartenant au passé.   

 

3.  Pourquoi le comité a-t-il choisi de soumettre la « soup joumou » et non le konpa dirèk, dous makòs, diri ak lalo… ?

Les éléments du patrimoine culturel immatériel haïtien sont nombreux: la musique (le konpa dirèk), la gastronomie (diri ak lalo, dous makòs…), les devinettes, etc. Parmi tous ces éléments, pourquoi le comité a-t-il choisi de soumettre la « soup joumou » ? Interviewé par Le National, l’enseignant-chercheur Kesler Bien-Aimé, sociologue-photographe et consultant en conservation et en gestion du patrimoine culturel, répond : « La soup joumou est transversale, c’est-à-dire elle met tous les Haïtiens ensemble quelles que soient leurs confessions religieuses. » C’est un élément identitaire de convivialité qui, ajoute-t-il, n’a soulevé aucun désaccord au sein du comité lors de ce choix.

 

4. Par quels moyens ou comment peut-on rendre vivante la « soup joumou » ?

Tout patrimoine culturel risque de disparaître s’il n’est pas valorisé. Après l’inscription de la « soup joumou » au PCI de l’humanité, la boucle n’est pas bouclée. Elle doit rester vivante. Pour ce faire, un ensemble de stratégies et d’initiatives sont proposées. À ce titre, on retient : l’identification et la documentation de ce patrimoine, la recherche, la préservation, la promotion, la mise en valeur ou la transmission. Ces initiatives seront possibles par l’éducation formelle et non formelle.

 

5. Doit-on appliquer l’uniformisation à la « soup joumou » comme PCI de l’humanité ?

La sauvegarde de la « soup joumou » est un enjeu de taille. Comme élément de l’identité du peuple haïtien, des gens peuvent tenter de rendre ses recettes uniformes. Même s’il doit y avoir des ingrédients de base, les recettes de la « soup joumou » ne sont pas les mêmes aux yeux de tous. Contrairement aux autres, il y a des gens qui y mettent du pain, du macaroni… Donc parler de l’uniformisation de la « soup joumou » comme PCI serait un danger majeur. Pour parapher l’UNESCO, certes, la préservation du PCI, et surtout sa transmission aux générations futures le renforce et le maintient en vie. Mais elle lui permet d’évoluer dans le temps  et de s’adapter.

 

6. Quelles seront les retombées pour Haïti ?

Le patrimoine culturel, qu’il soit matériel ou immatériel, est une véritable source pour le bien-être, le dialogue, la paix, la cohésion sociale, la sécurité, le développement, la génération de revenus, etc. Les médias se contentent de montrer la portée économique de l’inscription de la « soup joumou » au patrimoine culturel immatériel de l’humanité.

Si l’on tient compte de la Convention de 2003 de l’UNESCO pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel tirée de l’ouvrage Le Patrimoine culturel immatériel et les collectivités infraétatiques, préfacé par Francesco Bandarin, ancien sous-directeur général de l’UNESCO pour la culture, le patrimoine culturel immatériel est une source d’identité visant à renforcer la capacité des communautés en vue de participer pleinement à la vie sociale et culturelle. Sur ce, la « soup joumou » peut renforcer la paix, la sécurité et le vivre-ensemble en Haïti, car elle exprime des valeurs partagées ; elle lie les Haïtiens les uns aux autres.

En peu de mots, l’inscription de cette pratique du PCI au rang de l’humanité peut contribuer à la cohésion sociale. À ce niveau, elle est une source du développement social inclusif. Le pays pourra exploiter la dimension éducative du PCI en l’intégrant dans l’éducation formelle et informelle.

Comme d’autres avantages pour Haïti, la « soup joumou » peut contribuer au développement économique inclusif, pour reprendre les propos de Francesco Bandarin. Cela dit, elle est une source de génération de revenus et de création d’emplois. L’inscription de la « soup joumou » au PCI de l’humanité offrira des avantages économiques aux Haïtiens (en Haïti et à l’étranger) qui investissent dans le domaine de la restauration. La reconnaissance mondiale de la « soup joumou » va augmenter la vente du « joumou » sur le marché. Les producteurs de ce produit auront besoin de l’assistance des autorités de l’État haïtien, estime Kesler Bien-Aimé, doctorant en ethnologie et patrimoine.   

 

7. Quelles sont les personnes morales et/ou physiques qui ont lutté pour cette victoire ?

L’inscription de la « soup joumou » au patrimoine culturel immatériel de l’humanité est le résultat d’un travail d’équipe. Selon Pradel Henriquez, ancien ministre de la Culture et de la Communication, pour arriver à  cette inscription, il a fallu trois coopérations institutionnelles en termes de compétences techniques. Il s’agit du Ministère de la Culture et de la Communication ; de la Commission nationale de coopération avec l'UNESCO et de la Délégation d’Haïti à Paris.

Cette inscription a également exigé des compétences académiques. Sur ce, a-t-il écrit dans une note acheminée à notre rédaction, il a fallu mettre ensemble exactement trois profils de chercheurs au sens strictement institutionnel pour les mettre ensemble, sans hiérarchisation, et réaliser ce miracle: Frantz Délice, doctorant en ethnologie et patrimoine à l’Université Laval, professeur à la Faculté des sciences humaines (FASCH) de l’Université d’État d’Haïti (UEH) et Directeur du Patrimoine au Ministère de la Culture et de la Communication (équipe de Pradel Henriquez, à l'époque) ; Kesler Bien-Aimé, Commission nationale de coopération avec l'UNESCO (équipe de Jean Coulanges), et Ricardson Dorcé, membre de la Délégation d'Haïti à Paris (équipe de Dominique Dupuy).

Aussi faut-il ajouter des étudiants et les responsables de l’Institut de Recherches africaines d’Haïti (IERAH/ISERSS) de l’UEH, selon les propos de Kesler Bien-Aimé, chef du Département Histoire de l’Art et Archéologie à l’IERAH/ISERSS.

« Ce but extraordinaire d’Haïti, au sens footbalistique, marqué dans des circonstances héroïques, est le résultat de la mise en commun de deux cuisines: une cuisine intérieure (sur notre sol) et une cuisine extérieure (en dehors d'Haïti) », a résumé Pradel Henriquez.

Wilner Jean

Licencié en communication sociale

jeanhaitiwilner@gmail.com

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