«Ma place parmi les vivants» , une ode à la vie après le séisme meurtrier du 12 janvier 2010

Ce dimanche 12 janvier 2025 , ramènera le quinzième anniversaire du tremblement de terre qui a ravagé et défiguré en particulier la capitale haïtienne. Plus de deux cent quatre vingt  mille morts, trois cent mille blessés et plus d’ un million de sans abris selon la ministre des Communications de l’époque Marie Laurence Jocelyn Lassègue. Les Haïtiens sont encore traumatisés par  cet évènement tragique et douloureux qui aura laissé des séquelles inguérissables dans leur vie. Au lendemain de cette catastrophe, artistes et écrivains d’ici ou d’ailleurs ont composé des chansons, écrit des ouvrages, et dessiné des tableaux  pour traduire la souffrance et le désespoir de tout un peuple blessé jusque dans le fond de sa gorge. Artistes et créateurs  ont brisé le silence pour parler de la mort et pour traduire s’il  en était besoin , la vie qui jaillira après comme une source chantante . Syto Cavé, le poète de “ La pèson”, lui aussi s’exprime .Lyrique et profondément touchant et personnel, il a écritd un texte : “Ma place parmi les vivants”. C’est  un remarquable  récit du drame mais encore une ode  à la vie et à l’espérance.

Dans une capitale haïtienne  blessée et profondément meurtrie dans sa chair, devant des édifices publics et privés effondrés , et des églises à genoux, devant tous ces cadavres qu’ on allait inhumer dans une fosse commune, et devant l'incompréhension de cet enfant qui sera amputé d’un bras ou d'une jambe et devant le regard éteint de ce père qui  cherchait  désespérément les siens dans une ville ensevelie sous les décombres, Port-au – Prince a vécu dans l’espace de trente cinq secondes le drame de toute une ville. Une sorte de litanies de misères et de déboires terribles a étranglé la capitale haïtienne. Syto Cavé, survivant parmi tant d’autres a écrit  :” Ma place parmi les vivants”  un texte  poignant  qui a fait le récit  de cette tragédie, laquelle  a détruit dans un instant toutes les certitudes de l’  homme et le place dans le carrefour d’une  évidence qu’il  refuse d’accepter . Mais Syto aussitôt qu’il  a sondé la profondeur du malheur a voulu  rendre un vibrant témoignage à la vie.  Il a noté  comme s’il écrivait dans son journal intime, la tristesse et la malchance de l’un le courage , la confiance et la foi de l’autre. Syto Cavé trouve sa place parmi les vivants pour continuer à faire le deuil de ce mardi 12 janvier 2010 noir, triste et sombre.

Ma place parmi les vivants

C’était ça, Turgeau? Une plaisanterie!

L’ancienne maison a vacillé, puis est tombée de toutes

Ses colonnes et de son grand balcon, comme quelqu’un

Ayant l’air de demander pardon au temps. C’est ce

Qui s’appelle un séisme, un vrai! Il a parcouru la

Ville et une bonne part du pays. Il a mangé plein de gens.

Mangé! Littéralement! C’est-à-dire: Moulu! Avalé!

Ceux qu’il a laissés dehors, les autres morts, sont

Alignés sur les trottoirs, certains à découvert, d’autres

Enveloppés dans des draps ou du plastic blanc.

Les églises aussi sont agenouillées: La Cathédrale,

Saint-Anne, Saint-Louis-Roi-De-France, Saint Joseph.

Quelques fidèles prient haut et fort. Une prière en

Colère, d’autres le font à voix basse, dans leur

Coeur. Le Christ, qu’on croyait en équilibre précaire,

Est resté perché sur son socle au fond de l’église du

Sacré-coeur, impassible solitaire au milieu des ruines.

Rue Thoby, dans la zone de Frères, on a recueilli le corps de

Deux de mes tantes paternelles sous des décombres.

L’une d’elles qui était aussi ma marraine s’apprêtait à fêter son centenaire.

“ Il ne me reste qu’une dent, disait-elle. En mars, si Dieu me

Prête vie, je vous la montrerai dans un large sourire”

Adieu ma belle!

Il fait lourd.

Difficile de marcher.

On a la tête encombrée de morts.

Chaque jour, le nombre augmente.

Et les secousses n’arrêtent pas. On est sur le qui-vive. Elles peuvent

S’étendre jusqu’à trois mois, six mois, un an. Qui sait?

Ma mère et ses deux sœurs ont été sauvées de justesse par

L’un des mes fils et un neveu qui ont dû les forcer à

Sortir, car elles ont eu peine à croire que la maison s’écroulait. Elles sont aujourd’hui à l’abri

Chez l’un de mes frères, à l’abri, mais perdues,

Sans repères, ne parlant jour et nuit que de retourner chez elles.

Un proche a vu mourir cinq cents de ses employés sous

L’effondrement de sa manufacture.

Un bébé de vingt-deux jours a été repêché vivant au bout

D’une semaine sous des décombres.

Et puis, il y a l’immense majorité avec ses morts, ses

Sans-abri, et d’autres morts qui s’ajoutent à la

Liste des morts du séisme: Ceux qui sont morts, la veille

Ou après, et ne trouvent pas leur place de mort à part cette singularité.qui leur est due:

 Pompe-funèbre,

Convoi, messe, chant et oraison. Toutes

Les morgues sont engorgées, les cimetières dévastés. Il

Faut créer des fosses communes.

Il y a aussi les rats, qui sont des gens, s’échappent des

Prisons, s’attaquent à la population. Le chef de la

Police a promis de les traquer. Et la ministre de la culture

Et de la communication leur aurait, semble t’il,

Demandé, dans un appel radiophonique de regagner

Gentiment leur cellule.

Quelqu’un m’a appelé hier pour me demander

Si je suis mort. Absolument, ai-je dû

Répondre.

Une amie m’a suggéré d’écrire, comme pour reprendre

Ma place parmi les vivants.

Rappelons que Syto Cavé est né le 7 août 1944 à Jérémie (Haïti). Après quatre ans au Conservatoire d’Arts dramatiques à Port-au-Prince, il s’exile en 1968 aux Etats-Unis avec sa femme, l’écrivaine et peintre Yanick Jean, et s’installe à New York où il reste jusqu’en 1982. Les années newyorkaises sont marquées par la fondation de la troupe de théâtre Kouidor avec d’autres ecrivains de la diaspora : Georges Castera, Jacques Charlier, Hervé Denis, Daniel Huttinot, Josaphat-Robert Large et Jean-Marie Roumer. Pendant une dizaine d’années, cette troupe expérimentale et politisée jouera à travers le monde un répertoire allant de Brecht à Kateb Yacine en passant par Ionesco et Césaire.

En 1982 il décide de rentrer en Haïti et monte à Port-au-Prince, avec Cayotte Bissainthe, Hervé Denis, Lyonel Trouillot et Pierre-Richard Narcisse, l’Atelier des Arts et Spectacles (ADASA), puis la compagnie théâtrale Vigie, avec Toto Bissainthe. Syto Cavé est l’auteur de plus d’une douzaine de pièces de théâtre, en créole et en français. En plus d’écrire et de mettre en scène ses propres pièces, il réalise des mises en scènes des œuvres d’autres auteurs, tels que Simone Schwarz-Bart (Ton beau capitaine, 1985-86), Ina Césaire (Rosanie-Soleil, 1987-88) et Claude Innocent (Ce fou d’empereur, 2000). Il vit à Pétion-Ville, où il continue à se consacrer au théâtre et à l’écriture.

 

Schultz Laurent Junior

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