Sophie Loizeau :  vingt-cinq de poésie entre nature et désir

Dans les clairières de la langue, Sophie Loizeau marche pieds nus. Sa poésie est une traversée de la chair, de la forêt, des silences. Vingt-cinq de poésie, elle écrit avec le corps et contre l’effacement, faisant surgir dans le poème le féminin oublié, l’animal qui veille, le désir qui brûle. Son œuvre, dense et vibrante, convoque les mythes, dérègle la syntaxe et redonne souffle à la nature dans ce qu’elle a de plus archaïque et de plus vivant. Poète du sensible et du sauvage, elle a forgé le terme de « pluriel équitable », bien avant qu’on parle d’écriture inclusive, pour ouvrir un chemin neuf dans la langue. Son anthologie Poèmes paniques (Lanskine, 2024) et le très remarqué L’île du renard polaire de To Kirsikka (Champ Vallon, Grand Prix de poésie SGDL 2025) témoignent d’un parcours puissant, libre, indompté.

Le National : Comment êtes-vous venue à la poésie ?

Avant le dessin, et avant l’écriture par le feutre et le carnet, c’est l’enchantement, l’ivresse d’exister. C’est cette expérience de pure poésie, spirituelle autant que charnelle, vécue si intensément comme en une fois, une fois pour toute, seule au milieu d’un pré bordé de grands arbres en Normandie lorsque j’avais 10 ans, qui m’a fondée comme poète. Écrire pour faire revenir l’enchantement premier, fondateur.

Le National : La nature est très présente dans vos livres. Pourquoi ce lien si fort ?

Cela vient d’une prise de conscience très tôt de la nature, et de la trouvaille simultanée d’une sorte de « soliloque » en moi, extasié. La voix de la poésie, en quelque sorte, c’est ainsi que j’ai nommé cet état de félicité intérieure inquiète, prodigieusement connecté au vivant.
Immergée dans un environnement naturel, sans hommes, on sent mieux ses propres prodiges : les états limites de sa conscience, la présence du fantastique autour de soi et en soi. Je suis une poète hantée. Ma cosmogonie est peuplée d’animaux et de fantômes, d’océans et de forêts géantes.

Le National : Quel rôle jouent les animaux dans votre écriture ?

Mon œuvre forme une sorte d’aire biotique, et chacun des livres qui la compose un écosystème en soi. Faune et flore s’y épanouissent et s’y métamorphosent. Y interagissent. Comme l’a dit si justement Laurent Citrinot dans sa préface à Poèmes paniques : « Entrer dans la poésie de Sophie Loizeau, c’est pénétrer dans une forêt dense et secrète. Ou plutôt dans un enchevêtrement de bosquets touffus où se cachent animaux sauvages et farouches, déesses, dieux, fées et esprits ». Je, elle, passe là sur la pointe des pieds, se pose là sur le bout des fesses, ou dort là, roulée en boule, comme l’animale que je suis, qu’elle est à bien des égards, et qui pourtant est une femme.  Et c’est depuis son ambivalence qu’elle écrit.

Le National : Votre poésie mêle désir, corps et nature. Que cherchez-vous à exprimer ?

À un moment, cela a été l’amour, la poésie. Dire mon désir amoureux à l’amant. Les Poèmes érectiles, qui tiennent le milieu du Corps saisonnier (mon premier livre), remplissent parfaitement ce rôle de séduction et d’excitation auprès de l’amant auquel ils s’adressent. Et naturellement, c’est un tout, une cohérence que tout soit lié si étroitement : l’être et son environnement, son désir brut d’animale céleste, et l’écriture qui en réalise la symbiose.

Le National : Vous avez beaucoup travaillé sur la langue et le féminin. Pourquoi est-ce si important ?

Cette fameuse règle infâme apprise à l’école : « Le masculin l’emporte sur le féminin », eh bien, j’ai voulu la retourner pour lui faire rendre gorge. Ma trilogie de diane (La Femme lit, Le Roman de diane, et Caudal) témoigne de tout le travail avant-gardiste majeur que j’ai mené sur la visibilité du féminin dans la langue. Le terme éco-poético-érotico-féministe pourrait m’être appliqué (rires).

Le National : Avec Les Moines de la pluie, vous passez à la nouvelle. Qu'est-ce que cela change ?

J’ai puisé dans ces réserves-là de ma poésie, structures et thèmes, pour écrire ces récits, nouvelles, contes. La prose, depuis mes trois poésiefictions (Le Roman de diane, Poésiefiction 1 ; La Chambre sous le saule, Poésiefiction 2 ; Leur nom indien, Poésie fiction 3), fait partie intégrante de mon art poétique. Avant cela, les vers d’Environs du bouc étaient très longs, ils débordaient du cadre typographique. Ce désir d’étirer le vers, et de le faire « s’emballer », n’est pas récent dans mon travail. Non, ce qui est nouveau, c’est de raconter une histoire, de bout en bout, une histoire – un monde en soi. J’espère que j’y suis parvenue. L’utilisation de l’ellipse chez moi est frondeuse et a pour volonté de céder la main aux lecteurs/lectrices. Mes fins fulgurent – on peut me le reprocher. Cependant, en cas de réussite, cela donne des textes vivants, dynamiques, déstabilisants, inquiétants… Un deuxième recueil de récits est en cours, il s’intitule : Mat, et autres tableaux romanesques.

Le National : Comment est né L’île du renard polaire de To Kirsikka ?

D’un désir éperdu de changement après des épreuves intimes particulièrement cruelles. Que faire après Les Épines rouges, livre de la souffrance, de la perte et des visions ?
Inventer la poétesse finlandaise To Kirsikka, c’était commettre ce pas de côté dont j’avais tant besoin. Me mettre à distance de ma propre écriture. Entrer dans la peau d’une autre femme, plus sauvage et plus misanthrope si possible. To Kirsikka s’est incarnée petit à petit. À travers ses poèmes, on découvre sa dure existence nomade et solitaire, dans la forêt ou sur une île en mer Baltique. Ce livre est censé être le manuscrit retrouvé de cette poétesse, traduit par mes soins. À l’intérieur, il y a des dessins, des photos, un calligramme inspiré d’une plumée dans la neige ; il y a des vers, des vers de phrases, la prose d’un journal intime et une sorte de roman biographique bref, à la fin. La nature occupe toutes les pensées de ce livre polymorphe.

Le National : Que vous apporte la reconnaissance de prix littéraires ?

Une sérénité, une plénitude. La satisfaction d’être lue et portée un peu plus loin.

Le National : Vos textes sont traduits, publiés à l’étranger. Qu’est-ce que cela vous fait ?

En fait, il s’agit d’extraits de poèmes dans des anthologies, pour l’instant. En allemand, en chinois, en turc, en finnois, en islandais, en espagnol… À une exception près : La Chambre sous le saule, qui a été entièrement traduit en américain, selon le principe de la collection To initiée par Christophe Lamiot Enos aux Presses Universitaires de Rouen et du Havre, en 2017.
Je forme le vœu qu’un de mes livres puisse une autre fois être traduit dans son intégralité – et voyager.

Le National : À quoi travaillez-vous en ce moment ?

J’ai quasiment achevé Sanctuaire précédé de Arbitraire de l’agneau. Les soixante premières pages sont d’une facture différente, ce sont des poèmes noueux, et pourtant fluides, énigmatiques sans doute, sans presque pas d’articles. Le livre entier est ancré dans la nature, comme à mon habitude. J’ai laissé aller la pensée, la voix intérieure, il y a parfois des moments d’écriture semi-automatique, des ressentis en roue libre avec des associations singulières qui interrogent le sens. Mon levier a été la lecture de Celan. J’ai trouvé mon propre équilibre à mesure – mon équilibre vélo. Que la dynamique vienne à se rompre (à cause de la recherche d’un sens commun, par ex), et c’est la chute. On parlera plutôt d’auras de compréhension ici. Viennent des poèmes vengeurs bien sentis, tandis que les dernières pages du livre sont composées de Chants dans l’esprit de L’île du renard polaire, les chants de To Kirsikka. Mais, il y a bien d’autres surprises…

Le National : Que diriez-vous à une jeune poétesse qui commence aujourd’hui ?

Qu’écrire n’est pas facile. Rien qui la rendra célèbre ici. Qu’elle fasse attention à la mode, à l’engouement des foules. À la mièvrerie et au banal qui la guettent. Je lui dirais de lire et de travailler, de remettre sans cesse son ouvrage sur le métier, de faire attention à l’autosatisfaction, d’avoir plus d’exigence que ça. Je lui dirais de lire encore, mieux, d’écrire toute affaire cessante, d’écrire envers et contre tout, avec sincérité, avec ferveur, avec désir, avec joie. Je lui dirais d’aller dans la forêt, d’aller dans les musées, de danser, de peindre, d’entrer en correspondance avec tous les arts, de se nourrir d’un rien, car la poésie fait feu de tout bois. Je lui dirais de s’enhardir, d’essayer, de ne pas avoir peur de rater. Réécris, relis. Relis-toi, plus fort, fais-toi entendre à toi-même ce que tu écris, confronte-toi, publie en revue pour voir, lis tes pairs. Enfin, je lui dirais de garder un carnet toujours à portée de main, près de son lit aussi, car la nuit qui écrit est plus inspirée.

Le 10 juin 2025

 

Propos recueillis par Godson MOULITE

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