La tragédie de la femme stérile

(Première partie)

            Yerma, (1934), la fameuse deuxième partie de la trilogie de Federico García Lorca commence sous peu la carrière qui doit nécessairement conduire au centenaire de sa parution, et, pour l’avoir lue et relue, comme pour me féconder moi-même, on ne sait lequel admirer le plus, ou le pouvoir persuasif de la pièce (comparé avec celui suggestif de « Bodas de Sangre », la première partie), qui analyse l’instabilité psychique, non pathologique, d’une jeune femme qui, inapte à procréer après deux années de vie conjugale, vit dans une grande anxiété, ou le titre accrocheur, un titre capable d’exciter l’imagination du plus impassible . Lorca, s’étant mis à écrire la pièce théâtrale sans titre au préalable, ne s’en tînt pas à la thématique de départ (La femme stérile) et préfère l’identifier avec un court détour : « La tragédie de la femme stérile » ou encore « Le poème tragique ». Thème classique, s’il en est, mais Lorca a voulu qu’elle ait une intention et un développement nouveaux : une tragédie avec quatre personnages principaux et des chœurs, comme doivent être des tragédies. C’est un thème en accord avec une réalité millénaire : il n’est pas rare que la femme, quelle qu’elle soit, mette tout en œuvre pour arriver à concevoir des enfants, qui viennent continuer le patronyme, tandis que dans l’attente de celle-ci de s’épanouir dans la maternité, le mari, lui, peut se permettre de chasser dans d’autres jardins. Le patriarche Abraham, poussé il est vrai par Sara, sa femme, a laissé un de ces exemples.

 

             Deuxième partie de la trilogie, Yerma (en rapport dialectique avec le titre) peut avoir été l’histoire d’une jeune mariée, fille éduquée à la campagne, à qui le mari, rude travailleur des champs (olives), n’apporte aucune aide afin d’arriver à procréer. Mais du nombre des gens appelés à voler, par leurs conseils, au secours de la jeune femme, Dolores, la vieille conjurée, a été celle qui parmi tant d’autres a le plus manœuvré pour illustrer la force de la vie inconsciente, du caractère tentaculaire des frustrations amoureuses ou des désirs réprimés, ou la robustesse de l’habituelle déconvenue d’une fille crispée qui pense se faire une raison par le mariage, en vue d’avoir des enfants.

            Yerma n’occupe pas moins une place privilégiée dans l’histoire de l’art érotique, lequel fut réinséré par Freud dans la littérature, après en avoir été longtemps écarté. Cette tragédie n’a perdu le moindre accent de son don de griser et d’offenser le malavisé et pudibond défaitiste Juan, le mari, et de donner un air de candeur à la jeune mariée qui craint d’être licencieuse. Son angoisse a rencontré les conseils de proches - jusqu’à Victor (l’émule de son mari ?) - qui ne sont pas capables de compatir à son attente anxieuse, devenue insupportable, de femme désireuse de procréer des enfants, laquelle ne réfute pas les conseils, pour les avoir elle-même sollicités, quand on ne s’avisait pas de lui en donner et venant de femmes expérimentées et hardies, mais Yerma ne s’inspire point de leur conduite étonnante, malsaine. Cependant, Dolores, qui se flatte de passer pour une proxénète (sans en tirer de revenu) a été celle qui, parmi toutes les personnes consultées, a le plus manœuvré pour illustrer les avantages d’une vie faite de moins de retenue. Elle se hâta ,de trouver dans nombre d’occurrences le côté insipide du monde féminin sans enfants, aberrant le caractère tentaculaire des frustrations amoureuses ou des désirs réprimés, voire inadmissible la présence d’hommes qui ne sont pas à tout « oser », et même absurde l’habituelle histoire d’une fille crispée qui « se fera une raison » par le mariage : Yerma est complètement tributaire de la providence, elle ne peut concevoir des enfants ni Juan, son mari, en engendrer, parce que c’est de famille, et ce dernier le savait avant même  de s’engager dans le mariage. On peut se faire une idée quand, cherchant à réveiller le souvenir que Yerma pouvait avoir gardé d’un des épisodes déclencheurs durant son adolescence, la vieille Dolores, mère d’une kyrielle d’enfants (et qui en voulait encore), engageait avec elle une de ces conversations, en lui demandant, à la manière d’une psychologue, de dire ce qui lui venait à l’esprit :

 Dolores. - (…) Yo he sido una mujer de faldas en el aire. He ido flechada a la tajada de melón, a la fiesta, a la torta de azúcar. (…). He tenido dos maridos, catorce hijos, cinco murieron y, sin embargo, no estoy triste, y quisiera vivir mucho más. (…) Pienso muchas ideas que no quiero decir.

            Yerma. - ¿Por qué? ¡Con mi marido no hablo de otra cosa!

            Dolores. - Oye. A ti te gusta tu marido 

            Yerma. - ¿Cómo?

            Dolores. - Que si lo quieres? ¿Si deseas estar con él...?

            Yerma. - No sé.

            Dolores. - ¿No tiemblas cuando se acerca a ti? ¿No te da, así como un sueño cuando acerca sus labios? Dime.

            Yerma. - No. No lo he sentido nunca.

            Dolores. - ¿Nunca? ¿Ni cuando has bailado?

            Yerma. - (Recordando)

            Quizá … Una vez… Víctor

            Yerma. - Me cogió de la cintura y no pude decirle nada porque no podía hablar. Otra vez el mismo Víctor, teniendo catorce años (él era un zagalón), me cogió en sus brazos para saltar una acequia y me entró un temblor que me sonaron los dientes. Pero es que yo he sido vergonzosa.

            Dolores. - Y con tu marido…

            Yerma. - Mi marido es otra cosa. Me lo dio mi padre y yo lo acepté con alegría. (…) Pues el primer día que me puse novia con él ya pensé … en los hijos… y me miraba en sus ojos. Si, pero era para verme muy chica, muy manejable, como si yo misma fuera hija mía.

            Dolores. - (…) Los hombres tienen que gustar, muchacha. Han de deshacernos las trenzas y darnos de beber agua en su misma boca. Así corre el mundo.

            Yerma. - El tuyo, que el mío no.

            Dolores. - Y resulta que estas vacía?

            Yerma. - Dime. (…) Es preciso buscar en el hombre al hombre nada más? ¿Qué vas a pensar cuando te deja en la cama con los ojos tristes, mirando al techo y da media vuelta y se duerme?

            La tragédie de la femme stérile occupe une place privilégiée dans l’histoire de l’Art érotique, lequel fut réinséré par Sigmund Freud dans la littérature, après en avoir été longtemps écarté. Elle n’a perdu le moindre accent de son don de griser et, en certaines occasions, d’offenser le malavisé pudibond et défaitiste Juan ni de délurer Yerma, qui craint d’être licencieuse. Pour être affublée d’un nom évocateur par lequel elle s’identifie, Yerma (littéralement, « désert, dépeuplée ») devrait se voir privée d’une bonne partie de son charme, tout fait pour séduire, de sa soif, de cette dimension qui la rachète d’un érotisme extravagant, proche de l’incongru. Dans cette courte pièce théâtrale, condensé d’une des leçons sur la psychanalyse freudienne, Lorca change non seulement les caractères du début des deux conjoints que sont Yerma et Juan, du moins qu’il découvre une intrigue insoupçonnée qui contraste avec la trame dramatique du problème ancien. Tellement important que ce que Lorca montre après tout c’est le conflit psychique de Yerma, passant par le « rêve de jeunesse » de concevoir des enfants et la réminiscence de désirs refoulés devenus puissants, quand elle et Victor n’étaient que de merveilleux amis ou amants très platoniques. Pour qui a lu cet opuscule de cent onze pages (Ediciones Càtedra, S.A., 1978.) de García Lorca ou qui a assisté à la représentation de la pièce, on peut s’en faire une idée. Car la scène telle que structurée, avec une lumière tamisée, montre Yerma, couturière de profession, assise autour d’une table à ouvrage, avec des linges posés dessus, tombée dans un état de demi-rêve et voit un berger, portant un enfant vêtu de blanc dans ses bras, marchant sur la pointe des pieds, poser son regard sur elle. La jeune femme rêve, et une simple pantomime fait que le spectateur connaisse le contenu du rêve. Le berger apparut ainsi, donc l’étrange lumière se change en une douce lumière d’un matin de printemps.

            Ce qui est évident, grâce à cette structure scénique, cette production onirique joue à la fois sur le spectateur - puisque le titre de l’œuvre anticipe le problème vital (la stérilité) de la jeune mariée - et sur celle-ci aussi, devenue soudain une malade installée, non dans le cabinet d’un médecin psychanalyste, mais dans son quotidien pour étudier ses propres rêves. Car ce qui paraissait être une fantasmagorie chez elle, a l’air pour le moment d’être la base sûre de ses recherches, sur la cause de sa stérilité. L’interprétation qu’elle a donné du rêve, lorsqu’elle fut éveillée, c’est qu’un enfant (celui de son rêve) devrait arriver, c’est-à-dire devrait naître dans la maison où elle se trouve, et c’est elle-même qu’elle suppose qui accoucherait de cet enfant.

 Mais nombre de rêves que nous prenons pour nous sont souvent pour d’autres. Ainsi, le pasteur du mirage de la jeune femme viendrait comme l’archange annonciateur, mais la vraie destinataire ne sera pas Yerma, sinon son amie María qui, après s’être mariée, une vingtaine de semaines plus tôt, était en état de grossesse. Névrose obsessionnelle ou illusions des sens ! allez le demander à Joseph Breuer, à qui revient le mérite d’avoir mis au monde la psychanalyse, et aussi à Sigmund Freud, qui, lui, a longtemps travaillé sur les observations du médecin viennois.

                        (À suivre)                                

    Jean-Rénald Viélot 

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