« Rêver le pays d’où je viens » : entrevue exclusive avec le poète Henry Saint-Fleur

À l’occasion de la parution aux Éditions du Cidihca à Montréal, début mars 2022, de son livre « Rêver le pays d’où je viens », le poète Henry Saint-Fleur s’entretient avec Robert Berrouët-Oriol, collaborateur régulier du journal Le National. Au creux d’une arpentage convivial, attentif et ouvert aux voix poétiques de la diaspora haïtienne, il s’agit de donner à voir et à entendre celle de Henry Saint-Fleur dans sa singularité et qui semble s’apparenter à l’univers fictionnel de Clément Magloire Saint-Aude. Cet univers fictionnel, hautement mis en lumière par Stéphane Martelly, poète et analyste littéraire, dans son essai « Le sujet opaque » (L’Harmattan, 2001), expose et assigne le lecteur à de nouvelles stratégies de décodage et de réception d’une œuvre littéraire trop lapidairement étiquetée sous le label de l’hermétisme.

Poète montréalais né en Haïti, Henry Saint-Fleur a publié en 1994, aux Éditions du Cidihca, « Transhumance », son premier livre de poésie. « Rêver le pays d’où je viens » est sa deuxième œuvre de fiction poétique. Des extraits de « Transhumance » ont été publiés, en version préliminaire, dans l’excellent dossier de la revue Brèves littéraires (volume 8, numéro 2, hiver 1993) sobrement intitulé « Écrivains haïtiens du Québec » qui rassemble des contributions de Maurice Cadet, Joël Des Rosiers, Robert Berrouët-Oriol, Jean Jonassaint, Émile Ollivier, Dany Laferrière, etc. Au cours des années qui ont suivi la parution de « Transhumance », Henry Saint-Fleur s’est principalement adonné aux arts de la scène, à l’animation culturelle ainsi qu’à la conception et à l’animation d’émissions radio. Ses diverses inscriptions dans la vie culturelle montréalaise n’ont pas tari les chantiers d’écriture qu’il a menés dans la discrétion et la raréfaction de sa voix. Ainsi, il a contribué au livre « Le 11 septembre des poètes du Québec », recueil collectif sous la direction de Louis Royer, Édition Trait d'union, 3e trimestre 2002, et à « Montréal vu par ses poètes », sous la direction de Franz Benjamin et Rodney Saint-Éloi (livre et disque compact, Éditions Mémoire d’encrier, Montréal, 2006 ; CD : Société Paroles, Montréal, 2006). Aux côtés de ses discrets chantiers d’écriture, c’est donc surtout sur le registre de l’animation culturelle à la radio qu’Henry Saint-Fleur s’est manifesté ces dernières années et l’émission hebdomadaire qu’il met en ondes depuis juin 2017 à CILB 101.5 FM, « Haïti autrement », figure désormais parmi les émissions haut de gamme du paysage radiophonique montréalais.

Robert Berrouët-Oriol (RBO) : Il est connu que chaque œuvre littéraire a son histoire secrète, celle des conditions de son élaboration jusqu’à sa parution. Quelle est l’histoire secrète de « Rêver le pays d’où je viens » ? Comment ce livre a-t-il donc été élaboré ?

Henry Saint-Fleur (HStF) : « Rêver le pays d'où je viens » est avant tout lié à la quête identitaire. Les questions habituelles d'ordre existentiel qui habitent, hantent tout être humain et qui surgissent toujours à un moment inattendu et inopportun. Surtout lorsque le regard intérieur croise son altérité : qui suis-je ? quelle est ma patrie ? quelle est la place que j'occupe dans ce monde? etc. Ces interrogations nécessaires à l'épanouissement ont amené l'angoisse existentielle. Je dois expliquer, ici, que j'ai quitté Haïti en 1970 après avoir terminé et obtenu le diplôme d'études primaires. J'y suis retourné que deux fois : en 1984 et en 2014. Le deuxième voyage fût marquant. Dès que j'ai mis les pieds à l'extérieur de l'aéroport, j'ai ressenti ce sentiment étrange et incompréhensible sur le coup : celui d'être chez moi. Après tout, je suis né en Haïti. Par conséquent, il est tout à fait normal que j'éprouve ce désir fou d'être enfin à la maison. Pas si simple. Je ne connais pas ce pays. Ni même ses habitants. Si un peu, tout de même via certains journaux, la télévision, la radio, les analyses du contexte politique maintes fois répétées à l'infini et entendues ad nauseam. Où rien ne change. Où tout est pire et empire.

Jusqu'au jour où, comme dans le poème « Le Crabe » de Serge Legagneur, la culture d'Haïti m'a frappé comme « un pieux d'acajou franc ». Dès lors, la richesse de la culture haïtienne, surtout musicale, grâce à une chronique radiophonique intitulée « Haïti Autrement » m'a happé et enveloppé dans la « grotte vaginale » de son imaginaire.

Il est devenu nécessaire de raconter mon histoire. Celle de ma vie. De la naissance à aujourd'hui. « Il était une fois un cri ». Ainsi donc débuta mon voyage. « Rêver le pays d'où je viens » est cette quête, cette soif de l'origine, ce passage du cri vers l'adoption du pays d'accueil tout en conservant les vestiges, les acquis du pays de naissance devant définir l'être de 64 chapitres en devenir.

(RBO) : De la parution de « Transhumance » en 1994 à celle de « Rêver le pays d’où je viens » en 2022, un temps long de sédimentation de l’écriture poétique s’est institué. Quel regard personnel portes-tu sur ce temps long ?

(HStF) : Réponse courte pour une attente aussi longue. La poésie est avant tout une suite d'images brèves transcendant le vécu. Le double « suis » du verbe suivre et du verbe être par l'affirmation de soi. Je suis les mouvements de la vie et de l'écriture. Je vis donc je suis. Mais, qui suis-je? Qui sommes-nous?

(RBO) : L’auteur de « Rêver le pays d’où je viens » n’est pas connu sur le registre souvent bavard de la nostalgie du pays natal… D’où vient ce titre et quel est le « projet éditorial » de ce livre ?

(HStF) : C'est toujours le cas puisque je ne suis pas un « naufragé de la nostalgie » du pays rêvé... Malgré ce titre, « Rêver le pays d'où je viens » fait référence à un ensemble de lieux refuges qui n'ont rien en commun avec Haïti en dépit des multiples références. Quid Erzulie, Vertières ?. Ce pays rêvé est une île, une terre vierge débarrassée des affres de l'esclavage, de la colonisation, du racisme et des turpitudes de la vie. C'est aussi l'utopie d'un monde meilleur où je transporte dans mes bagages les fruits de la révolution de 1804. C'est aussi un devoir de mémoire ponctué de silences et de multiples interrogations. C'est aussi ce cri où je hurle à tue-tête mon envie d'appartenance, de vivre tout simplement.

(RBO) : Dans « Rêver le pays d’où je viens », tu surprends le lecteur au détour de vers tels « Île placard hachurée vie / devin et froment / j'arpente la pelure / mes entrailles ». Est-il justifié d’exposer qu’il y a une « manière Henry Saint-Fleur », autrement dit, qu’est-ce qui singularise ta manière d’écrire la poésie que certains estiment être en lien avec le phrasé-déphrasé de Clément Magloire Saint-Aude ?

(HStF) : Je connais peu Magloire Saint-Aude. Ce qui me fascine chez lui ; c'est sa modernité. J'ai été plus qu'agréablement surpris de constater que son écriture correspondait à l'idée que je me fais de la poésie. La suprématie des mots en guise d'images plutôt que l'alignement joli de phrases où le contenu règne au détriment de la forme. Ce qui est fascinant et étonnant plusieurs des jeunes poètes d'aujourd'hui n'ont pas suivi sa trace. Ce qui est, en effet, fort dommage. Pour moi, la forme doit primer et soutenir le contenu. L'image a préséance. Le mot doit éclater en dehors de ses multiples connotations. En ce sens, la poésie de Magloire St-Aude surprend toujours parce qu'elle est véritablement actuelle où les images jouent à la marelle avec les mots pour chatouiller la lumière des sens qui n'ont d'écho que l'émerveillement.  Je pense aussi à ce « voloncelle en parapluie » ou encore « ma mémoire nue n'a pas d'enfance ». Je fais aussi appel à la manière de conter puisque toute histoire débute, encore une fois, par « il était une fois un cri lumière couleur de sable chasseur de pain ». Cette image qui fait appel au premier son de l'homme passe par la naissance, les multiples étapes de la vie. Le mot doit sortir de son sens habituel afin de nous offrir des images palpitantes, dérangeantes. En somme, le mot est roi. Vive le mot et vive la quête de nouvelles significations déroutantes à souhait dans le but unique de permettre au lecteur de trouver un sens profond toutes les fois qu'il en fait la lecture.

(RBO) : En dépit de son titre, « Rêver le pays d’où je viens » ne semble pas habité par une quête fragilisée et inaboutie de l’« identité haïtienne » ou par l’« esthétique du chaos » que l’on prête au poète et romancier haïtien Franketienne. Sachant que tu vis au Québec depuis plus de quarante ans, quels sont tes rapports avec l’« identité haïtienne » ?

(HStF) : L'identité n'est plus liée à un territoire donné ou unique. J'ai vécu plus longtemps hors Haïti qu'en Haïti. Mon écriture est marquée avant tout par ma transhumance des multiples territoires de mémoire : Haïti en tout premier lieu mais par-dessus tout le Québec et les multiples rencontres qui ont jalonné ma vie. Mes interrogations par rapport à qui suis-je se situent davantage vers l'Homme avec un grand H. De plus, je suis devenu le fils adoptif du fleuve quand bien même je poursuis cette quête incessante du pays rêvé qui est quelque sorte à mi-chemin entre le pays de mon enfance et le pays de mon adolescence « vissé » à mes chapitres de vie. Surtout, lorsque Vertières danse l'encens des points cardinaux.

(RBO) : Tu cites souvent le fameux poème « Le crabe » de Serge Legagneur, compagnon de route d’Anthony Phelps au sein du groupe « Haïti littéraire ». Est-il juste de dire que l’œuvre de Serge Legagneur a nourri fortement ta poésie ? Quels sont les poètes haïtiens contemporains que tu lis actuellement et quels sont les poètes québécois que tu fréquentes encore avec assiduité ?

Henry Saint-Fleur (HStF) : Je crie, souvent haut et fort, que la culture et l'imaginaire haïtiens n'avaient rien à envier à qui que ce soit. « Le crabe » de Serge Legagneur est la transposition d'un conte pour enfant, « Tezin », à une œuvre de création littéraire absolument remarquable et géniale. Ce texte m'a permis de montrer à mes auditeurs la richesse de la culture haïtienne. Comme un bon vin, je l'ai décanté comme pour l'expliquer. Je me suis servi de la narration de ce texte succulent dit par Anthony Phelps. J'ai produit un document sonore novateur en puisant à même la création musicale savante de nos compositeurs (Julio Racine et d'autres) comme ponts musicaux. Ce qui est étonnant, c'est la réaction des auditeurs et auditrices de l'émission quel que soit leur origine. Encore une fois, la culture et l'imaginaire haïtiens n'ont rien à envier à qui ce soit.  Je lis très peu les poètes haïtiens contemporains vivant au Québec car leurs livres ne sont pas diffusés au Canada. Ici à Montréal, la plupart des poètes, sauf exception, reste cantonnée dans une poésie de salon qui n'a plus sa place. J'aime beaucoup Frank Étienne, ce poète a des moments de génie qui renversent. Les images utilisées surprennent. Que demander de plus. Le travail de création d'un certain Robert Berrouët-Oriol me plaît, surtout sa dernière création « Simoun ». Nos romancières m'épatent énormément : je fais référence à Marie-Célie Agnant et Emmelie Prophète pour ne nommer que ces deux là.

 

Robert Berrouët-Oriol (RBO) : Merci Henry Saint-Fleur d’avoir accordé cette entrevue au journal Le National.

 

Robert Berrouët-Oriol

Linguiste-terminologue

Montréal, le 7 mars 2022

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