Jacques Stephen Alexis, cent ans de « réalisme merveilleux » et « mort sans sépulture1 »

À l’occasion de la parution prochaine du livre collectif « Vieux Vent caraïbe » dont il assure la codirection éditoriale, Yves Chemla a accordé une entrevue exclusive au linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol pour le journal Le National.  Ce projet de livre collectif, auquel contribuent nombre d’écrivains et d’essayistes haïtiens, a été lancé pour commémorer le centenaire de la naissance du romancier Jacques Stephen Alexis « mort sans sépulture1 » sous les balles assassines de la dictature de François Duvalier. Yves Chemla est enseignant à l’Université de Paris Cité et chercheur associé à l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM), équipe des manuscrits francophones. Ce groupe est rattaché au CNRS et oeuvre dans le cadre de la critique génétique. Il travaille sur les avant-textes, les manuscrits, les brouillons, les carnets intimes, et a pour objectif d’identifier les versions et les variantes en vue d’éditer les œuvres, de préférence complètes. Jacques Roumain, Sony Labou Tansi, Aimé Césaire, Simone et André Schwartz-Bart, René Maran, Albert Memmi, Jean-Joseph Rabearivelo constituent un panel des recherches actuelles de l’équipe des manuscrits francophones. Celle-ci anime la revue « Continents manuscrits », disponible en ligne. Réputé analyste du corpus littéraire haïtien, Yves Chemla lit et analyse les productions littéraires haïtiennes, mais aussi d’autres littératures, depuis les années 1980. Il s’intéresse aux procédés mis en œuvre pour la production des différentes significations possibles, en fonction principalement des lieux de production et de lecture. Ses recherches parcourent, pour la littérature haïtienne, toutes les époques. Sa dernière étude académique concerne le roman haïtien initial : « Stella, de Bergeaud : roman malgré lui » (Littérature n° 205, Paris, Armand-Colin, mars 2022). Docteur ès lettres de la Sorbonne, critique littéraire, Yves Chemla est l’auteur du livre de référence « Littérature haïtienne 1980-2015 » paru en Haïti aux Éditions C3 en 2015. Auparavant, en 2003, il a fait paraître aux Éditions Ibis rouge le livre « La question de l'autre dans le roman haïtien contemporain ».

 

L’œuvre de Jacques Stephen Alexis

De manière tout à fait pertinente, Yves Chemla nous remet en mémoire que « L’œuvre de Jacques Stephen Alexis a fait l’objet d’une ample et fort éclairante présentation sur le site île en île . Ce site est désormais archivé et les informations consignées ne sont pas modifiées. Sur l’auteur, on dispose de plusieurs orthographes de ses prénoms. Florence Alexis, sa fille, rappelle qu’il désirait qu’elle soit graphiée ainsi, avec un accent : Jacques Stéphen Alexis ».

Yves Chemla précise qu’y a quantité d’études portant sur l’œuvre de l’écrivain, qui suscite régulièrement des vocations. Un des plus beaux est certainement le livre de Michel Séonnet, « Jacques-Stephen Alexis ou « le voyage vers la lune de la belle amour humaine » (Éditions Pierres hérétiques, Toulouse, 1983), qui sera réédité cette année à Port-au-Prince. Mais l’œuvre d’Alexis est dense et resserrée : trois romans achevés publiés du vivant de l’écrivain, un recueil de nouvelles. Nous manquons cruellement de l’édition de ses articles et de ses contributions diverses. L’œuvre comprend donc :

  1. Les arbres musiciens, Paris : Gallimard, 1957, 1984 ; Port-au-Prince : Les Éditions Fardin, 1986.
  2. Compère général soleil, Paris : Gallimard, 1955.
  3. L’espace d’un cillement, Paris : Gallimard, 1959, 1983.
  4. L’étoile absinthe, Paris : Zulma, 2016.
  5. Romancero aux étoiles. Contes, Paris : Gallimard, 1960.

L’entrevue

Robert Berrouët-Oriol (RBO) : Bonjour Yves Chemla. Vous coordonnez, en tandem avec la romancière Emmelie Prophète, l’ouvrage collectif en cours d’édition « Vieux vent caraïbe » pour commémorer le centenaire de la naissance du romancier Jacques Stephen Alexis. Dites-nous en quoi consiste ce projet de livre et quelle en est l’orientation éditoriale ?

Yves Chemla (YC) : « Vieux vent caraïbe », c’est à la fois l’écoute de ce conteur, de ce samba étrange, qui fait se rencontrer les contes les plus mystérieux aussi --je pense au « Sous-lieutenant enchanté »-- et la modernité vive. Il est à la fois au cœur de l’exercice de la littérature, par l’articulation entre l’oraliture et l’écriture, les contes et les récits d’origines populaires, et l’art très savant de la composition romanesque. Mais c’est aussi le rappel du souffle qui traverse le dire poétique – si Alexis n’a pas laissé à ma connaissance de poèmes, les romans sont traversés par ce souffle, et reprennent des chants populaires, des poèmes, des chansons, de Celia Cruz par exemple.

« Vieux vent caraïbe », c’est ainsi une géographie, en général identifiée, et stable mais dynamique et traversée de catastrophes climatiques et telluriques depuis des temps immémoriaux, des temps connus de celles et ceux qui ont disparu et qui hantent les mémoires. « Vieux vent caraïbe » : il soufflait déjà avant la catastrophe colombienne. Comme les étoiles mortes que nous voyons encore briller parce que leur lumière nous vient du fond des âges, il nous enjoint de remonter les traces des absents, jusqu’à portée de leurs voix.

L’orientation éditoriale est pilotée d’abord par chaque écriture individuelle, par ce qu’elle entend de cette voix, de ce qu’elle lui donne à entendre, de ce qu’elle lui transmet, et de ce qu’elle glisse au milieu de cet ensemble. Il n’y a pas d’orientation a priori, bien sûr, car chaque auteur s’approprie cette proposition à sa convenance. Aux éditeurs ensuite de construire une cohérence. J’aime assez l’idée de partir de l’existant. Lorsqu’un schéma préalable est ordonné, on court le risque de retrouver ce qu’on savait déjà. Or, vous le savez, le vent est souvent changeant. On ne respire jamais deux fois le même souffle, si je puis me permettre.

RBO : Pour illustrer l’ampleur de ce projet de livre, quels sont les écrivains qui ont accepté d’y contribuer ? Combien de textes Emmelie Prophète et vous avez-vous retenus, selon quels critères et à quels genres littéraires appartiennent-ils ?

YC : Tout le monde n’est pas à l’heure, et je ne peux indiquer encore de chiffres. Et puis, gardons un effet de surprise, si vous le voulez-bien. En revanche je peux vous dire que des essais, autour d’un certain nombre de notions alexisiennes ont été envoyés. Mais aussi des poèmes, des réflexions, des analyses. Parfois des nouvelles.

RBO : Pourquoi est-il nécessaire --dans une Haïti aujourd’hui meurtrie sous le feu de la mitraille et soumise au laminage de ses repères historiques--, de célébrer, de donner à relire l’œuvre d’un écrivain majeur de la littérature haïtienne contemporaine, Jacques-Soleil ?

YC : C’est une question grave, et qui exige des réponses à la fois fermes et mesurées. Pourquoi écrire dans ces temps de détresse ? peut-on se demander en paraphrasant Hölderlin. Devant des maux qui nous dépassent, qui nous atteignent ainsi que nos proches, mais aussi nos lointains, ne les oublions pas, prononcer des mots justes est nécessaire pour ne pas se retrouver soi-même perdu dans la tempête, ou pire à hurler dans le vide. Celles et ceux qui écrivent savent d’emblée que ce qui guide leur action est ce que je nommerais une morale de la forme, une exigence de rigueur et de précision qui vise à nommer le réel dans tous ses possibles. D’interroger à la fois les conditions de prise en charge du réel et celles de leur transmission.

Or c’est bien par là qu’Alexis a œuvré. Après l’action révolutionnaire assez teintée de romantisme de la révolution de 1946, l’absence d’étayage politique et syndical des jeunes gens héroïques n’a pas empêché la junte et le régime de Magloire, dont Francis-Joachim Roy a dressé le tableau épique et dérisoire dans son roman « Les Chiens ». Alexis a renforcé sa conscience politique, en considérant il n’y avait pas de salut en dehors d’une révolution : retourner la politique, la faire marcher sur ses pieds. Et que cette tâche exigeait un large assentiment sociétal. Ses romans sont toujours écrits dans une langue qui articule la gouaille populaire, le récit classique, ordonné et composé, les vocabulaires techniques, particulièrement celui de la médecine. Je me permets d’ajouter ici que le contexte intellectuel général est présenté de manière particulièrement vivante et évocatrice des enjeux et des transformations de l’époque dans l’ouvrage récemment paru et signé par Gérard Aubourg, « Le fascisme mystique du docteur François Duvalier en Haïti » (Éditions du Cidihca, Montréal et Paris, 2021).

RBO :  Sur le registre de la fiction romanesque, quels sont les temps forts de l’œuvre et quel est le legs de Jacques Stephen Alexis ?

YC : On a coutume de lire qu’Alexis est l’héritier de Roumain. Ce n’est pas aussi simple. Alexis n’est pas un continuateur de Roumain, c’est réducteur. C’est si vrai que dans « Compère général soleil », le passage de Jacques Roumain au personnage de Pierre Roumel se fait au détriment de toute l’action littéraire de l’écrivain. Alexis met en avant la fonction de dirigeant politique, et d’individu profondément humaniste. Je crois que l’écrivain Alexis est un écrivain de la rupture justement. Ce qui est frappant dans ses romans, c’est la très grande attention aux personnages qui survivent dans la précarité. Alexis comprend que dans ses textes cette précarité doit être analysée suivant plusieurs registres : l’insécurité, l’incertitude, le peu de constance, la variabilité des comportements. Le personnage n’est pas identique tout au long des récits : il se transforme, il réagit aux contraintes du réel. L’esthétique naturaliste chez Alexis glisse vers le récit de la métamorphose des consciences. C’est par ce procédé qu’il montre que les êtres sont plastiques, que leur conscience se transforme. C’est tout le sujet des trois romans, et de la plupart des contes. Je crois que c’est un héritage important, fondamental. Il a changé le visage de la littérature.

RBO : Pour certains critiques, Jacques Stephen Alexis est d’abord le théoricien du « Réalisme merveilleux », du « Réalisme magique » dans la fiction romanesque qu’éclaire la pensée d’un Alejo Carpentier, d’un René Depestre ou d’un Édouard Glissant. Pour d’autres, il est tout d’abord un producteur majeur de fiction romanesque qui a su élaborer une œuvre polyphonique sur les cimes de « la grande amour humaine » ? Ces deux visions de l’œuvre de Jacques Stephen Alexis sont-elles incompatibles ?

YC : Ce n’est d’abord pas le même registre. Le réalisme merveilleux, tel qu’il est théorisé par Alexis au premier Congrès des écrivains et artistes noirs réunis à l'amphithéâtre Descartes de la Sorbonne en 1956 et tel qu’il s’annonce dans les écrits, est d’abord de mon point de vue un ensemble de procédés discursifs, qui permettent au texte de se déboîter, de jouer et de se jouer des conformismes. C’est un procédé qui permet d’entrer dans la conscience des personnages, de suivre leur parole intérieure. C’est une forme de discours indirect, et qui alors permet à l’imaginaire d’exprimer une autre vision du réel, et c’est la seconde fonction du réalisme merveilleux : par exemple dans « L’espace d’un cillement », quand il suit les pensées parfois divagantes des personnages. Comme La Nina qui se demande : « Pourquoi y aurait-il douze mois, pourquoi pas treize ou mieux quatorze ? Quatorze mois lunaires qui se décompteraient en deux arcs-en-ciel de sept couleurs, sept couleurs de mois s’irrisant autour des deux pôles du chaud et du froid ? ».

C’est une façon de contester le conformisme imprimé par une conception étroite de la rationalité, de considérer, par exemple, que l’ordre n’est qu’un des cas possibles de ce que l’on nomme le désordre, pour se rassurer.

RBO : Le poète haïtien Robert Manuel, récemment décédé, a été l’un des premiers, dans « Le combat des femmes dans les romans de J.-S. Alexis » (Port-au-Prince : Éditions Deschamps, 1980), à aborder cette dimension peu connue de l’œuvre de Jacques Stephen Alexis. Jacques L’auteur de « L’espace d’un cillement » a-t-il été en Haïti un écrivain féministe avant l’heure ?

YC : Je ne me risquerais pas à prendre vraiment partie. Les portraits de femmes sont très divers dans son œuvre, et il y a pas mal de distance entre Claire-Heureuse, jeune fille menue qui est quasiment violée par le personnage lorsqu’il la rencontre sur la plage de Ça Ira, et qui devient peu à peu une femme vaillante et dégourdie, avant de sombrer dans la folie, et Harmonie, la petite-fille de Bois-d’Orme dans « Les arbres musiciens ». Dans le monde de la bourgeoisie aussi il y a une grande distance entre la représentation de l’épouse du ministre Paturault (« une petite mulâtresse éperdument belle, vertigineusement creuse et sotte, dont quelques petits scandales épicés avaient déprécié la valeur marchande », ce qui représente un jugement sévère) et Domenica Betances, la peintre surréaliste, dans « Compère général soleil » : « Non pas belle, mais indiscutablement pure et saine, auréolée d’une sensibilité voyante, qui la faisait à la fois sereine et tourmentée, enfant et mûrie, facilement gaie et facilement contristée. Le mouvement des pensées changeait sans cesse son expression. Fausse maigre, les jambes plutôt longues, elle avait le geste désinvolte et un air de savoir où elle allait ». Je crois là aussi que ce serait une erreur d’essayer d’évaluer positivement ou négativement la posture d’Alexis. Il s’y mêle quantité de paramètres : les intérêts de classe, les objectifs de carrière, l’espérance politique, particulièrement celle du socialisme réel des années staliniennes, etc. Ce qui est certain, et on le voit dans « L’espace d’un cillement », c’est sa très grande attention à la sensibilité féminine, et à l’existence quotidienne de celles qui supportent le pire de la condition féminine, les prostituées. Les moments de repos, de conversations presque sans enjeu sont des moments singuliers dans le roman, des moments de paix. Tous les mouvements de pensées disent les contradictions, les peurs, la proximité de l’abîme. C’est au sujet de l’homosexualité que la désapprobation du narrateur est la plus patente cependant, et ce chapitre mériterait je crois une étude approfondie.

RBO : En littérature il existe une grande et ancienne tradition d’écrivains-médecins, de « passeurs » de diverses formes du processus de transfert entre les savoirs littéraire et médical (Louis-Ferdinand Céline, Louis Aragon, Pierre Mabille, Jacques Stephen Alexis, Jean-Robert Léonidas, Mario Malivert, Joël Des Rosiers, etc.). Le savoir médical de Jacques Stephen Alexis, qui s’était spécialisé en neurologie, a-t-il joué un rôle phare dans l’élaboration de son œuvre romanesque ?

YC : On peut aussi ajouter en Haïti Louis-Joseph Janvier, et puis notre ami Jean Métellus, parti vraiment trop tôt. Je crois que vous soulevez une véritable hypothèse : on soigne les corps, certes, mais aussi l’esprit. La littérature haïtienne a pendant très longtemps choisi ses sujets dans Haïti même. Cet ancrage géographique a été considéré comme une détermination, une obligation à la fois rhétorique et patriotique. Par exemple le roman « Une chercheuse », de Louis-Joseph Janvier [1889, réédité en 2021 aux Éditions L’Harmattan] dont l’action se déroule en grande partie en région parisienne, et qui rassemble une héroïne dont la famille est originaire d’Espagne et un très jeune homme égyptien, son amant. La critique haïtienne n’a pas été tendre pour ce roman publié en 1889. On n’a pas compris que c’était sans doute le premier roman anti impérialiste de l’histoire de la littérature. Il faut relire la critique, pourtant tardive, assez moralisatrice et hors de propos par Ghislain Gouraige…

Il y a une représentation du monde et du monde haïtien gagnée par une pathologie continue, dont l’écrivain-médecin cherche à dresser le diagnostic pour pouvoir procéder à des modes de soin. Dans le cas d’Alexis, je crois, mais ce n’est qu’une intuition, il est aussi une question de rivalité. François Duvalier aussi était médecin, et il a bâti sa réputation sur sa participation aux campagnes états-uniennes contre le pian. Alexis présentait un visage lumineux : il avait voyagé, s’était consolidé un véritable réseau international, alors que Duvalier s’était enfermé dans une représentation de « l’haïtianité » opaque et assiégée, comme une muraille. Le rempart est censé protéger de l’agresseur, mais ça peut devenir un dispositif de clôture. Le véritable médecin en revanche sait que son savoir est mesuré, qu’il est toujours à remettre en question, sans relâche perfectible. Ce point aussi rapproche le médecin de l’écrivain. On n’est pas dans le supplément d’âme, dans la métaphore figée, mais dans l’effort incessant qu’exige la morale de la forme. Je pense aux recherches sur le langage menées par Jean Métellus, en particulier le bégaiement, et sa traduction romanesque dans « La parole prisonnière » (Gallimard, 1986), un très grand roman. Métellus considérait le bégaiement comme une des marques des difficultés de communication des êtres, mais aussi comme la marque d’une pathologie plus générale et qui cette fois concernait l’histoire d’Haïti, et la difficulté sociétale à construire des projets de solution. En ce sens, il était lui aussi un héritier d’Alexis.

RBO : Merci Yves Chemla d’avoir répondu aux questions de cette entrevue exclusive pour les lecteurs du National.

 

 

Note

« Mort sans sépulture » est le titre du remarquable film documentaire que le cinéaste Arnold Antonin a consacré en 2015 à la vie et à l’œuvre du romancier Jacques Stephen Alexis.

 

Robert Berrouët-Oriol

Linguiste-terminologue

Montréal, le 21 mars 2020

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