Il était une fois un homme dans « Le douzième étage »

Dans le cadre de l’activité « Regard ailleurs » proposée lors de la quatrième édition du Festival théâtre communauté des Noirs qui se déroule en Haïti et à Montréal jusqu’au 27 mars 2022, l’Alliance française du Cap-Haïtien a accueilli la pièce « Le douzième étage » de l’écrivain haïtien Gary Victor. Sur une mise en scène de Ralph Civil, cheville ouvrière de la Compagnie théâtre créole (KTK), « Le douzième étage », interprété par le comédien Joepitz Dorsainvil, met en scène le destin individuel d'un homme aux prises avec ses rêves, ses défaillances et ses contradictions.

Il faut le dire d’entrée que la pièce théâtrale « Le douzième étage » fait référence au suicide du comédien Karl  Marcel « Lobo » Casséus qui s’était jeté dans le vide du huitième étage d’un immeuble à Paris le 12 novembre 1997. Lobo, comme disait le poète Syto Cavé, était cet artiste qui donnait aux autres l’opportunité de regarder Haïti avec les yeux du cœur. Mais en plus de penser à Lobo, « Le douzième étage » est un texte très fort qui traduit tout le désir du peuple haïtien qui est dans une quête permanente du bien-être. Dès le lever du rideau, les spectateurs découvrent la silhouette d'un homme debout dans sa chambre.  Il s’est  vêtu d'une chemise rouge et d’un pantalon noir. Il réfléchit sur la vie. Sa vie. Laquelle ressemble à des soldats sans armes qu’on avait habillés pour un autre destin. Il réfléchit sur ses désirs qui n’ont pas pu voir le  jour. Il vit au jour le jour sous le poids de son silence et le masque du quotidien. Seul dans sa chambre, il ne voit pas le ciel passer, préférant de temps en temps se regarder non sans indifférence devant le miroir de sa chambre encombrée d’un lit à une place et d’une table où sont posés des journaux et ses livres de chevet. Roger, interprété par Joepitz Dorsainvil, habite au 12e étage d’un immeuble, loin des rumeurs lointaines de la foule. Il mène une vie ordinaire jusqu’au jour où un mécène lui propose un million de dollars pour qu’il se jette du douzième étage de l’immeuble où il habite. Mais durant sa chute, lui rassure le mécène, des ailes lui pousseront dans le dos. « Il faut que tous les gens du pays assistent à ce spectacle », lui a-t-il dit.

« Quand voulez-vous que je me jette du douzième étage ? Cette fois la question parut l’intéresser au plus haut point … Il abandonna le nœud de sa cravate pour se gratter la tête, l’air cette fois confus. Je n’avais pas pensé à ce détail… Le plus vite possible. Le temps qu’un maximum de publicité soit fait autour de la question. J’y tiens énormément … Un maximum de publicité ...Mais à bien réfléchir … J’aimerais que vous sautiez le jour de la Saint-Jean … C’est dans une semaine… Vous savez j’adorais tant les papillons de la Saint-Jean. Il y eut une fêlure dans sa voix … Il toussa, me tendit la main et me dit : « Bonne chance et bon travail ». J’allais lui demander son nom, mais je ne sais comment, il devina la question qui allait sortir de mes lèvres. Mes noms et prénoms, profession, adresse, habitude sexuelle, appartenance politique, religion et tout le bazar sont Ici, détails inutiles, Roger. Je veux que vous sautiez tout simplement. Pour les ailes encore une fois, ne vous inquiétez pas. Une dernière chose, le un million de dollars c’est entre vous et moi … Il faut que votre démarche soit perçue comme quelque chose de totalement désintéressé. Les valeurs se perdent tellement de nos jours que je m’en voudrais de ne pas œuvrer à donner à la jeunesse un exemple salutaire. »

Au départ du mécène, Roger prend contact avec sa fiancée Sophie qui lui demande de l’épouser avant qu’il saute. Puis il passe en revue  les grands titres de la presse locale et internationale qui relate ce grand événement qui arrive dans quelques jours. Le journal « Le jeudi soir » compare « Le douzième étage » comme les douze stations du Christ. « Roger en un seul saut du douzième étage se prépare à racheter les péchés de la nation. Les ailes qui lui pousseront au dos pendant sa chute doivent être comprises comme une nouvelle résurrection, la mutation obligatoire du citoyen pour régénérer notre patrie », a écrit le journal. La politique haïtienne s'empare aussi de l’affaire. Le ministre de la Culture a organisé un concours de poèmes dans toutes les écoles sur la thématique : Le saut, et le président de la République d’Haïti pense que le saut de Roger, teinté d'une originalité hors du commun, fait honneur à l'esprit haïtien.

« Le douzième étage » de l’écrivain haïtien Gary Victor sur cette mise en scène de Ralph Civil a réussi avec brio le pari de proposer une réflexion axée sur le temps et les relations entre le passé, le présent et l’avenir, sur la destinée de l’homme haïtien trop souvent manipulé par des politiciens magouilleurs de tous poils. Ce monologue ou du moins ce parabole d’un failli est servi à quelques exceptions près par une brillante virtuosité verbale et un humour grinçant typiquement haïtien. À travers une comique de gestes, de mots, de situations et à l’aide de ce texte très dense, Joepitz Dorsainvil arrive à  transporter les spectateurs dans un univers si complexe et livrer après coup une réflexion profonde et un peu mélancolique sur la réalité haïtienne pleine de tares et de travers. Tout fait sens dans cette pièce, à commencer par les répliques des personnages que l’acteur seul sur scène incarnait qui se renvoient les uns aux autres comme dans un jeu de miroirs. « Le douzième étage » peignant avec tendresse sur fond d’horizons incertains notre petit monde agité et assoiffé de bonheur où bon nombre d’Haïtiens prennent plaisir dans certaines circonstances de leur vie à sauter sans parachute.

 

Schultz Laurent Junior

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