Duval-Carrié ou révéler le passé de la Caraïbe- Amérique

Né à Port-au-Prince en1954, Édouard Duval-Carrié a étudié au Canada et à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts à Paris avant de s’installer à Miami où il vit et travaille. Endépit du fait que victime de prédations locales et étrangèresHaïti soit à l’agonie et à cause du lourd héritage narratif d’État failli de sonpays, Duval- Carrie entendinterroger l‘histoire et les rapports responsables de cet état de fait et contre le misérabilisme offrir au pays une peinture scintillante.«Que peut-on faire quand la jarre est cassée on ne peut pas remettre le lait là-dedans, nous dit-il, il faut inventer autre chose une jarre qui soit si belle que tout le monde la respectera.»

Son œuvre charrie des interrogations sur le passé d’Haïti, son présent, sur les croyances vodou, dites superstitieuses par l’Occident chrétien, sur les rapports de l’Occident avec la Caraïbe et son refoulé qu’est l’esclavage, sur l’art fait par des paysagistes blancs au États- Unis au19e siècle. Ainsi, des portraits réels ou imaginaires de Toussaint Louverture et de Pétion, Mackandal, des présentations de figures fantastiques, d’icônes et de personnages de la cultureaméricaine et des paysages américains revisités foisonnent dans son œuvre. Il place lui-même l’histoire au cœur de ses créations, l’histoireméconnue d’Haïti en particulier. Voici ce qu’il en dit :«j’essaye de donner le plus possible d’informations dans mes œuvres et ne fais que souligner lepassé pour expliquer le présent.» Parlant de son rapport àl’histoire de l’art il souligne :« l’histoire de l’artfait partie intégrante de mes recherches et pour cela je lis beaucoup.»

Duval-Carrié ou la narrativitédécoloniale

Duval-Carrié remet en question lerécitdes imaginairesdominants (politiques, médiatiques) surHaïti, la Caraïbe et l’Amérique, la fin de la colonialité, la volonté hégémonique de la culture américaine tout en mettanten avant les résistances des peuples de la région.Il traite les donnéeshistoriques qu’il recueille en peignant une diversité de situations et de tableau en tableau, il déploie des aspects d’un même récit. A Propos de ses œuvres il convient de parler de récit décolonial

En exemple, à travers ses œuvres il nous propose une autre narration en revisitant des œuvres de paysagistes américains. En effet, si pour les paysagistes américains du 19esiècle, Church ,Heade et Bierstadt,qui voulaient donner une vision édénique de l’Amérique et témoigner du caractère neuf et inviolé du territoireaméricain, il importait de présenter des paysages inhabitéspour promouvoir etexalter la conquête du territoire(conquête de l’ouest) et gommer l’existence des autochtones,Duval-Carrié nous rappelle que ces paysages sont habités par des esprits immémoriaux qui sont soient des loas, soient des esprits vénérés par les premiers habitants du territoire.Ils ramènentà nos mémoires la présence des colons ainsi que les victimes du génocide et de la traitedontles descendants demeurent étroitement surveillésaujourd’hui encorepar les forces de l’empire sur la mer omniprésente dans ses tableaux. Dans son œuvre la mer est une métaphore du voyage et du contact. La mer est un lieu de pouvoir. Ainsi son tableauAfterBierstadt- the landing of Colombus montrant le notable Christophe Colomb etMarie- Antoinette en compagnie de Spiderman, Bugs Bunny, Mickey Mouse, etc. sur une barque ,nous parle d’un monde entré en globalisation historiquement depuis la conquête et dont la trame continue à travers, parfois moins de drame,les figures cultes de la culture américaine. Ces figures ont voyagé hier et voyagentaujourd’hui pour peupler le monde de leur présence et étendre leur domination.

Le monde subaquatique, univers des dieux et déesses,n’est pas non plus vide. Les colons y sont présents, car dans son tableauChristophe Colomb et alias on voit le marin Christophe Colomb sous l’eau en compagnie de Mikey et Donald Duck, c’est dire quela prise de possession est totale. Vu cette prise de possession des figures comme Baron Samedi, Erzulie, etc., peuplent des barques etprennent la mer et l’eau (la migration des esprits). A cause de cela des boat people prennent le large. Etpuisqu’ il estquestion de migration, on peut comprendre quedans notre monde les personnes ne voyagent jamaiscomplètement nues et seules.Elles emportent avec elles leursdieux, leursreposoirs(arbres) repeuplant le monde à leur manière. Signalons que l’arbre du tableau ci- bas est aussi une métaphore du déracinement.

Pour témoigner de son regard sur les rapportsd’Haïti avec l’empire et des éléments intangibles qui ont été refoulés de l’histoire, il nous propose L’embarquement pour l’Isle de France ou le renvoi d’ErzulieFredaDahomay.Ici, même la déesse est refoulée. C’est dire comment des éléments intangibles sontégalement mis au rencart par l’Occident pour assurer son empire(persécution contre le vodou) Cette œuvre est un clind’œil àl’Embarquement pour Cythère de Watteau et à des paysagesde Frederick Churchet JonhsonHeade etpar synecdoque au sort des immigrants haïtiens dans le monde oùqu’ ils aillent.«En représailles à cesnègres libres qui avaient fondé une Républiqueindépendante, nous dit Duval-Carrié, l’ilefut mise sousembargopar la France et plus tard par les États- Unis. Cette mise à l’écart du monde fut fatale pourHaïti et je dirais que ce blocus existe encoreaujourd’hui,sous une autre forme.»Donc, contrairement à ce que prétendent les zélotes de la globalisation, l’heure de l’amitié et du monde sans frontière physique n’a pasencore sonnée. De plus, Duval-Carrié récuse le narratif faisant impasse sur lepassé d’Haïti imaginé par les dominants et une certaine historiographie internationale qui a élaboré un récit fataliste et victimaire puisant dans l’inaltérable pensée racialiste.

Haititopia

Ce regard décolonial de Duval-Carrié rend lisible un autre récit historique expliquant l’échec et le discours d’échec qui court sur Haïti, minorant l’apport de son entrée sur la scène internationale en 1804 avec la première révolution anti esclavagiste et anticolonialiste du monde, minorant également ses luttes récurrentes pour la justice et la justice sociale en les mettant à l’actif de l’insurmontable ensauvagement du peuple et du chaos. Sans être discoureur Duval- Carrié déconstruit le narratif dominant par le truchement de son art. Il renverse les imaginaires dominants (politiques, médiatiques) et se réapproprie un discours sur soi, une autre narration,mais de manière allusive. Car quand il crée il y a un en-deca et un au-delà dans ces images. Il dit plus que ce qu’il peint ou sculpte. Il revient donc aux regardeurEs de saisir le contexte, le message et de les interpréter pour en saisir le sens. Ses œuvres récusent pourtant le discours idéologique manichéen et simpliste. Ces images sont le témoignage de son pouvoir et désir d’agir, de ses résistances et de ses luttes.

Contre le narratif de misère, et tout en sachant que ce qui brille n’est pas de l’or, il nous offre des œuvres qui scintillent : des HAITITOPIAS. Ces effets sont obtenus par l’utilisation de paillettes d’argent, de résine, des contrastes de lumière et d’ombre et surtout de couleurs vives. Tout chatoie dans ces œuvres malgré les situations de domination et les rapports d’inégalité dont il témoigne. Réponse à la narrativité dominante qui nous a apposées dans les medias et ailleurs, l’étiquette de pays le plus pauvre de l’Amérique sans se soucier de savoir si le PIB était la seule mesure de la pauvreté, sans chercher les causes profondes de ce qui est à ses yeux un désastre. Face à ce chatoiement l’artiste demeure toutefois précautionneux. Il dit à peu près : «il ne faut pas que parce que c’est beau, ils (les regardeurEs) oublient le sens de mes œuvres.»

Le réalisme imaginaire

Outre ces tableaux faisant apparaitre des figures historiques, des loas, des images de bandes dessinés et dessins animés,il nous met sans arrêt en présence de personnages hybrides et en métamorphose dans des portraits. Ce sont des femmes devenues arbres(cotonniers plutôt en référence au travail de Noirs dans les champs de coton en Alabama et dans les iles ), ou personnages envahis de fausses représentations de microbes, des hommes cornus, qui sont autant de manifestations de son monde imaginaire et de l’imaginaire collectifet social de l’hémisphère. Outre l’histoire, les contes et les légendes irriguent également l’imaginaire du peintre.SesSoukouyan qui font référence au loup-garou dans la culture haïtienne et à une figure maléfique dans le folklore des caraïbes en attestent. Ces figures bousculent les catégories de la logique occidentale que sont la rationalité et l’irrationalité, le positifetle négatif pour embrasser le monde magiquement.L’Histoire n’est plus faite selon le discours des dominants il y introduitl’interprétation des sans part et sans voix à travers les légendes. L’histoire englobe le récit des subalternes.

Mondialité des imaginaires

Contemporaine, l’œuvre de Duval-Carriéquestionne aussi le monde. Ses préoccupations ne sont pas insulaires, mais s’étendent à la domination qu’exerce l’Occident aujourd’hui encoresur le Sud et ses Sud tout en prenant acte de la mondialité, de la tendanceà l’effacement des frontières des imaginaires et dont il est un témoin. Dans son exposition The art of embeddedhistories, il intègre l’histoire des Américains dans un seul mouvement,façon de rassembler leurexpérience commune de l’esclavage qui comme le dit Fanon est d’abord passée par le déni de leurs corps qu’il met en image « Le Sud desÉtats-Unis , toutes les iles et autres pays de l’hémisphère sont liés par la même histoire,dit-il, cela inclut l’économie de plantation ,le génocide des populations indigènes en esclavage, des révolutions, des états faibleset des pouvoirsdictatoriaux… »

Edouard Duval-Carrié, La triste fin de Jacques-Stephen Alexis, 1992, coll. Afrique en Créations, Cultures France, Paris (exposé au Musée du Montparnasse)

Quand il évoquedes rapports d’Haïti avec l’empire Duval -Carrié convoque toutle Sud qui a une histoire semblable à celle d’Haïti. Il peint aussi ce monde en mondialisation de l’intérieur mettant à nu ses blessures. Ainsi, concernant son pays d’origine il a de nombreuses piècesbouffonnes sur la dictature des Duvalier, sur l’assassinat d’opposants(Jacques Stephen Alexis) qui sont transférables mutatis mutandis auxexpériences des autres pays d’Amérique Latine et d’Afrique. En outre,des créations artistiques de Duval- Carrié le caractère multi scalaire(local, régional et global) de son imaginaire ressort avec évidence. PourArjunAppadurai , la globalisation induit l'émergence de nouveaux territoires ethniques et culturels. Elle construit des identités mixtes et complexes et aussi de nouveaux imaginaires qui ont comme caractéristiqued’être cosmopolites. Avec ses œuvres Duval-Carriédevient aussiun témoin des imaginaires en mondialité c’est à dire situés et ouverts sur le monde.

L’ensemble des œuvres de Duval- Carrié nous ouvrent à une autre saisie de l’histoire de laCaraïbe–Amériqueet d’Haïti. Les raisons de notre difficulté àagir sont mises à nues et avec ses œuvres lavictimisation s’éloigne,car nous sommes en lutte et en résistance.

Pascale Roumain

Notes
Bierstad a produit un tableau du même nom montrant l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique au
milieu d’une fête organisée par des indigènes en guise de bienvenue.
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, Paris, 1952
ArjunAppadurai, Après le colonialisme : Les conséquences culturelles de la globalisation, Payot, 2005
 

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