Paysages de mer, de neige et de mangroves

Tout de même, on se sent un peu balourd quand on écrit à la lecture d’un roman de Jean-Luc Marty, tant l’écriture y est proche de l’idée qu’on se fait de la grâce. On n’entend pas par là on ne sait trop quelle béatitude : les histoires racontées par cet écrivain souvent s’approchent au plus près des failles vertigineuses de l’esprit, sans céder pour autant au chant des sirènes qui trop souvent fait basculer le roman dans une dramatisation quelque peu tonitruante, sûre de ses effets.

L’art de Jean-Luc Marty est avant tout celui d’un moment rare, souvent désiré, pourtant peu atteignable : la déprise. Ce n’est pas l’indifférence suscitée par un pessimisme teinté de nihilisme, mais une qualité, celle de qui n’en a cure, en fait. La déprise, c’est un événement qui va se prolongeant à l’insu de qui sans la désirer, sans la nommer, ni surtout la rechercher, la sait indispensable à la tenue de ses propres émotions. C’est une façon d’atteindre à la littérature, sans que celle-ci ne se dénonce comme telle. Voilà pourquoi on se sent malhabile dès que l’on écrit avec le texte d’un tel écrivain : on vient troubler ce miroir de l’intime.
Mais aussi, c’est l’habileté de l’écrivain qui suscite un tel sentiment de pudeur. Une Douleur blanche repose sur une articulation à plusieurs paires : l’histoire vécue récemment par le narrateur au Brésil dans un hameau de pêcheurs dans le Nordeste, l’histoire de son enfance et de son adolescence dans une ville portuaire de la façade ouest de la France, sans doute Lorient – il est question de la base de sous-marins - ; l’histoire de son père, marin pêcheur disparu en mer dans un naufrage suspect, qui fait penser à ce que l’on ne parvient pas à savoir au sujet du Bugaled Breizh ; celle de sa mère, infirmière de son état, malade et qu’à son retour, le narrateur trouve en phase terminale. Elle lui apprend aussi qu’elle est aimée par un autre homme, depuis la disparition de son mari ; l’histoire de Karmel, rencontrée par le narrateur alors qu’il roule sur la route des marais vers la ville de son enfance le soir de son arrivée : Karmel ramasse des bois flottés sur les plages, les assemble, participe au tournage d’un film, l’accostage d’un bateau au port. Il y a aussi des personnages secondaires : qui fréquentent le bar de la Marine, où le narrateur retrouve Karmel ; le personnel de la maison de repos où se trouve la mère ; l’amant de sa mère qui vient la visiter et que le narrateur rencontre pour la première fois.

Ces événements sont autant d’états de la conscience du narrateur, qui vit à la fois la rencontre amoureuse avec Karmel, la manifestation de l’affection et de la tendresse pour sa mère, qu’il n’a pas revue depuis une dizaine d’années, le souvenir insistant de la disparition paternelle, et le vécu récent d’une tragédie au Brésil. Éléments narratifs hétérogènes ? Pas autant qu’on pourrait le croire, et Jean-Luc Marty ne se livre pas ici à un exercice de style, mais bien à une analyse de ces situations qui de juxtapositions de récits et d’histoires extérieures deviennent constitutives de l’intériorité du narrateur, et d’abord de son existence. Sans doute même le vocable d’analyse est de trop ici : ça raconte, et c’est depuis les bribes de récits que l’articulation se fait, que la signification de ces événements va faire sens, peu à peu, avant que l’intelligibilité ne se manifeste au narrateur et au lecteur dans les dernières pages.
Pourtant, les signaux sont présents, tout au début, qui ne sauraient faire sens, tant c’est par le temps et la conscience de celui-ci que les choses arrivent à la conscience. Ainsi, l’évocation des pieux envasés comme des croix pour les noyés la détresse alors sur le visage de Karmel à cette évocation dont personne ne peut savoir qu’elle lui fasse mal, ainsi que le désarroi que son expression manifeste à la surface des choses et des mots. L’évocation du père ravaudant ses filets annonce également en quelque sorte la matrice narrative de la remontée des souvenirs, mais surtout le moment brésilien, où il est question du filet, de la manière de le tenir, de le lancer, de le ramener à soi.

Tout un pan du roman s’inscrit dans un texte latent pour un lecteur qui serait aussi un peu pêcheur. Il faut peut-être avoir connu la technique de l’épervier pour parvenir à apprécier les descriptions des gestes du lancer. Peu d’écrivains, en vérité, nomment avec précision ces choses de la mer et de la pêche. Le poète tunisien Moncef Ghachem a naguère consacré un recueil à ce filet, L’Épervier, des nouvelles de Mahdia, en 2009. Sa délicatesse, sa légèreté, quand on le porte autour de la poitrine, ne laissent pas de surprendre quand on ramène à soi les gerbes de poissons qui frétillent, en fait qui se débattent dans les affres de la mort. Pour parvenir à ramener la pêche, il faut savoir attendre, et observer, se dégager de toutes les emprises qui empêchent et détournent, voire divertissent. Et puis, on le comprend assez vite, cette technique se sépare radicalement de celles de la pêche industrielle. L’épervier est un instrument de gens de peu. Ils sont de la même essence que celles et ceux qui ramassent les bois de mer, de ceux qui passent leur existence à attendre, dans les bars, au bord des fleuves et de l’océan. Au Brésil, quand ils ne pêchent pas, ils maçonnent pour de riches étrangers des villas somptueuses qui finissent par empêcher les pêcheurs d’accéder à l’eau. Ailleurs, en Bretagne, ils passent les soirées à chercher à se rencontrer dans des bars, à tenter de se parler. Mais au Brésil, la violence ambiante, qui déclenche les feux qui dévorent la forêt, réduisent bêtes et hommes en poussière, accomplit son travail de sape : on blesse, on tue. Les rencontres s’achèvent dans la discorde, la séparation, le silence. De l’autre côté de l’océan, ce sont les usines qui ferment, et des sociétés qui poursuivent une hygiénisation qui vire au cauchemar. Les êtres n’y sont pas seulement malmenés par l’absence, mais par la façon dont ils sont évacués, comme la mère du narrateur, quand elle est placée à l’hôpital. Dans la maison de repos, à peine aura-t-elle été un pli dans le service. Elle est pour ainsi dire annulée.

Contre cette absence, cette oblitération du réel, certains parviennent à cultiver  l’imprésence : à la fois là et pas là, un creux dans le réel, à peine un pli, presque annulés. Il n’y a que les fous, les artistes et les amants, celles et ceux qui revêtent une de ces qualités, pour défaire cette façon de disparition, et pour attacher leur propre présence à la survenue de ces existences : « Au Brésil, sur le balcon de la pousada, il y avait un chat qui me rendait visite, toujours avant la nuit. Un chat mélangé d’autres chats, roux, noirs, blancs, tigrés. Un animal de mangrove, abîmé, museau court, queue levée, frémissant au moindre bruit, geste ». Le monde est d’abord opaque, et c’est de cette opacité que se tissent les récits de nos vies, analogues aux objets polis après un naufrage. Dans la chambre-atelier de Karmel, le narrateur observe ce qui est en train d’arriver, ce qui se cherche un chemin vers les autres : « Je ne sais si je me trouve devant une sculpture en cours, un ex-voto à taille humaine, une sorte de totem sculpté de débris marins qui trouvera usage face à l’océan.
Plus certainement un récit taciturne, obscur, qui prend forme ».

Ça se fraie un chemin à tâtons, on dirait. Et c’est depuis cette imprésence que le narrateur met des mots : « À la question de Zé, de savoir ce que j’étais venu chercher au Brésil, j’aurais pu répondre : un endroit où mes diversités trouveraient place, mes nombreux corps, ma vie de gars inapte à la race. Un coin où deux paysages auraient le droit d’en faire mille, en un seul être ». C’est bien cette diversité – on reprend ici volontiers le terme proposé par les auteurs de l’Éloge de la créolité (Bernabé, Chamoiseau et Confiant, en 1988) de diversalité, entendu comme la critique radicale de l’universalisme, mais surtout selon le mot de Bernabé comme la compétence reconnue à chaque être à considérer l’altérité, quelles qu’en soient les manifestations. L’imprésence reconnue est une façon on l’aura compris d’inconfort.
Sans appuyer sur cet aspect pourtant essentiel, Une Douleur blanche est un roman dont les personnages se détournent sciemment des situations de confort, qu’il soit physique ou bien déjà moral. Quand il veut réaménager l’appartement de sa mère, le narrateur est confronté à ce paradoxe fréquent : la placer dans une situation d’apaisement, tout en cherchant à prolonger sa propre vigilance à la vie, et donc à ne pas chercher à se contenter des commodités courantes, modernes, hygiénistes, celles par exemple de la maison de repos, ou bien de sa propre chambre d’hôtel à l’arrivée en ville, après le chemin de la route des Marais, la rencontre de Karmel, « son odeur grise, anxieuse, qui ne craint pas de s’imposer », les doigts qui se croisent, formant un poing qu’elle serre dans ses cuisses, et l’histoire à peine commencée qui semble s’arrêter au bord d’un quai, devant les pieux utilisés pour la construction des bateaux. Le narrateur d’ailleurs reconnaît qu’il est empêché, qu’il est de ces gens qui écoutent les battements du monde plus que les leurs propres : « Je n’ai pas la phrase juste. En général, je n’ai pas l’intelligence nécessaire pour répondre au pied levé, trop pris par les battements de cœur du réel, son souffle immédiat. Ou empêché par la conscience aiguë de l’écart possible entre ce qui se dit, se voit de prime abord et la nature profonde de ce qui se trame véritablement au dos des êtres. Un écart qui me désarçonne et – mais sans doute est-ce pour cette raison que je le vois, et l’entends – ne cesse de me raconter ». D’autres parviennent sans peine à dire d’un coup ce qu’ils estiment devoir être formulés. Sans doute aussi n’entendent-ils pas ces battements subtils. La parole empêchée est une parole qui se cherche, tout autant qui se trouve, mais lentement. Ainsi lorsque le narrateur se retrouve à qualifier ce que sa mère entendait par maison, qui n’a pas grand-chose à voir « avec la nature de l’endroit habité. Elle, moi, et lui aussi, mon père, dont la présence flottait dans les photographies, c’était nous qui formions maison, par assemblage disparate de corps, d’esprits, articulations affectives, rituels journaliers ». C’est par touches progressives, nominales, que les choses parviennent à être dites, des mots qui viennent, sans souci des normes imposées.

C’est depuis la prolongation de cet inconfort matériel que le phénomène de la déprise parvient à la conscience. Une douleur blanche : celle du fils qui accompagne sa mère vers le bord ultime de l’existence, qui lui permet de vivre l’ultime, le fils qui accomplit les gestes lents d’un passeur qui n’est plus ce personnage sinistre des contes et des légendes, et qui conduit la barque de la nuit. Mais qui aime et qui donne, qui écoute et qui parle.

Accompagner jusqu’à partager non le terme, mais le chemin, accompagner oui.

Parce que la déprise, c’est tout le contraire du nihilisme.

 

Yves Chemla

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