Entre créole et français : la langue de Raphaël Confiant dans « Eau de café »

Raphaël Confiant est un des noms importants de la littérature antillaise francophone. Il a commencé à rédiger ses romans en langue créole, la langue maternelle des habitants de la Martinique. Dans son roman intitulé Eau de Café, Raphaël Confiant utilise à la fois la langue française et la langue créole. Il profite de la langue créole pour décrire l’ambiance colorée et exotique de l’île. Il utilise dans son roman des séquences en créole, des créolismes et des mots qui appartiennent au lexique créole de l’île. Dans cet article l’auteur étudie l’univers linguistique de Confiant dans son roman Eau de Café après avoir insisté sur les particularités du créole martiniquais qui est la langue parlée de la population martiniquaise. C’est une langue à part entière qui possède une grammaire et un lexique. Ce sont les écrivains créolistes qui ont souligné l’importance de la langue créole. Après l’Africanité d’Aimé Césaire et l’Antillanité d’Edouard Glissant, Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant créent le courant créoliste et soulignent l’importance de la culture et de langue créoles. Le roman de Confiant contient un grand nombre de dialogues en créole dont les occurrences se multiplient dans le contexte de l’argot et de la sexualité. Raphaël Confiant a recours à un lexique créole pour ses descriptions des événements qui ont lieu à Grand-Anse, le village où se déroule l’action. Antilia, la jeune femme énigmatique qui apparait à la fin des sept cercles du roman, dresse un réquisitoire contre le système colonial qui a dominé l’île avant 1946 et elle explique la raison de l’emploi des mots qui figurent sur le lexique créole. Raphaël Confiant reprend dans son roman la diglossie qui existe dans les Antilles. Des auteurs antillais comme Patrick Chamoiseau et Gisèle Pineau utilisent également la pratique linguistique de Confiant. Ainsi la langue créole et les créolismes deviennent le fondement de la littérature antillaise francophone.

Mots clés : Raphaël Confiant, Eau de Café, créole, diglossie, glossaire créole, colonialisme, Antilles, Martinique

Le créole martiniquais est une langue directement liée à l’île de la Martinique et parlée non seulement sur l’île mais aussi parmi la diaspora martiniquaise dans le monde. Le créole n’est pas une langue qui appartenait à la population autochtone, elle a été formée par l’ensemble de la nouvelle population de l’île, tant blanche que noire, au cours de longues années. De nos jours cette langue possède une littérature écrite. Raphaël Confiant qui a commencé sa carrière d’écrivain en donnant des œuvres en langue créole, a écrit son roman Eau de Café (1991) en français sans pour autant laisser le créole de côté. Confiant emploie un grand nombre de créolismes, ce qui donne une couleur locale incomparable à son roman. Dans ce court article, nous allons d’abord présenter brièvement le créole martiniquais puis nous allons en analyser les occurrences dans Eau de Café. Notre but est d’étudier les particularités du langage de Raphaël Confiant qui a joué un rôle important dans le courant de la créolité.

 

La langue créole en Martinique

Découverte d’abord par les Espagnols au début du 16e siècle, la Martinique est passée aux mains des Français en 1635. Les premiers habitants de l’île, les indiens caraïbes, ont disparu rapidement et les Français ont dû importer des esclaves noirs d’Afrique. La Martinique appartenait à la « Compagnie des Indes occidentales » dont le but établi par Louis XIV était d’apporter de gros bénéfices à la métropole. On a instauré très vite sur l’île des cultures qui nécessitaient une main d’œuvre importante comme le tabac, le coton, l’indigo et la canne à sucre. Finalement la canne à sucre est devenue la culture dominante. Au début, l’agriculture s’organisait dans des habitations où les esclaves, en nombre limité, étaient en contact avec leur maître français et communiquaient avec quelques mots de français. Ils utilisaient un pidgin, un parler archaïque composé de substantifs et de verbes à l’infinitif. Quand le nombre d’esclaves a augmenté sur l’île et que les habitations ont laissé la place aux plantations, les esclaves n’avaient plus d’accès direct au maître français. D’autre part ils appartenaient à des ethnies africaines différentes et ne se comprenaient pas entre eux. Petit à petit le pidgin à base de français s’est transformé en une langue à part entière avec une grammaire et un lexique. Cette langue qui est le créole, était la langue de communication de tous les habitants de la Martinique. Au 18e siècle les maîtres blancs utilisaient également le créole dans leur vie familiale.

Le créole martiniquais a une base lexicale française à laquelle s’ajoutent des mots des langues africaines et amérindiennes mais aussi de portugais, d’espagnol et même d’anglais. Entre leur enlèvement du village et leur arrivée à la plantation, les esclaves étaient exposés à des marchands de diverses nationalités car la traite des Noirs était une activité internationale.

Les premiers textes écrits en créole sont apparus vers la fin du 18e siècle. La plupart de ces textes étaient liturgiques ou administratifs. Les Blancs et certains mulâtres qui avaient accès à l’éducation parlaient et lisaient le français; le reste de la population parlait le créole mais ne le lisait pas. Bien que la graphie de ces premiers textes fût très instable celui qui lisait le français pouvait la déchiffrer tant bien que mal.

Après l’abolition de l’esclavage en 1848, les Noirs ont progressivement eu accès à l’école et ont commencé à apprendre le français. Avec la transformation de la Martinique en département d’outre-mer en 1946, la presque totalité de la population a été touchée par la scolarisation. Les Martiniquais étaient devenus des citoyens français de plein droit et le français qu’on leur enseignait à l’école était considéré comme leur langue maternelle, le créole étant strictement relégué à la sphère familiale. Pourtant le créole était bel et bien la langue qu’ils avaient apprise de leurs mères !

Raphaël Confiant est l’un des premiers écrivains martiniquais à écrire en créole. Avant même d’écrire en français, il a publié en 1979 un recueil de nouvelles en créole: Jik dèjè do Bondyé (La lessive du diable) et un roman en 1985 Bitako-a (Chimères d’En- ville). Jean Bernabé, linguiste et ami de Confiant a fait publier son travail de doctorat intitulé Fondal-Natal chez Gallimard en 1982: Grammaire basilecticale approchée des Créoles guadeloupéen et martiniquais. Jean Bernabé avait fondé en 1976 le GEREC-F (Groupe d’études et de recherches en espace créole et francophone) dont le but était de promouvoir l’usage de la langue créole et en standardiser la graphie qui se fait avec des lettres latines1.

Raphaël Confiant, Jean Bernabé et Patrick Chamoiseau ont publié en 1989 un manifeste qui a transformé la littérature antillaise: L’Éloge de la créolité. A partir de cet ouvrage et contrairement à Aimé Césaire qui insistait sur l’appartenance africaine des Antillais, les écrivains créolistes ont assumé leur identité créole. Ils ont affirmé que la langue créole avait véhiculé les traditions des anciens esclaves. D’ailleurs Aimé Césaire lui-même admettait que grâce au conteur créole qui réunissait les esclaves autour de lui dans la nuit et « malgré la brutalité du système de plantation »2 les esclaves ont pu créer une culture originale qui leur était propre.

Raphaël Confiant a lui aussi participé aux travaux du groupe GEREC-F. Grâce aux efforts des écrivains créolistes, le créole a été intégré à l’enseignement en Martinique vers 1990. Les efforts du GEREC-F ont également abouti à la création d’un CAPES de créole en 2000. A l’instar de Raphaël Confiant, des écrivains martiniquais et guadeloupéens ont commencé à écrire en créole. On peut citer comme exemple les contes d’Ina Césaire et Joëlle Laurent, le roman du haïtien Frankétienne Dezafi etc.

Face au français, que les jeunes apprenaient à l’école, « le créole était interdit en classe, refoulé et censuré dans l’Administration ».3 Il était interdit de parler créole à l’école. Les enseignants disaient que ça rappelait le temps de l’esclavage. Pourtant une prise de conscience a eu lieu grâce aux écrivains de la créolité, tant au niveau linguistique qu’au niveau idéologique, ce qui a permis l’enseignement à l’école du passé esclavagiste et de la langue créole. Les dictionnaires de langue créole sont devenus de plus en plus nombreux: l’un des premiers exemples étant celui de Raphaël Confiant.4

Au cours du 20ème siècle, plusieurs courants littéraires se sont succédé en Martinique. Après le mouvement de la négritude d’Aimé Césaire, l’antillanité d’Edouard Glissant a préparé la voie à la créolité. Aimé Césaire voulait attacher les Antillais à l’Afrique et leur donner une culture et des ancêtres africains. Edouard Glissant a voulu leur donner une identité antillaise car il pensait qu’en vivant dans les Antilles pendant des siècles, ils s’étaient éloignés de l’Afrique. Les écrivains de la créolité ont fait un pas de plus et ont assumé pleinement leur identité créole. Césaire, en tant que maire de Fort-de-France était actif en politique et il a soutenu l’idée que la Martinique devînt département d’outre-mer. Il a pensé qu’après les difficultés économiques causées par la deuxième guerre mondiale, les Martiniquais pourraient bénéficier pleinement de la citoyenneté française. Raphaël Confiant quant à lui, sans aller jusqu’à l’indépendance de la Martinique, revendique une différence identitaire:

Donc, la vraie question, la seule qui importe dans notre situation est de savoir si nous voulons exister en tant que peuple différent (différent ne voulant absolument pas dire ennemis) des Français ou si nous souhaitons devenir des Français à part entière dans les moindres détails de notre existence quotidienne.5

Paradoxalement, la reconnaissance du créole par les écrivains martiniquais, son enseignement à l’école et la création d’un CAPES de langue créole ne va pas stabiliser la position du créole. Selon Marie-Christine Hazaël-Massieux, spécialiste des langues créoles, les risques de disparition des créoles français sont certes variables mais ils existent. (...) La situation des Départements d’outre-mer français en particulier est complexe; toute promotion sociale ne peut s’y faire qu’en français; l’école obligatoire y est régie par les mêmes programmes et les mêmes formes d’enseignement qu’en métropole.6

Raphaël Confiant dans la conférence qu’il a donnée à l’Université des Antilles et de la Guyane en 2012 a constaté le même problème au niveau de l’utilisation du créole. La langue française pénètre d’une façon insidieuse, presque invisible le monde antillais. « Le créole est donc en danger de mort dans les Petites Antilles et en Guyane et seul un sursaut régénérateur peut le sauver. » 7

Malgré les avertissements de Hazaël-Massieux et de Confiant, une augmentation notable de l’emploi du créole dans l’espace public n’est pas observée. Le créole n’est que très peu présent dans la vie de tous les jours. Par exemple il n’y a pas de panneaux de signalisation en créole, pas de services publics en créole etc...

 

Eau de café de Raphaël Confiant

Après ses romans en créole Raphaël Confiant a écrit une première œuvre en français: Le nègre et l’amiral (1988). Ce roman est suivi par Eau de Café (1991) qui reçoit le Prix Novembre de 1991. L’action du roman se déroule dans la petite ville de Grand-Anse au sud-ouest de l’île, à une centaine de kilomètres au sud de la capitale Fort-de-France. Grand- Anse est un microcosme qui représente l’île de la Martinique tout entière. Le roman se déroule dans les années 60. Les événements sont narrés par un narrateur intradiégétique qui est le neveu du personnage éponyme Eau de Café, propriétaire d’un hôtel et d’un magasin à Grand-Anse. Ce narrateur extrêmement discret disparait derrière sa narration à la première personne du pluriel, un « nous » qui représente l’ensemble des habitants de Grand-Anse. Une jeune femme énigmatique, Antilia, traverse le roman qui se présente en sept cercles. Cette jeune femme est une allégorie des Antilles, ses lettres qui terminent chaque cercle forment les éléments d’un réquisitoire contre le colonialisme: « Ils nous ont cernés »8; « Ils nous ont dessouché. Au mitan de chacun d’entre nous, ils ont mis à nu les sarments vulnérables de la désespérance »9; « Ils nous ont calottés »10 ; « Ils nous ont ligotés »11; « Ils nous ont démunis de ce que nous avions de plus précieux. Ils ont éventré notre langue avec une passion jubilante.».12 Il faut comprendre le « ils » versus le « nous » comme les Français versus les Martiniquais descendants d’esclaves noirs.

La langue des habitants de Grand-Anse est le créole mais le narrateur rapporte les événements en français excepté les dialogues qui sont souvent en créole dans le texte. Les passages et les mots en créole sont mis entre guillemets, la traduction en français suit entre parenthèses. Les poèmes improvisés en créole par les Grand-Ansois sont indiqués en italiques.

 

Les passages en créole

La plupart des dialogues entre les personnages les plus modestes sont en créole. Mais il y a aussi des cas spécifiques comme indiqués ci-dessous où le narrateur emploie le créole:

 

La religion

La verve satirique des Grand-Ansois se déchaine quand il s’agit de se moquer des prêtres blancs venus de France. Les habitants de Grand-Anse sont de bons catholiques, certains plus pratiquants que d’autres, mais ils ont une attitude mitigée envers les prêtres français et blancs envoyés par la capitale. La mer de Grand-Anse est « bréhaigne », c’est- à-dire, stérile depuis des années. Il y a dans le roman plusieurs théories qui expliquent la stérilité de la mer: deux d’entre elles sont en rapport avec les hommes de religion.

Dans la petite ville deux dames faisaient office de prostituées attitrées. Elles étaient appelées « femme–de-tout-le-monde » et elles offraient leurs services aux habitants sans faire de différence entre les riches et les pauvres. Les hommes de Grand-Anse étaient ravis de l’amour et de la tendresse qu’ils trouvaient chez ces deux femmes. Mais, après l’arrivée de l’abbé Michel, cet équilibre a été brisé: le bon abbé, sous prétexte de confesser la mulâtresse Passionise, l’une des femmes-de-tout-le-monde, allait chez elle tous les jours pendant de longues heures, tant et si bien que Passionise ferma sa porte à tout autre personne que l’abbé Michel. Au bout de quelques semaines, les hommes perdirent leur patience et vinrent protester devant la « maisoncèle » de la mulâtresse. L’un d’eux improvisa « un chanter d’une cochonnerie jamais entendue à Grand-Anse »13:

Labé Michèle, sa ou ka fé non an ? / Tiré bolo’w nan bonm siwo-a O ! / Labé Michèl, Bondyé pa di sa / Tiré djoldou’w anlé téké sik la O ! / Labé Michél, mèt kokè, mèt konfésé.

(Abbé Michel, qu’est-ce que tu nous fais là ? / Ôte ta verge de la boîte à sirop ! / Abbé Michel Dieu n’est pas content /Ote ta bouche vorace des seins sucrés ! / Abbé Michel grand baiseur, grand confesseur.)14

En entendant ces paroles, la population accourut « pour reprendre la chanson et la chanter en chœur en y ajoutant des couplets. »15 Ainsi tout le bourg vint faire la fête devant la maisonnette de Passionise. Le matin de cette nuit mémorable, l’abbé se vengea: il alla au bord de la mer pour la maudire.

Le protagoniste de la deuxième anecdote était le successeur de l’abbé Michel, un « janséniste excité » qui distribuait force excommunications aux Grand-Ansois . Un jour, deux pêcheurs décidèrent de donner une leçon à cet abbé intransigeant: ils lui proposèrent un aller-retour en mer. L’abbé qui voulut profiter de cette occasion pour mieux connaître ses ouailles accepta. Au petit matin d’une nuit silencieuse, prétextant qu’on ne voyait plus Coco-Assier, « non pèdi Koko-Asyé » les deux pêcheurs firent semblant de s’être éloignés de l’île. Au bout d’une heure un dialogue étrange eut lieu entre les pêcheurs:

- Ou kwé i ni dé kon tout moun ? (Tu penses qu’il en a deux comme tout le monde ?) - Dé ki sa ? Ha, ha,ha ! (Deux quoi Ha !, ha ! ha !)
-Anba wob-la man ka palé’w, ès monmlan ni dè grannka pann tou
? (Sous sa soutane, je te dis, le bonhomme a-t-il une paire de génitoires ?)

-Annou gadé-wé, fout ! (Voyons voir foutre !)16
Et les deux pécheurs dénudèrent complètement le pauvre abbé et le jetèrent à la mer

à environ trois cents brasses du rivage.
- A moué ! A moué ! (Au secours, au secours) a crié le bon abbé usant d’une

tournure désuète et comique de notre parlure.17
Les gens de Grand-Anse qui étaient au courant de ce « carnaval » attendaient l’abbé

en improvisant « un chanter paillard »:

Misyé Labé, tjenbé di grenne ou fo O ! / Tjenbe yo fo O ! / Davwe s’ou wè wakawa paè, i kay brilé yo baw / TJenbé yo fo O ! / Davwe s’ou we mè-balawou pasé, i kay dégrennen yo ba’w (Monsieur l’abbé fait attention à tes génitoires /Protège-les bien ! / Car si la raie électrique les voit, elle te les brûlera / Protège-les bien / Car si l’espadon les voit, il te les sectionnera).18

Quand l’abbé sortit de l’eau, la foule comprit qu’elle avait commis un sacrilège mais il était trop tard. Après avoir repris ses sens, l’abbé maudit les Grand-Ansois et maudit la mer de Grand-Anse qui resta stérile à jamais.

 

La sexualité et l’argot

Les occurrences en créole se multiplient quand il s’agit de sexualité ou d’argot. Le narrateur prétend que la luxure joue un rôle important dans la créolité. «Cette luxure bonhomme qui est si particulière à notre créolité. »19 (Raphaël Confiant a signé la préface du seul roman pornographique antillais: Une nuit d’orgie à Saint-Pierre Martinique d’Effe Géache, auteur de la fin du 19ème siècle.)20 Le narrateur a souvent recours à la langue créole pour exprimer la sexualité. Citons le passage sur les activités d’Antilia. Le chauffeur de camion qui s’ébat avec la jeune négresse dans le dépôt d’Eau de Café, marmonne en créole: « Koké, koké zot ! Koké avan zot mo, lèbann malkochon ! » (Baisez avant que ne creviez, tas de porcs !).21Eau de Café que les chauffeurs appellent affectueusement « manman » leur souffle à l’oreille:« Koukoun-la té dons jodi-a an ? » « Sa ou ka di a !» (La chatte était douce aujourd’hui ?Tu peux le dire !) 22 répondent sans exception les chauffeurs.

Les propos salaces et les injures, autrement dit toutes les expressions qui appartiennent au domaine de l’argot sont exprimées en créole: « Fout Mirta ni an bèl mozo bonda mézanmi ! » (Quel cul elle se paye cette Myrrta !)23; « Lisifé !Yich Djab ! Mô, bann, isalôp ! » (Lucifer ! Enfants du diable ! Périssez, bandes de saloperies !)24; « Sakré yichkôn, man kay dépy esté’w talé ! » (Espèce de fils de pute, je vais te mettre en pièces toute à l’heure!).25

A la fin du cinquième cercle, dans sa lettre, Antilia explique pourquoi le parler des martiniquais contient tant de mots en rapport avec le sexe.

Ils nous ont démunis de ce que nous avions de plus précieux. Ils nous éventré notre langue avec une passion jubilante, ne nous laissant que des bribes, des fœtus de phrases et de juron, tambours lugubrant au fin fond de nos veines. (...) Ils nous ont métamorphosés en bourreaux de chaque mot, en contempteurs satisfaits de notre propre dire et nous n’avons rien fait, rien dit. « Kal » (verge), « Koukoun » (chatte), « Bonda » (cul), « Koké » (baiser): voilà ce qu’il nous en reste ! 26

Autrement dit la richesse de la langue créole se serait perdue quand le français a été imposé à la population martiniquaise à travers la scolarisation. Le français devenu la langue de tous les jours, le créole s’est replié dans l’argot.

 

Les émotions de la foule

Lors des grands évènements populaires la foule martiniquaise s’exprime en créole. A l’occasion de la visite du Général de Gaulle (1964) en Martinique, la foule crie avec enthousiasme: « Mi Papa dè Gol ! Wé-é-é, mi li-m“ (Voici Papa de Gaulle! Hourra-a-a levoici).27 «DèGôl,ousépapanou!Fèsaouléépinou!»(DeGaulle,tuesnotrepère, Fais ce que tu veux de nous !). 28

Le roman se termine avec une vision apocalyptique et carnavalesque, c’est sans doute une référence à la fin tragique de la ville de Saint-Pierre qui a été ensevelie sous les cendres lors de l’éruption de la Montagne Pelée en 1902. Le narrateur quitte Grand- Anse dans un des taxis-pays et pendant son trajet vers Fort-de-France, il a cette vision de Fort-de-France sous les flots: « Lanmè-a ka monté anlè nou » (La mer nous envahit).29 Les rues et les places sont restées sous les eaux; les maisons s’effondrent, les cadavres flottent partout à perte de vue. Le détail carnavalesque vient d’un homme qui se masturbe près d’une statue et d’une femme splendide, nue et désirable, qui saute à la corde à l’angle des rues Victor Hugo et la République et lance d’un ton syncopé: « Koké mwen, doudou, woy Annou, koké mwen ! » (Baise-moi, ô mon chéri ! Allons baise-moi !)30 Mais heureusement cette catastrophe n’est que le rêve du narrateur qui atteint Fort-de-France avec ses documents dont il va faire un roman.

Il n’est certes pas possible d’insister sur toutes les occurrences de la langue créole dans le texte de Confiant mais celles que nous avons mentionnées montrent que Confiant met en avant le créole pour renforcer les images qu’il donne de la Martinique. Il décrit avec humour le caractère des Grand-Ansois : irrévérencieux envers les abbés de France; sensuels et libertins; naïfs dans leur expression face à l’autorité incarnée par le Général de Gaulle. A l’ultime moment de la catastrophe imaginée par le narrateur, les personnages du tableau tragique s’expriment en créole. Sans l’aimable traduction de l’auteur le lecteur ne comprendrait pas.

 

Un lexique créole

Nous allons retrouver dans le roman de Confiant la diglossie de l’univers linguistique de la Martinique. Certains créolismes reviennent souvent dans le texte:

Man, manman »: maman, « man Louise »: maman Louise; « l’en-France »: la France, « l’accent d’en-France », l’accent français; « au mitan de »: au milieu de; « l’en- ville »: la ville; « le temps d’antan »: autrefois; « le devant-jour »: l’aurore; « ti »: petit; « la marmaille »: un enfant; « la belleté »: la beauté; « une mamzelle »: une jeune fille; « le tafia »: le rhum; « la rue-derrière »: la rue qui se trouve derrière le centre; « la rue- devant »: la rue principale, « un djobeur: un ouvrier etc...

Le narrateur du roman définit l’ensemble de ce lexique comme le « parlure » des martiniquais. L’un des personnages du roman, le Syrien qui est venu en Martinique après l’abolition de l’esclavage, reste toujours perplexe devant les Grand-Ansois: « Il demeurait incapable, comme la plupart des nés-ailleurs, de saisir les subtilités de notre parlure bien qu’après tant et tant d’années de séjour, il parlât créole à la flouze (couramment) et français à moitié. »31 Le narrateur explique d’où provient le parlure des Grand-Ansois: après l’abolition de l’esclavage les Blancs n’ont pas voulu accepter les enfants des Noirs à l’école;

Alors le Noir, faute de connaître les mots corrects comme « sottise », « bêtise », « ânerie » et « connerie » a entrepris d’inventer toute une gamme de termes, ce qui donna « couillonnaderie », « couillontises », « couillonnerie » et « couillonnade », « mensongerie », « menterie », « mentaison »32.

Ces mots surprennent le lecteur mais sont compréhensibles. Le lecteur pourrait s’attendre à toutes les variations/transformations des substantifs français: « une chagrination », « une craintitude », « une haïssance », « une foultitude », « la maudition », « la respectation », « la malpatience », « le mal-caduc » (le malheur), « une savantise », « une raconterie » etc.

Il existe une terminologie locale pour les habitants de l’île qui revient chez tous les écrivains antillais: « les békés »: les Blancs propriétaires de plantation qui se sont installés en Martinique; on peut également les appelés Blancs créoles. « Les Blancs-France », les Blancs qui sont venus récemment de France, qui n’ont pas de passé sur l’île. « Les coulis »: les Indiens. « Les nègres marrons »: les esclaves qui ont fui la plantation.

Notons l’emploi particulier de certains verbes: « bailler » au lieu de donner, « brocanter » au lieu d’échanger, « seriner » au lieu de répéter.

Les expressions créoles qui sont plus difficiles à saisir pour le lecteur non averti ajoutent une couleur locale incomparable au français martiniquais. En voici quelques exemples: « radio-boit-patate »: la rumeur populaire; «bête-longue » ou « fer-de- lance »: serpent; « femme-de-tout-le-monde »: prostituée; « fianceuse-du-diable », « quimboiseuse»: sorcière; « le quimbois »: la sorcellerie; « le balai-zo »: le balai; « les nègres-vas-tu-viens-tu »: les nègres ordinaires: « le temps-longtemps-de-l’enfance »: l’enfance; « la permission-s’il-te-plait »: la permission; « hystérique-tafieuse-vagabonde- malparlante-sans-sentiments»: une salope; « des bas-la-gueule »: des badauds; « partir à la vanvole »: voler; « un bois-flambeau »: un flambeau; « les bourses-ou-la-vie »: les bandits etc. Un glossaire 33 des mots créoles est disponible sur internet à l’usage des lecteurs des auteurs antillais.

Il est possible de multiplier les exemples pour toutes les catégories.

 

Conclusion

Raphael Confiant décrit le monde coloré, drôle et magique de Grand-Anse, en partie grâce à la langue créole et aux créolismes. Il fait en quelque sorte d’une pierre deux coups: car d’une part, il fait la description authentique et attachante d’un village martiniquais et de l’autre, il utilise la langue créole, qu’il défend si ardemment, dans un roman écrit en français et destiné tant au public martiniquais qu’au public de la métropole. L’écrivain créoliste va ainsi créer un univers linguistique qui va lui servir de modèle dans ses romans suivants. « Il va habiter la langue française de façon créole. »34 Dans Eau de Café, ses personnages s’expriment souvent en créole: il leur sert de traducteur. Confiant reflète dans son roman la diglossie qui existe aux Antilles. Bien que dans une moindre mesure, Patrick Chamoiseau et Gisèle Pineau ont également utilisé la langue créole dans leurs romans. Le lexique créole est employé par tous les auteurs antillais qui nomment un serpent « une bête-longue ». Ainsi la langue devient le fondement de la littérature antillaise francophone.

NOTES

  1. 1  Cf. Principes de base de l’écriture du créole, disponible sur Http://rpn.univ-lorraine.fr/UOH/ CREOLE/co/Contenu2.html
  2. 2  Aimé Césaire, Nègre je suis, nègre je resterai, entretien avec Françoise Vergès, Albin Michel, Paris, 2005, p. 109
  3. 3  Dany Bébel- Gisler, La langue créole jugulée, l’Harmattan, Paris, 1981, p. 122
  4. 4  Raphaël Confiant, Dictionnaire du créole martiniquais disponible sur http://www.potomitan.info/dictionnaire/
  5. 5  Raphael Confiant, “L’indépendance pour quoi faire en 2018”, disponible sur https://www.montraykreyol.org/article/martinique-lindependance-pofr-quoi-faire-en-2018
  6. 6  Marie-Christine Hazaël-Massieux. “Les créoles à base française : une introduction” in Travaux Interdisciplinaires du Laboratoire Parole et Langage d’Aix-en-Provence (TIPA), 2002, 21, p. 65, disponible sur https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00285406

7  Raphaël Confiant, Ecrits et textes littéraires en langue créole des îles caraïbes et de la Guyane, Université des Antilles et de la Guyane, disponible sur https://www.montraykreyol.org/article/ecrits-et-textes-litteraires-en-langue-creole-des-iles-caraibes-et-de-la-guyane

8  Raphaël Confiant, Eau de Café, Grasset, Paris, 1991, p. 64

9  Ibid., p. 121

10  Ibid., p. 185

11  Ibid., p. 241

12  Ibid., p. 285

13  Ibid., p.53

14  Ibid., p. 54

15  Ibid., même page

16  Ibid., p. 117

17  Ibid., même page

18  Ibid., p. 118

19  Ibid., p. 115

20  Cf. Effe Géache, Une nuit d’orgie à Saint-Pierre Martinique, Arléa, Paris, 2004 21  Ibid., p. 59

22  Ibid., p. 60

23  Ibid., p., 96

24  Ibid., p. 222

25  Ibid., p. 292

26  Ibid., p. 285

27  Ibid., p. 303

28  Ibid., même page

29  Ibid., p. 373

30  Ibid., p. 374

31  Ibid., p. 94

32  Ibid., p. 95

33  Cf. Glossaire de mots créoles et de mots souvent utilisés chez Bernabe/Chamoiseau/Confiant, disponible sur: http://www.the-rise-above.com/jt/material/Glossaire_de_mots.pdf

34  Hélène Sagols “Raphael Confiant: un langage entre attachement et liberté,” Loxias 9, 2005 , disponible sur URL:http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id-121

BIBLIOGRAPHIE

1. Bébel-Gisler, Dany, La langue créole jugulée, L’Harmattan, Paris, 1981
2. Césaire, Aimé, Nègre je suis, nègre je resterai, entretien avec Françoise Vergès, Albin Michel, Paris, 2005.
3. Confiant, Raphaël, Eau de Café, Grasset, Paris, 1991.
4. Confiant, Raphaël , “L’indépendance pour quoi faire en 2018”, disponible sur: https://www.montraykreyol.org/article/martinique-lindependance-pofr-quoi-faire-en-2018, consulté le 12 novembre 2020.
5. Confiant, Raphaël, Ecrits et textes littéraires en langue créole des îles caraïbes et de la Guyane, Université des Antilles et de la Guyane, disponible sur: https://www.montraykreyol.org/ article/ecrits-et-textes-litteraires-en-langue-creole-des-iles-caraibes-et-de-la-guyane, consulté le 24 octobre 2020.

6. Confiant, Raphaël, Dictionnaire du créole martiniquais, disponible sur: http://www.potomitan. info/dictionnaire, consulté le 10 décembre 2020.

7. Glossaire de mots créoles et de mots souvent utilisés chez Bernabe/Chamoiseau/Confiant, disponible sur: http://www.the-rise-above.com/jt/material/Glossaire_de_mots.pdf ,consulté le 15 décembre 2020.

8. Hazaël-Massieux, Marie-Christine, “Les créoles à base française : une introduction” in Travaux Interdisciplinaires du Laboratoire Parole et Langage d’Aix-en-Provence (TIPA), 2002, disponible sur: https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00285406, consulté le14 décembre 2020.

9. Principes de base de l’écriture du créole, disponible sur: http://rpn.univ-lorraine.fr/UOH/ CREOLE/co/Contenu2.html , consulté le 4 octobre 2020.

10. Sagols, Hélène, “Raphael Confiant: un langage entre attachement et liberté,” Loxias 9, 2005, disponible sur: URL:http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id-121 , consulté le 15 décembre 2020.

 

Arzu ETENSEL İLDEM

Professeur au Département de langue et littérature françaises, Faculté de langues et  d’histoire-géographie, Université d’Ankara, Turquie

Frankofoni, 2021 / 1, Sayı 38, 125-134

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