PRÉFACE

Haïti : Extermination des Pères fondateurs et pratiques d’Exclusion

Ce nouveau livre de mon ami de longue date et ancien collègue Eddy Cavé, que j’ai le grand plaisir de préfacer, traite de deux sujets négligés jusqu’ici par nos historiens : le destin tragique des hauts gradés de l’Armée indigène qui ont signé l’Acte de l’Indépendance en 1804 et les réflexes d’exclusion qui minent la société haïtienne. Ces deux sujets sont intimement liés entre eux et ils découlent en ligne droite des particularités de notre histoire et du passé des insolubles conflits internes de la société coloniale. L’auteur revisite les longues années de la Guerre de l’Indépendance dans le souci manifeste de déterminer les causes de nos échecs incessants, de nos révolutions à répétition et de l’évolution en dents de scie de notre société.

Sous le thème de l’exclusion, Eddy dénonce l’ostracisme qui frappe les bossales et les femmes depuis la Guerre de l’Indépendance. Il profite de cette occasion pour rendre un hommage bien mérité aux chefs de guerre africains comme Petit‑Noël Prieur, Sans-Souci, Sylla, Macaya, Lamour Dérance, Romaine-la-Prophétesse, Gilles Bénèche, Jean Panier. Pour vénérer aussi la mémoire des hommes de la mer comme Vincent Louis, Aoua, Bégon et de plusieurs autres combattants oubliés de la Révolution haïtienne, dont Pourcelly, Paul Prompt, Dominique Granier.

Tout en dénonçant le sexisme, qui roge depuis très longtemps la société haïtienne, Eddy s’efforce d’entretenir la mémoire d’une bonne dizaine d’héroïnes que le machisme a confinées dans des rôles secondaires et que l’histoire officielle a contribué à maintenir dans l’ombre. Dans cet ordre d’idées, il faut citer les Cécile Fatiman, Toya Mantou, Marie‑Jeanne Lamartinière, Sanite Bélair. Comme le fait justement remarquer Eddy, le sexisme n’est qu’un exemple entre mille parmi les exclusions pratiquées dans ce pays dont l’histoire et le présent nagent dans ce réflexe : exclusion des petits-blancs, des mulâtres et des noirs par les planteurs et les fonctionnaires; exclusion des noirs par les mulâtres; des bossales par les créoles; des créolophones par les francophones et les francophiles; des vodouisants par les protestants et les catholiques; des paysans par les citadins; des va-nu-pieds par  les gens à chaussures; des compatriotes de la diaspora par les gens qui n’ont jamais quitté le pays, etc.

Je connais Eddy Cavé depuis plus de 50 ans, l’ayant eu comme étudiant en science politique à l’Université d’État d’Haïti, comme collègue au Département de la Statistique et des Études économiques de la Banque Nationale de la République d’Haïti. Nous avons par la suite collaboré à Ottawa dans les domaines de la traduction économique, financière et juridique. Je le savais donc bien armé pour s’atteler à la difficile tâche de démêler l’écheveau des conflits de personnes, de régions, de couleurs, d’intérêts et autres qui ont conduit à la fin tragique de la plupart des Pères de la patrie après la proclamation de l’Indépendance. La lecture des diverses ébauches de son manuscrit a confirmé mon impression initiale. Il s’est tiré de cette périlleuse aventure avec bonheur et honneur.

Au terme de nombreuses modifications du projet initial qui portait essentiellement sur la fin tragique des signataires de l’Acte de l’Indépendance, Eddy a jugé bon d’élargir le cadre de ses réflexions et de diviser en trois livres le texte final. Dans le Livre I, « Propos liminaires et antécédents », il explique le processus de réflexion et de recherches qui a conduit au texte actuel. Il y passe en revue également les moments clés des luttes de pouvoir menées à Saint-Domingue à partir de 1789 et tente de réparer les injustices commises par la postérité envers les moins choyés de nos héros. Le slogan « Bas les masques ! » lancé dans cette partie du livre et qui fait l’objet d’un chapitre entier résume à lui seul l’objectif poursuivi : faire la lumière sur un grand nombre de faits traditionnellement rapportés de manière partisane et réparer les injustices commises entre autres envers les victimes de l’exclusion.

Le Livre II, qui sert de transition, examine le massacre des Français à la lumière des accusations de génocide portées habituellement contre les premiers dirigeants du jeune État, ainsi que les dimensions politique, économique et culturelle de la Révolution de 1804. Il y expose également le cadre de référence dont il s’est inspiré pour tenter d’appréhender les grands événements qu’ont été l’assassinat de Dessalines, la scission du pays en trois États et la fin tragique des Pères fondateurs.

Le Livre III, qui est en fait le plat de résistance, reconstitue le parcours de chacun des 37 signataires de l’Acte de l’Indépendance. Comme on le comprend aisément, il n’a pas toujours été possible de concilier certaines versions contradictoires d’un même fait présentées par les historiens de tendances contraires ni les points de vue des tenants des différentes écoles de pensée en cause. De plus, les adeptes de l’école historique traditionnelle, du matérialisme historique et de l’école anthropologique ont des points de vue diamétralement opposés sur un grand nombre de faits et de sujets d’importance capitale. Dans ces situations particulièrement difficiles, Eddy s’est, à regret, maintes fois contenté de présenter les différents points de vue et de laisser le dernier mot au lecteur. C’est le plus qu’un auteur de bonne foi puisse faire en toute honnêteté face au problème de cet ordre.

 J’aimerais ajouter ici que le livre abonde en mises au point  importantes et en  révélations intéressantes. Je citerai à titre d’exemples la disparition dans nos livres d’histoire du nom du général de brigade Laurent Bazelais et la clarification de l’identité de l’officier Malette. Ces questions sont très importantes, car Bazelais était le chef d’état-major de l’Empereur et  le seul général de couleur resté fidèle à son chef jusqu’au lendemain du 17  octobre. Quant à  Malette, il a été présenté par certains comme un colon français et par d’autres comme un mulâtre.  Eddy me semble avoir définitivement fait la lumière sur ce point encore obscur.

Parmi les autres innovations contenues dans le livre, il importe à mon avis d’indiquer la dimension philosophique qu’Eddy a apportée à l’examen des conflits internes de cette période dans l’optique de « la guerre de tous contre tous » élaborée par Thomas Hobbes. Les paragraphes relatifs aux silences de Hegel sur les événements de Saint-Domingue et aux réactions de la presse américaine  à la promulgation de la Constitution impériale de Dessalines en 1805 illustrent son souci d’élargir le cadre traditionnel de l’analyse des événements de cette période.

Dans la postface du premier livre d’Eddy, le tome 1er de De mémoire de Jérémien, le professeur de linguistique appliquée Claude C. Pierre, de regrettée mémoire, saluait en 2009 « le surgissement d’un écrivain né de l’humble évocation de son village et de sa ville ». Dix ans plus tard, c’est un auteur aguerri et confirmé qui signe cette audacieuse plongée effectuée dans notre histoire mouvementée et notre subconscient collectif. Dans le but évident de contribuer, dans la mesure du possible, à freiner une descente aux enfers faite d’insolubles antagonismes et d’interminables transitions. Nous souhaitons bien sincèrement qu’il ne s’arrête pas là et qu’il continue de partager avec nous ses réflexions, ses inquiétudes, ainsi que les fruits de ses recherches.

Comment préfacer un ouvrage de ce promoteur du langage clair et simple sans souligner l’excellente qualité de son écriture ? La tentation de répéter les amis qui disent souvent qu’Eddy a le don de l’écriture a certainement effleuré ma pensée, sans toutefois influencer mon évaluation de l’ensemble de son œuvre. Cette capacité de faire de la lecture des textes arides par nature un exercice facile d’enrichissement intellectuel et même un agréable passe-temps ne saurait être un don du ciel.

Cette apparente facilité de concilier la clarté de l’énoncé avec la simplicité de la phrase et l’élégance des formulations ne tient pas d’un talent inné. Elle est le résultat d’un effort constant de recherche de l’excellence dans la cueillette de l’information, l’organisation des idées et l’expression écrite. Et cela, il faudra s’en souvenir en lisant ce livre rédigé en grande partie pendant les difficiles périodes du confinement de 2020 et de 2021 par ce touche-à-tout infatigable converti en fin de carrière à l’histoire.

Bonne lecture à toutes et à tous !

 

Serge N. Fourcand,

professeur de droit et de science politique à la retraite

Montréal, le 1er août 2021

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