Un certain mardi douze

« Voici mon pays

ville meurtrie sous des tonnes de

pierres, de gravats, sous cette pluie

de ferraille

mon pays noyé »

                     In Ici est la mort est millénaire, extrait inédit            

La semaine précédant «l'innommable», la fissure que laisserait «la chose» sur la façade des maisons, dans le sol, la pluie avec ses mille rideaux de gouttes ne s'arrêtait pas de tremper la joie et la folie des hommes. Elle laissa choir ses longues trombes d'eau sur les torses et les toits de la ville. Décuplant la joie des malheureux de ce bidonville de bas Delmas dont la quête d'un saut contenant le précieux liquide révèle ici un parcours de combattant.

 

Mardi s'ouvrait sur la ville avec ses pans de ciel libéré des nuages de la dernière pluie.  Sur les toits de tôles rongées par la rouille, le ciel bleu déroulait une virginité sans tache. Le soleil, blafard des jours précédents, avait cédé son air triste à la mer qui, dès lors, se revêtait d’un châle gris, roulait ses vagues interminables sous le grand tapis bleu, comme un enfant solitaire. Le sol, trempé dans l'abondance de l'averse hebdomadaire, parut mou sous les pas  des gens lesquels s'enfoncèrent dans la boue des arrière-cours transformées en marécage.

                           ***

 Midi sonnait à peine. L'astre renvoyait sur le sol ses puissants rayons tels des flèches tirées d'un carquois infini.

La lumière de l'astre s'écrasait sur le paysage. Telle l'amande séchée sous un galet. L'espace illuminait, brillait sous le feu de l'astre. La voie avec toute la poussière des pas brûlait comme sous la canicule de juin. Trente degrés au-dehors. La matinée encore calme était un souvenir pur dans la mémoire des gens.

Pierre avait laissé la vieille maison du quartier Solino, ce matin, promettant de revenir avant six heures du soir. Les paniers regorgeaient d'habits sales et il avait promis d'y donner un bain de lessive. Il avait pris le long corridor qui aboutit tel un long cordon ombilical de sable et de gravois sur la rue débouchant sur Delmas. Il marcha le sac sur le côté. Se remémorant qui, d'un devoir de chimie industrielle, qui d'un bref saut dans la ville de sa mère, une de ces semaines qui y suivent, qui de la chair de Gaëlle, se trempant un peu dans son amour. La chair de Gaëlle lui revenait tel un leitmotiv à l'esprit que ne chassaient par hasard les tintamarres inattendus de l'avertisseur d'un minibus.

La route montant vers le haut de Delmas craquait sur un embouteillage monstre comme elle en avait l'habitude. La ville bougea lentement pareille à un ruisseau paresseux qui doucement coule. Les trottoirs noirs de marchands et de badauds rendaient pénible la circulation piétonne: un parcours de combattants!  Que la brève allusion à l'escalade d'un mât de cocagne sur le toit des Antilles ne démentirait pas.

Il avait pris le dernier détour. Il attrapa au pas de course le tap-tap qui devait le conduire au centre-ville. Il s'accrocha avec force au bout de la carrosserie du véhicule surchargé glissant vers le centre-ville. Le poste du véhicule cracha le dernier tube « Men Nonm lan » de Fantom, un musicien transfuge du groupe Barikad Crew. Quelques minutes plus tard, carrefour Nazon, Morne Dédé, le Centre-ville. Pierre enjamba la rue Magloire Ambroise puis se dirigea vers le grand bâtiment où il se rendait tous les matins à ses cours.

                               ***

Deux heures plus tard, il avait pris la route vers la maison de Gaëlle à Carrefour Feuille. Il résolut de faire la route à pied, cet après-midi, sous le ciel dégagé de Port-au-Prince, accroché tel un bout de nappe immaculée sur la ville. Il ne voulut pas courir le risque de creuser le fond de sa poche dans cette capitale où tout le monde fait du « chacun pour soi» sa devise salvatrice, où les gens ont peur de tout. L'entraide demeure un mot vain souvent sacrifié sur l'autel de l'égocentrisme dans cette capitale deux-cent-cinquantenaire. La belle l'attendait. Même le ventre vide, il ira la trouver. Pour dire vrai: elle avait le don, avec son corps bien modelé, de le faire voyager sur les nuages ficelés du désir. Il le savait et se laissait couler sous les eaux douces de la jeune femme. Il avait ailleurs cette certitude qu'elle ne refuserait pas son amour, même le ventre creux et les mains vides.

                             ***

Le soleil roulait son oeil sanglant sur le côté ouest de la ville. Les reflets de son or resplendissaient tels des bâtons dorés sur la mer grise de Port-au-Prince qui déroulait ses plis liquides sur le rivage. L'atmosphère coulait sur un calme plat. L'or du matin demeurait encore debout dans l'après-midi.

 Pierre poussa d'abord lentement ses pas, puis accéléra sa marche et attaqua enfin le carrefour qui le conduisait chez la jeune femme.

Des rafales d'armes automatiques déchirèrent, depuis l'éclosion de la voile matinale, l'atmosphère agité du bas de la ville. L'atmosphère lourde de crépitement des flammes et des douilles enfonçait le périmètre du Port et de la Saline dans la torpeur. À la Saline, à quelques encablures du gigantesque marché à ciel ouvert des Croix-des-Bossales, des marchands se terraient derrière les tréteaux aux pieds bancals et mal assurés. Ces marchands, se mettant à l'abri, essayaient de leur mieux se protéger, d'une part, contre les rafales aveugles des gangs et les tirs nourris de la police; d'autre part, au risque de laisser la peau, de constituer avec leur corps une fragile pare-balles afin de sauver leur maigre économie, exposée dans la boue infecte des marécages, et étalée à même le sol immonde de ce vaste quadrilatère qui sue la mort et le sang.

       Ces cris secs et continus qui sifflent sous le ciel de la ville, ficelé de quelques rubans de nuages blancs, lui parvenaient comme de sinistres échos. Le jour viendra-t-il mourir quelque part dans le ville?

      Une vingtaine de mètres plus loin, gisaient deux corps dans une marre rouge et visqueuse. Ne faiblissait pas l'affrontement entamé à l'aube. Curieux qu'une petite foule de  gangsters puisse facilement trouver des munitions à profusion pour affronter les fragiles forces publiques supportées à bras-le-corps par les Américains. Curieux aussi qu'armes, chargeurs, boîtes de munitions puissent passer librement les points officiels de la frontière et les douanes sans éveiller le moindre soupçon. Notre étonnement est loin de se laisser pour mort par-devant une cruelle évidence. On ne pourrit pas ainsi le difficile quotidien d'un peuple.

                                       ***

Gaëlle était debout, là, à l'attendre. Elle s'inquiétait du fait que le jeune homme se faisait trop attendre. Le jeune étudiant esquiva à l'intersection du stade national un bus qui se dirigeait vers le centre-ville. De peu, le chauffeur le laissera pour mort sur le macadam gris de 3heures 30. Il fait un doigt d'honneur au chauffard qui poursuivit son trajet, sans se retourner.

L'inquiétude de la jeune femme décuplait. Où Pierre pourrait-il être à cette heure? Il a promis de venir, c'est vrai. Avait-il déjà pris la route? Son portable ne décrochait pas. Des coups de feu dans les environs ont laissé sur le sol deux hommes grièvement blessés. Un vieux, un peu philosophe, glissa qu'il s'agissait deux bandits du quartier Bolosse. D'autres ajoutaient, à leur manière, que c'était deux cambistes, ces gens qui se convertissent de la nuit glacée sur Port-au-Prince au matin tropical en agents de change de la devise américaine.

Le ciel de quatre heures PM descendait lentement ses rideaux gris sur la ville. Pierre attaqua le dernier virage qui le conduisit chez la jeune femme. Les marchands occupèrent jusqu'aux derniers retranchements les moindres périmètres des trottoirs et de la rue. Il faufila à travers les étals de fruits déposés à même le sol. Il entre par un premier corridor, puis un deuxième couloir. Il pénétra le troisième et monta allègrement les innombrables marches.

                                ***

Les maisonnettes s'entassèrent les unes sur les autres comme un château de cartes, comme les montagnes d'immondices sous lesquelles croule la ville. Elles prenaient patiemment racine dans les ravins et grimpaient lentement, mais assurément vers les flancs sablonneux des mornes encerclant la ville telle les barreaux d'acier des prisons. Ces maisonnettes, elles trônèrent comme des trophées de guerres gagnées à la suite d'âpres luttes livrées contre l'État et la ville. Ces taudis aux flancs des montagnes, c'étaient à leur façon, la victoire des misérables sur «la vérité» de la ville et des politiques. Sur l'échec des autorités et l'aveu nu du décrochement populaire aux promesses fallacieuses des politiciens.

C'était leur revanche à leur manière sur les siècles de promesses non tenues. Sur les améliorations des conditions de vie du peuple proclamées du haut des tribunes électorales lesquelles sont restées vaines, lettres mortes, coquilles vides, voeux pieux.

Il était au bout de l'escalier où coule une eau noirâtre à l'origine douteuse. La maison de Gaëlle se situait à l'autre bout du couloir. Les marches s'apparentèrent à celles que, dans de nombreux sites de pèlerinage, affrontèrent les pénitents dans leurs tournées, à travers les bourgs de l'arrière-pays.

Elle ne parvint pas à lui déverrouiller la barrière donnant sur la petite galerie. Il n'arriva pas à poser sur ses lèvres rosées son cœur brûlant de désir. Elle n'avait finalement pas ressenti cette chaleur qu'il lui collait contre ses cuisses fortes et lourdes. Il ne lui murmurait point de ces paroles que le vent, qui flotta dans la verte chevelure des quelques arbres du coin,  a cette habitude d'étouffer dans le calme de l'après-midi.  Attendre ne suffisait plus...

Le soleil reflétait son or entre les petites lucarnes des claustras. Sous le ciel de 4 h 30 s'amoncelèrent quelques nuages.  Soudainement, le sol du corridor s'agita sous le poids des mouvements du macadam. Les murs des maisonnettes d'alentour tremblèrent dans la danse folle. Les toits de béton craquelaient. Les bruits  des ustensiles et autres objets s'écroulèrent dans le fracas houleux du déchaînement du sol. La ville était à terre. Les environs noircis par l'écume blanche des effondrements d'immeubles et des maisons. Des cris lugubres montèrent, étouffèrent le concert sourd des cloches de la cathédrale Notre-Dame qui s'effrondent dans le sol poussiéreux du Bel’Air. Les murailles des bicoques encadrant le couloir s'écroulèrent sous leur masse granulée, pulvérisée de béton. Goudougoudou emporta  le corps de Gaëlle et celui du jeune homme qui grimpaient une à une les interminables marches du couloir dans la chute fatale de janvier du mardi 12.

 

 James Stanley Jean-Simon

E-mail :  jeansimonjames@gmail

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