Le dernier bijou de Dany Laferrière

« L’enfant qui regarde » paru aux éditions Grasset est le titre du dernier ouvrage de Dany Laferrière publié aux éditions Grasset. Un joli petit bijou littéraire.

Dans ce roman, l’académicien nous fait pénétrer dans l’univers de son ancien professeur, Gérard Grampfort, avec en toile de fond cette topographie de Port-au-Prince, une description qui ne manque pas de faire monter en nous un brin de nostalgie. L’auteur connaît la ville comme ses poches et c’est pourquoi la description qu’il en fait est si juste et les mots pour l’évoquer semblent venir tout naturellement. Il n’a rien oublié de cette ville, apparemment bien conservée dans les dédales des souvenirs de son pays natal.

À l’aide de métaphores bien calibrées dont il a le secret, il décrit avec une précision fascinante l’univers, passé et présent, de son héros. Un exercice réussi. Laferrière accomplit ce qu’il sait faire le mieux : des portraits succulents dans lesquels s’harmonisent son érudition bien établie et son éblouissant sens de l’humour pour amorcer les péripéties de ses récits. Un portrait tout en nuance dans lequel il restitue la vie de son personnage principal.

Avant d’être pensionnaire à la Maison des provinces de France, ce campus unique au monde situé à la Cité internationale universitaire de Paris, le professeur avait une vie en Haïti, laquelle constitue justement la trame du roman: « Monsieur Gérard (je ne peux pas l’appeler autrement) ne sort presque jamais de chez lui. Ma mère a l’habitude de le croiser près du cimetière quand elle va à la messe de quatre heures du matin. Si jamais elle le rencontre près du Stade ou pire devant l’Hôpital Général, elle sait qu’elle sera en retard et qu’elle devra rester debout au fond de l’église durant tout le reste de l’office. Mais cela arrive rarement parce que ma mère est tout aussi ponctuelle que Monsieur Gérard. »

Le contexte de l’évocation du personnage donne au lecteur l’impression de connaître ce vécu particulier. C’est la vie banale d’un taiseux, un personnage mystérieux, dans une ville où tout se sait. « Les ragots fusent. Pour le Pr Désir, il aurait aimé une belle jeune femme, ou il aurait été épris de la mère d’une élève, à moins qu’il ne soit impuissant. Selon le Dr Hyppolite, un homme l’aurait giflé dans un bar, sans que lui, digne, ne réplique. Tout est énigmatique chez cet homme qui semble vivre dans le malheur. Qu’en est-il réellement de son mystère et de son charme. »

Dans une société où les on-dit tiennent lieu de vérités, on a raconté toutes sortes de choses à propos de ce monsieur Grampfort. Quelle est donc la part de vérité dans tout ce qu’on a dit à son propos que le romancier prend soin d’énumérer : philosophe, auteur d’un roman (« Clefs »), passeur de mémoires, tombeur des dames.

Pour l’auteur, c’est une sorte d’ermite invétéré qui s’adonne à la méditation philosophique et à l’introspection de soi. À part d’avoir écrit un livre dans les années 1960, Gérard Crampfort était aussi poète et journaliste.

Est-ce à cause de l’accusation d’une de ses élèves qu’il a choisi de se replier sur lui-même ? Tout porterait à le croire, mais sa bizarrerie n’interpelle pas moins. « Cela fait trois ans que Monsieur Gérard est venu se nicher dans cette petite chambre au-dessus de la vieille pharmacie. On se demande encore ce qu'est venu faire un homme aussi raffiné dans ce sordide quartier, en plein cœur d'un marché populaire. On ne sait à peu près rien de lui. On a appris qu'il enseignait, jusqu'à tout récemment, dans une stricte école religieuse pour jeunes filles de familles aisées, et qu'il a été renvoyé parce qu'une de ses élèves l'a accusé de lui avoir fait des avances. » Pourtant, tient à rappeler l’auteur en guise de disculpation, « Monsieur Gérard passait son temps à repousser les avances de plus en plus insistantes, pour ne pas dire agressives, de jeunes filles surexcitées par ce trop-plein qui vient avec la puberté. Malgré tout, la directrice a choisi de lui donner tort. »

En tout cas, « Monsieur Gérard » est aussi un personnage qui savait séduire les femmes. Étonnant alors qu’il ne sort déjà presque plus de chez lui. Même sur les enfants, cette « figure mystérieuse » exerce une fascination. Comme ce jeune d'un quartier pauvre de Port-au-Prince, le petit Manuel, fortement impressionné par son « savoir-vivre exquis » et son « rare bon goût ». Ils se fréquentent. Le professeur va l'initier à Baudelaire, Keats et Wagner. L’enfant ne regarde pas seulement : il apprend aussi.

Dans ce petit livre de soixante-neuf pages, Dany Laferrière écrit sans fioritures, d’un langage dépouillé et clair, allant à l’essentiel, comme à son habitude. Le portrait qu’il nous fait de cet ancien enseignant est si exquis qu’on ne peut ne pas s’en laisser captiver. Dans le dernier supplément littéraire du quotidien français Le Monde, une page est consacrée à celui qui occupe depuis 2015 le fauteuil d’Alexandre Dumas à l’Académie française. Entre le récit romanesque et la poésie, le propos de notre auteur reste toujours aussi percutant et le style, toujours aussi décapant.

 

Maguet Delva

N.D.L.R.

(1) Le prolifique Dany Laferrière vient de publier aussi un recueil de poésie intitulé dans « La splendeur de la nuit » publié chez Point Poésie, une collection dirigée par son ami et romancier comme lui Alain Mabanckou. Cet ouvrage traite aussi d’un père, ancien consul de la République d’Haïti à Gênes, qui avait sombré aux gouffres de la politique.

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