CLEMENT LANIER : INJUSTEMENT OUBLIE ET IGNORE

Ce médecin historien collabora à plusieurs journaux et revues d’Haïti et de l’étranger. Par exemple, dans le quotidien haïtien «Le National», publié de juillet 1953 à décembre 1956 à Port-au-Prince, on peut lire ses études historiques. De son vivant, l’auteur ne les a pas réunies à d’autres, parues çà et là, en un volume. Maintenant, c’est chose faite, en bonne partie.

Lanier est sans doute notre premier historien à se pencher avec attention sur nos relations d’État à peine né avec les insurgés contre la domination espagnole à Cuba, au Mexique et sur la côte caribéenne de l’Amérique du Sud. Il s’ingénie à chercher des preuves de notre solidarité discrète, mais effective avec des révolutionnaires de la zone.

D’abord, Cuba. Dans son étude sur la conspiration d’Apunte en 1812, Lanier cite le «Manuel d’Histoire de Cuba» de Ramirez Guerra y Sanchez : «[cette] conspiration avec la complicité de quelques Haïtiens devait s’étendre à la population de couleur de nombreux lieux de l’île.» Qui était Apunte? Quelle était la situation à Cuba au début du XIXe siècle?

À la fin du XVIIIe siècle, des gens de couleur et des esclaves y déclenchaient de nombreuses rébellions. En 1812, José Antonio Apunte organisa une importante révolte. Né vers 1760 à La Havane, d’ascendance africaine peut-être prêtre Shango, charpentier, peintre, sculpteur sur bois, il appartenait à la milice noire comme son grand-père et parait-il, son père. Autodidacte, il connaissait les langues, l’histoire de l’Afrique, des colonisations, se forma en politique, milita comme agent de liaison entre des groupes d’esclaves des « cabildos » : institutions religieuses et sociales et la franc-maçonnerie. À cette époque, l’île compte autour de 600 000 habitants, dont 109 000 affranchis et 47 000 esclaves. Admirateur de Toussaint Louverture, galvanisé par la victoire de la Révolution haïtienne en 1804, il planifia la plus grande insurrection d’esclaves sur l’île. Effrayé, le pouvoir colonial la réprima dans le sang. Apunte pendu, sa tête fut exhibée à La Havane. Il attendait, pour fortifier le mouvement, 300 fusils d’Haïti. Qui était l’expéditeur? Sous l’influence de l’insurrection des esclaves du nord de Saint-Domingue, il rassembla les conspirateurs lors de célébrations religieuses. Ils prirent les armes le 15 mars 1812 dans une sucrerie dans le but d’abolir l’esclavage d’abord, puis de proclamer l’indépendance de Cuba. Comme Haïti. Malgré l’échec, ce mouvement est considéré comme national, car il souleva plusieurs régions et impliqua des Cubains de toutes les nuances épidermiques, des hommes libres comme des esclaves. Il inspira les combattants futurs contre la colonisation et pour l’indépendance. L’esclavage fut aboli à Cuba en 1886. Deux cents ans après, Apunte est une figure nationale à Cuba et considéré comme un modèle d’insurrection contre l’injustice et les préjugés.

Dix-sept ans plus tard, en 1829, toujours à Cuba, Lanier nous apprend qu’une société secrète «Aquila Negra» (Aigle Noir) ourdit une révolte avec l’appui du Président du Mexique : Vicente Guerrero, sous la conduite de Julian de Solis. Guerrero envoya en Haïti un agent secret : Luis Bassadro auprès du Président Jean-Pierre Boyer (1818-1843) qui accepta le projet. La phase d’exécution fut contrariée par la chute et l’exécution de Guerrero, l’élimination des conspirateurs.

Qui fut Vicente Guerrero? Pourquoi son intérêt pour la liberté, l’indépendance de Cuba, pourquoi son alliance avec Haïti? Second Président du Mexique en 1829, issu d’une humble famille paysanne au père afro-mexicain et à la mère aztèque, combattant pour l’indépendance de son pays, il y abolit l’esclavage dès son accession au pouvoir. Ses compatriotes le comparent à Georges Washington et à Abraham Lincoln. Son projet d’aider Cuba à se libérer avec le soutien d’Haïti déplut aux USA opposés à tout changement dans la colonie espagnole. Faut-il voir la main du Président américain Andrew Jackson dans son renversement et son exécution en 1831? Cependant, treize ans avant l’entente secrète entre Guerrero et Boyer, en 1816, le Mexique : autre colonie espagnole, intéressa Alexandre Pétion à l’époque président d’Haïti (1807–1818).

Au début d’octobre 1816, débarqua à Port-au-Prince Francisco Mina, jeune espagnol militaire fanatique des droits de l’homme et du citoyen, né en 1789 (année de la grande Révolution française), ancien défenseur de son pays contre Bonaparte, ennemi de l’absolutisme du Roi d’Espagne, exilé en France puis en Angleterre. La cause des indépendantistes mexicains le galvanisa et il se fixa le rêve de sa vie : être le libérateur du Mexique du joug de sa propre patrie : l’Espagne.

Grâce à l’aide de libéraux anglais, il acheta un navire, des armes, des munitions, recruta des partisans et chercha un appui aux USA. Mais, des businessmen de ce pays exigèrent comme condition la prise d’une ville frontière dont la possession serait utile à leurs opérations de contrebande. Mina repoussa cette condition avec fierté et fit voile vers Haïti où un accueil loyal et désintéressé ne le surprit pas. Il y arriva avec 2 navires. Il reçut les secours de Pétion, de divers citoyens, de l’armement, des provisions, des médicaments et sa petite armée atteignit 500 hommes. Il débarqua sur la terre mexicaine le 15 avril 1817.

Le lecteur se laissera guider par Clément Lanier pour poursuivre sa prise de contact avec cette généreuse et tragique aventure.

Clément Lanier nous révèle l’intérêt de l’homme d’État argentin : Bernado Rivadavia en 1826 pour la sauvegarde de l’indépendance haïtienne ainsi que de celles récentes des anciennes possessions espagnoles. Contrairement à Simon Bolivar, bénéficiaire de l’aide salvatrice d’Haïti en 1816, qui tenait à fonder une confédération d’États sur la base «des sources et des ressources du sang espagnol», Rivadavia jugea ce projet irréaliste pour des motifs variés qu’expose Lanier, et avança un contre-projet soucieux également de sauvegarder la paix et de sécuriser les nouvelles nationalités. Rivadavia proposa de convoquer à Washington un Congrès réunissant l’Espagne, le Portugal, la Grèce, les USA, le Mexique, la Colombie, le Chili, le Pérou, son pays et Haïti dans le but de former une confédération armée contre la Sainte-Alliance qui autorisait la France à reconquérir son ancienne colonie devenue indépendante en 1804. La réalisation d’un tel Congrès impliquerait une reconnaissance officielle de l’État haïtien et scellerait une solidarité continentale dans la défense de son existence. Le premier Président d’Argentine écarta l’utopie bolivarienne d’une amphictyonie hispano-américaine, préféra la consolidation et la défense de chaque nouvel État, dans sa spécificité et dans le respect mutuel. Lanier explique les raisons de l’échec de ce projet alors que la vision de Bolivar ne se concrétisa pas.

L’Argentin Bernado Rivadavia (1780–1845) ne fut pas le seul homme d’État sur le continent à s’intéresser au sort d’Haïti.

Lanier relate l’action de l’un des Pères fondateurs des États-Unis, sénateur de l’État de New York (1789–1796) et (1813–1825), deux fois ambassadeur à Londres, la première en 1786, la seconde sous la présidence de John Quincy Adams, candidat malheureux à l’élection présidentielle en 1816.

Lanier nous introduit Rufus King (1755–1827) qui fut l’un des premiers hommes politiques américains à saisir le rôle éminent de Toussaint Louverture à Saint-Domingue dont la position stratégique et les ressources ne pouvaient être laissées à l’exploitation de la France et de l’Angleterre. Lanier dévoile qu’il alerta le département d’État dès les accords Maitland-Louverture et les racines des relations entre les USA et la future Haïti furent ainsi plantées. L’indépendance conquise en 1804, King soutint ouvertement le maintien des échanges commerciaux entre son pays et celui de Dessalines malgré les pressions de Paris et des milieux esclavagistes de son pays, garda la foi dans l’unité de l’armée haïtienne, l’énergie de son chef face aux menaces d’un retour offensif des Français. Malgré l’assassinat de Dessalines qui le déconcerta, l’avenir lui donna raison. Rufus King défendait certes les intérêts de son pays, mais, il gardait le souvenir de l’assassinat d’un esclave noir : Crispus Attucks, par l’armée britannique le 5 mars 1770 à Boston parce que ce nègre haranguait la foule, l’incitait à résister à l’oppression anglaise. Rufus King avait 15 ans. Alors, ce jeune patriote devenu adulte voua une «vigilante sollicitude» à la cause des noirs et accorda «une attention particulière» à la nouvelle nation haïtienne.

Lanier ne dit pas si Rufus King savait le rôle joué par les Nègres de Saint-Domingue devenus haïtiens en 1804 dans la guerre d’indépendance américaine. Un contingent expéditionnaire partit du Cap Français sous les ordres du Comte d’Estaing, dans la ligne de la politique du Roi de France Louis XVI soutenant les colons révoltés d’Amérique du Nord contre leurs maîtres anglais. Noirs et mulâtres venus de Saint-Domingue se battirent en Géorgie, en Floride. Les uns y perdirent la vie, les autres revinrent blessés ou ingambes, décorés et riches d’une expérience militaire qu’ils allaient mettre au service des leurs dans les luttes révolutionnaires à Saint-Domingue. Précis et méthodique, Lanier livre force renseignements avec détails sur l’organisation des campagnes, leur déroulement, les participants.

La formation acquise par des affranchis, des esclaves rompant leurs chaînes en un lieu ou en un autre, fut une acquisition décisive. Mais, qui forma certaines têtes de la future révolution? Où? Comment?

Clément Lanier souligne que des fils de propriétaires des campagnes comme des villes étaient envoyés en France aux Collèges oratoriens situés en des lieux où leurs parents avaient des attaches.

Lanier y trouve Pierre Pinchinat à Toulouse vers 1756, Dominique Sabourin à Angers en 1780, Boisrond-Tonnerre à Juilly en 1786, Laurent Bazelais à Nantes vers 1786 et Juste Chanlatte de Jacmel. Le nombre des élèves venus de la colonie est certes plus important, mais il remarque la présence de futurs meneurs des luttes pour l’égalité, la liberté et l’indépendance et de futurs cadres du nouvel État. Il rappelle que la Convention nationale imprima un nouvel élan à l’instruction en accordant des bourses d’études en vue de préparer des cadres pour les colonies par une loi du 30 décembre 1797. Chaque année, le 21 mars, dans les départements, six des meilleurs élèves des Écoles Centrales, choisis sans distinction de couleur, étaient acheminés en France et entretenus pendant leurs études. Julien Raimond, affranchi mulâtre et riche, originaire du sud, membre de la 3e commission civile arrivée le 11 mai 1796, s’occupait de l’enseignement et de l’éducation à Saint-Domingue. Il travailla en bon accord avec Toussaint Louverture soucieux de l’instruction publique. Mais la politique de Bonaparte mit fin à cette «pathétique reconstruction d’humanité».

Lanier se penche sur le présent de son pays qu’il parcourt en long et en large, avec un examen pointu de la zone du Môle Saint-Nicolas. Pour certains historiens, c’est par ce point que notre île entra dans l’histoire. Lanier visite longuement, avec attention le Môle, décortique ses problèmes, étudie sa géographie, son peuplement de la période taïno à la période haïtienne, ses bâtisseurs successifs, son économie à travers le temps, ses tumultes sur plusieurs siècles, ses survivances et ses vestiges, sa communauté, ses possibilités. Même quand son analyse et ses conseils datent du milieu du XXe siècle, tout haïtien en quête des potentialités de son pays, tout natif du Nord-Ouest et surtout du Môle doit lire, méditer et agir en tenant compte de cette étude sérieuse de Clément Lanier.

Les différents textes de cet historien saint-marcois, enfin réunis en volume, sont d’une telle richesse qu’on ne peut tous les exposer en une présentation.

Par exemple, le lecteur apprendra les démêlés de Boyer sur la question cubaine avec l’Espagne, sa fermeté vis-à-vis de cette puissance qui voulait reprendre la partie orientale, à l’époque intégrée dans la République d’Haïti. Cette fermeté valut l’admission des navires haïtiens de commerce dans les îles Lucayes par le gouvernement anglais.

C3 Éditions, dans sa collection «Textes retrouvés», juge opportun, profitable le regroupement de ces études historiques du Dr Clément Lanier qui nous révèle avec honnêteté et érudition des aspects ignorés ou peu connus de notre histoire. Le temps est venu et l’occasion nous est offerte, grâce à notre sponsor, de sortir cet historien originaire de Saint-Marc, de l’oubli, de réparer cette injustice, de le mettre en pleine lumière. Les lecteurs en profiteront.

Michel Soukar

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