Une gageure : raconter l’identité

Un arbre dans le jardin de Dieu : voici une image qui nous enjoint de remonter à la source de pas mal d‘histoires, et aussi de pas mal d’imaginaires qui croisent et recroisent les fils du bien et du mal, du genre, des histoires de paradis et de perte de celui-ci, des histoires de genre, de serpent, de connaissance des autres, de soi, de l’origine et aussi d’identité. Ève et Adam ont dû longtemps se demander ce qu’ils faisaient là, et qui ils étaient. Certes, l’Eden aura été à la fois un lieu et un moment remémorés sans relâche, mais espace traversé de choses plus ou moins cachées : la connaissance, l’éternité, la séduction, le mal, la surveillance jalouse identifiable par des bruits de pas sur la terre.

Dans ce roman étrange, Comme un arbre planté dans le jardin du bon Dieu, Jean-Robert Léonidas, l’écrivain de Jérémie, entrelace ces figures qui structurent une bonne partie de nos imaginaires en provenance de la Bible, avec la réalité âpre et sévère de la vie quotidienne en Haïti, dans le premier quart de ce siècle fertile en malheurs de toutes sortes : séisme, ouragan, décrépitude, misère, dépérissement de l’État, gangstérisme. Roman étrange, déjà, par le thème qui l’inspire : l’adoption de la fille de Clémentine, une paysanne illettrée de Sassier, bourg dans les mornes au-dessus de Jérémie, Jasmine, par un couple de Français de la classe moyenne supérieure, guidés par une générosité sans limite, qui assurent à la fillette, puis la jeune femme, éducation, aisance, assurance. Elle devient ingénieure, diplômée d’une grande école. On est loin des lieux communs liés aux frottements et à la conflagration culturelle. Jeanine et François, qui sont venus chercher Jasmine, ont une inclination particulière, et efficace : « les adoptants sont des gens spéciaux, certains diraient un peu fous. Ce sont des personnages hors du commun, touchés par un besoin de solidarité et de compassion ». L’éducation donnée à Jasmine lui permet de s’élever, justement hors du commun, de cultiver son libre-arbitre, comme le montre l’histoire d’amour au centre du livre, à la fois intense et mesurée. Rien n’est plus étranger à Jasmine et à ses parents que la médiocrité des préjugés, surtout ceux portés par la prétendue raison de l’Histoire : Jeanine et François « estimaient que la France devait se soumettre à une exigence de réparation envers Haïti qui a été forcé de payer au cours des ans l’équivalent de plusieurs milliards de dollars à la France aux fins de préserver son indépendance. Selon eux, l’ancienne métropole doit s’engager sur le mode majeur à réparer les torts séculaires infligés à ce pauvre pays ».

Clémentine, elle, est animée à la fois par l’exigence du plaisir et par la réalité des conditions d’existence : elle accouche trois fois : deux filles, un garçon, Siméon. Pour Christiane, la seconde sœur, l’adoption est un désastre. L’adoptant voit en elle une source de revenus, et ça finit mal, à New York. Elle mourra, victime du déficit d’affection et d’éducation. Siméon devient gangster. Il finit mal, lui aussi.

Les entrelacements entre les existences sont intenses, dans ce roman placé sous l’égide de Dumas, dont l’aïeule était originaire de la région de Jérémie. Léonidas emprunte à l’auteur romantique son énergie narrative, notamment par la manière dont est tracé le cadre de l’histoire, et dont sont mises en place les tensions que les personnages doivent résoudre. Il lui emprunte ensuite le sens du déroulement temporel : l’histoire s’accomplit vingt ans après son début, et les personnages, tous bien différenciés, agissent selon des voies en cohérence avec leurs portraits psychologiques et les changements vécus par tous et intériorisés. Aucun d’entre eux n’est monolithique. Il fait surgir dans la narration plusieurs coups de théâtre, assez improbables, il est vrai, mais qui justement participent du double plaisir de raconter et de lire. Le roman sublime la réalité, en entrebâillant les plis du réel, afin de laisser libre cours aux possibles, et à l’imaginaire. Enfin, la fin de l’histoire laisse éprouver une amertume particulièrement sensible, la joie mêlée aux larmes.

Il est vrai que c’est aussi le visage que présente Haïti, pour le voyageur attentif. Ce sont en même temps « les ruelles gigognes des bas-quartiers de Port-au-Prince, dans les bidonvilles victimes de séismes, de banditisme, de drogue, de bain de sang, de bain de boue, de bain de merde et de choléra », dans les campagnes, « un paysage défiguré par le déboisement », cependant aussi, et surtout, des êtres qui sans cesse portent l’exigence de la reconnaissance de leur humanité féconde. Un passage assez intense témoigne de la connaissance d’Haïti apportée par les livres. Léonidas rappelle par la voix de son héroïne le beau livre de 2009 qu’il a réalisé avec le photographe Frantz Michaud, Rêver d’Haïti en couleurs. Ce beau livre témoigne des hommes et femmes qui peignent Haïti, et qui soit y habitent, soit, depuis le dehors, sont habités par le pays. Mais aussi, en quelques mots, Jasmine brosse un tableau rapide de la littérature haïtienne contemporaine, et c’est aussi par-là que Léonidas lui-même inscrit son activité d’écrivain dans un ensemble, qui constitue une institution reconnue. Le lecteur attentif reconnaîtra les figures évoquées, ce qui inscrit dans le texte un effet particulier : il s’agit bien d’un roman, entrelacé à la réalité reconnue.

Le roman trace ainsi une trajectoire décisive, celle d’un balancier qui oscille de façon continue entre le même et l’autre. « Tu connais le pays beaucoup plus que moi » s’exclame Clémentine à sa fille, qui semble reconnaître les lieux. En fait, le roman touche ici un aspect délicat de ces questions d’adoption, d’impermanence, de connaissance de soi et des autres. Ce que raconte ce beau roman, ce sont les mouvements de l’identité. Mouvements paradoxaux, puisque ce qu’il relate est que justement l’identité ne se confond pas avec l’ancrage dans l’identique, et s’il est bien une passion inquiétante, c’est justement la passion identitaire. Trop souvent, le médiocre pense la nommer comme immuable, homogène même, alors que ce qui l’anime est bien son caractère changeant, voire ondoyant, comme son adaptation incessante aux contraintes du réel. Le roman seul a pouvoir de raconter cette dynamique identitaire.

Un dernier point : cette dynamique est en fait inscrite dès le titre, de façon subtile. Ce dernier est emprunté à un cantique écrit par Lucien Deiss, qui fut à la fois un père spiritain, un enseignant, un exégète et surtout un compositeur. Il a écrit un « Cantique nouveau : Psaume 1. Fidélité », assez connu, chanté sans cesse par Siméon, cantique dont le premier vers est repris par l’auteur pour le titre de son roman.

Enfin, pas tout à fait. Le vers de Deiss est le suivant : « Comme un arbre planté dans le jardin de mon Dieu », qui s’appuie sur un intense sentiment d’appartenance, et donc d’exclusion possible. Passer de « mon Dieu » à « bon Dieu », c’est ouvrir le champ, c’est déclarer l’uni(ci)té du divin, Sa présence universelle. C’est remettre bondye bon au centre. C’est remettre Haïti et les cultures populaires au centre. La suite du vers est également parlante : « le juste fleurira ». Fleurir, se faner, devenir fruit… C’est bien à travers ces images que l’identité s’infléchit, se nuance, devient elle-même, impermanente.

Yves Chemla

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