Anténor Firmin et José Marti, même combat ?

Dans « Joseph Auguste Anténor Firmin : Ses liens historiques avec Cuba » (éd. Cidihca), Diane Canton Otano, diplomate cubaine, brosse un portrait éblouissant de l’un de nos plus grands illustres diplomates, tout en le comparant avec le héros cubain José Marti.

Il fut un temps où, en terre haïtienne, diplomatie rimait avec patriotisme. Ceux qui représentaient le Haïti à l’étranger plaçaient le pays au-dessus de leurs intérêts personnels. La plupart d’entre eux étaient des poètes rêveurs, qui ne poursuivaient pas le gain, mais l’honneur. Les archives diplomatiques haïtiennes et étrangères regorgent de ces preux chevaliers : Anténor Firmin, Roussan Camille, Léon Laleau, Louis-Joseph Janvier, Beaubrun Ardouin, etc.

C’est ce beau vieux temps du patriotisme désintéressé que vient de nous rappeler ce portrait d’Anténor Firmin. Réalisée par Diane Canton Otano, cette peinture met en scène aussi bien les adversaires de l’homme politique que les irréductibles firministes, tel l’amiral Hammerton Killic. La chute du Président Tirésias Simon Sam, en 1902, a quasiment donné lieu à une guerre civile entre les partisans du nonagénaire grabataire Nord Alexis et ceux du flamboyant intellectuel Anténor Firmin. L’obsession principale des anti-firministes était de défaire le travail réalisé par cet homme d’État pour pouvoir mettre Haïti sur les rails de la rationalité économique et financière. Parmi les adversaires de Firmin, l’auteure évoque un certain Joseph Stewart qui fut, à l’époque, le gardien le plus dévoué du temple de la corruption en Haïti. Dans sa biographie de Firmin, Jean Price Mars le mentionne, mais pas avec autant de détails. La Cubaine s’y attarde pour mieux faire comprendre les débats politiques de l’époque et montrer la manière dont on ostracisait le diplomate haïtien dans certains milieux haïtiens.

La diplomate raconte une page d’histoire commune aux deux pays en campant deux personnages emblématiques : Anténor Firmin et José Marti, son alter ego. Les relations entre les deux hommes occupent une place importante dans ce livre. De même que le positionnement de Firmin sur la marche du pays cubain vers l’indépendance. Le lecteur apprendra par exemple que Firmin a rencontré en 1889 un patriote cubain, le Général Antonio Maceo, « l’homme de la protestation de Baragua qui retourne dans la patrie de Toussaint Louverture, de Pétion et de Dessalines alors qu’il organise, comme d’autres Cubains de premier plan, la guerre de 1895 ».

Le décor étant planté, c’est savamment que la portraitiste cubaine décrit le rôle qu’avaient joué nos célèbres devanciers dans les indépendances des pays latino-américains. À l’instar de Jean Price Mars et de Leslie Manigat, elle souligne que les deux écrivains menaient une lutte anti-impérialiste. Ils s’appréciaient cordialement et se lisaient mutuellement, au point que le jour où José Marti tomba au champ d’honneur, le 19 mai 1895, les tueurs espagnols avaient trouvé sur lui une partie de sa correspondance avec l’auteur « De l’égalité des races humaines ».

Otano en trouve la confirmation chez l’historien cubain Rolando Rodriguez. Celui-ci a révélé que les notes prises par Marti provenaient de « L’égalité des races humaines », l’ouvrage de Firmin. Il en aurait eu la confirmation après avoir « minutieusement » consulté des documents déposés dans les archives centrales de l’institut d’histoire et de culture militaire de Madrid.

 

Une grande figure anti-impérialiste

Sur plus d’une vingtaine de pages, Otano nous fait revivre le rêve de ces deux patriotes de libérer leur pays respectif du joug impérialiste et de mettre sur pied une fédération avec les pays de la Caraïbe dénommée Antillen. Ils voulaient de ce fait contrecarrer le fameux slogan qui fait florès dans les arènes internationaux : « L’Amérique aux Américains », la fameuse doctrine de Monroe. Leurs trajectoires ont convergé vers la résistance avec pour boussole idéologique la révolution haïtienne. 

Firmin était aussi un intellectuel engagé qui a aussi réfléchi sur le rôle de l’éducation. Voici ce que le professeur Leslie Manigat écrivait sur son avant-dernier livre « Les lettres de Saint Thomas » portant sur le système éducatif de son pays. « Dans cette catégorie de libre inspiration pour un sujet de méditation, Firmin, dans les « Lettres de Saint Thomas », son dernier ouvrage paru l'année même de sa mort (1911) dont l'édition parisienne faillit être posthume, procède à une analyse qualitative et quantitative des problèmes scolaires et éducatifs du pays. C'était le temps où les diplomates haïtiens avaient aussi les mains dans les cambouis de la recherche. Firmin avait aussi donné l’ampleur de ses recherches savantes dans « l’Égalité des races humaines » clouant au pilori son homologue en tout. De nos jours, nous avons que deux diplomates qui assurent l’héritage. »

Mais ce qui est intéressant par-dessus tout dans ce livre, c’est la découverte de la manière dont Anténor Firmin était traité par ses compatriotes alors que les Cubains, dont José Marti, le tenaient en haute estime.

Selon des correspondances disponibles, plus les dirigeants haïtiens de l’époque se méfiaient du natif de la Fosette au Cap-Haïtien, plus José Marti et d’autres cubains voyaient en l’auteur « Diplomates et diplomatie : lettre ouverte à M. Solon Ménos » (1899) une grande figure progressiste et anti-impérialiste. Depuis toujours, en Haïti, des gens malintentionnés tapis dans l’ombre du pouvoir ont mené la vie dure aux intellectuels. Souvent les étrangers s’y mêlaient, comme lorsque les États-Unis avaient pris parti pour le vieux Tonton Nord contre Firmin ; les Américains refont toujours les mêmes mauvais choix.

C’est le drame haïtien depuis la fondation de ce pays jusqu’à aujourd’hui. Nos querelles politiques surviennent de manière récurrente et à chaque fois, la réponse du gouvernement est d’« exiler » l’opposant gênant en lui proposant un poste diplomatique à l’étranger. Ce sont l’un des points forts de ce livre. Grâce aux archives, on sait que le grand Firmin était jalousé, voire même détesté par des parlementaires corrompus à qui il avait refusé d’augmenter artificiellement le budget qui leur était alloué. Voulant se vautrer dans la corruption la plus avilissante, ceux-ci voyaient en lui l’ennemi numéro un dont ils réclamaient sa tête.

Pour comprendre la dimension d’un homme politique, il faut observer les nominations qu’il refuse. À cette aune, Firmin est un cas vraiment exceptionnel sur l’échiquier haïtien. C’est avec une certaine jubilation que la Cubaine raconte les relations entre le diplomate et le président Lysius Salomon jeune. Les deux hommes avaient un parcours quasiment similaire : Salomon fut deux fois ministre des Affaires étrangères du président Sylvain Salnave et ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire en Europe. Il en est de même pour Anténor Firmin qui avait remplacé Saint Surin Manigat, à Paris, personnage haut en couleur, patriote bon teint. Malgré cette affinité intellectuelle liant les deux hommes, le courant ne passait pas. Pourtant du côté de Salomon, le désir d’avoir Firmin dans son gouvernement était vif, comme l’indique Otano : « En juin 1883, Salomon le convainc d’assister comme délégué de la République d’Haïti aux festivités du centenaire de la naissance de Simon Bolivar à Caracas Venezuela. Et il est si satisfait de la façon dont Firmin accomplit cette mission, qu’à peine celui-ci de retour au Cap-Haïtien, il s’efforce d’en obtenir une collaboration plus étroite non seulement en raison de ses vastes et solides connaissances, mais aussi pour pouvoir l’avoir autour de lui et observer ses premiers pas dans l’arène politique. » Le Chef de l’État le fera venir à Port-au-Prince, s’entretiendra avec lui plusieurs fois à telle enseigne que certains proches du président pensaient même qu’il pourrait lui confier la direction de son cabinet ou un poste ministériel. « Il semble donc que Salomon est prêt à faire n’importe quoi pour avoir Firmin de son côté voire à acheter sa dignité par une offre ou une concession. » Peine perdue. « Firmin décide de ne pas aller au-delà de la simple mission de Caracas ». Un cas rare de nos jours où l’appât du gain a remplacé la morale et le patriotisme.

À l’heure où notre diplomatie est en berne en matière de recherches et de publications, ce livre ressuscitant deux grandes figures et personnalités de notre région caribéenne tombe à pic. Car à part les œuvres de Guy Marie Louis et ceux de Weibert Arthus (2) parues ces dernières années, les publications consacrées à la marche de notre diplomatie ne sont pas nombreuses sur les étals des libraires. Raison de plus d’apprécier un petit livre qui de par sa forme pourrait passer complètement inaperçu, mais qui pourtant recèle des trésors d’archives. Un exploit que de réunir en un seul bouquet Anténor Firmin et son alter ego José Marti, tous deux diplomates, écrivains, hommes politiques et patriotes engagés dans la lutte pour la dignité de leurs peuples respectifs.

Maguet Delva

 

N.D.L.R. :

(1) Diplomates et diplomatie : Lettre ouverte à M. Solon Ménos, de Joseph-Anténor Firmin; Éditeur : Impr. du Progrès, 1899, 84 pages

(2) La coopération haïtiano-taïwanaise, un modèle de coopération Nord-Sud (Guy Mrie Louis, 2017) ; Les grandes dates de l'histoire diplomatique d'Haïti : De la période fondatrice à nos jours (Weibert Arthus, 2017)

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