On aurait dit que le temps s’est arrêté là-bas. Au bord de cette route qui mène vers Jacmel. Lorsqu’à la suite d'une bonne matinée de soleil, la montagne s’ouvre sous la pluie. Nue comme un trait d'un sourire sur le visage, lorsque la voute nuageuse du ciel prend cette allure de disque d'argent, ficelée d'un troupeau de bisons, par son aspect grisâtre.
Cet après-midi, nous faisions route pour Jacmel. Lorsque, nous, quatre formes perdues dans la brume habillant les montagnes d’alentour, sous le ciel noir de lune... Quatre paires d'yeux, deux hommes et deux femmes roulant à vive allure pour atteindre Jacmel , avant la tombée du jour... Quatre têtes à l'intérieur de la petite bagnole... Moi et Pétrus , accompagnées de jeunes amies, avions pris le chemin de la cité de Dépestre et d'Alcibiade Pommeyrac.
Un nuage gris couvrait alors le ruban d’asphalte et semblait mener vers l’inconnu. Ce soir de décembre, lorsqu’enfin nous glissons vers la ville pour les retrouvailles du Christmas et du Nouvel An.
Nous devrions être là-bas depuis des heures, et des copains nous y attendaient de pied ferme. On a eu juste le temps de remplir nos sacs et de s'enfoncer dans le quatre-quatre puis, sans perdre de temps, filer en trombe vers la grande cité du Carnaval national. Abordant la route de l'Amitié serpentant à haute altitude, la voiture mit une trentaine de minutes avant d’accueillir après Carrefour Colas, le premier village, au multiple lacet de la route qui semble l’une des plus sinusoïdales dans cette république de la Caraïbe.
Nous avions eu pour plus de soixante minutes des paysages verts de montagnes émerveillant par leur magie le miroir de nos rétines. La première bourgade s’ouvrit à nous, près d’un virage entre la montagne et un vallon. Le temps de s’arrêter. Prendre quelques cannettes de boissons d'energy drink et gazeuses. Et croquer du griot de porc et quelques frites.
Le village s’ouvrit à nous comme le premier sourire livré à un nouveau venu.
Là-bas, le marché souriait comme une ombre au bout même du chemin. Et offrait son tableau débordant de richesse et de vie, comme dans une toile de Bigaud¹ accrochée au salon esquissant avec art et génie les scènes quotidiennes et vitales de l’arrière-pays. L’étalement des marchandes des deux côtés de la voie. La diversité des produits rehaussait la magnificence rupestre du village : d’où venaient reposer, après un dangereux périple à travers les sentiers abrupts des monts et des collines, les beaux fruits d’Haïti Chérie .
Tombe–Gâteau respirait là. Du moins, à ce que nous conta la petite marchande de fruits.
Joli prénom pour une petite bourgade où les maisons semblent faire bon ménage avec les tombes des disparus. Tombe-Gâteau... et le village flotta sur nos lèvres joyeuses, entre deux gorgées de bière. Le nez en plein dans mon assiette. Je descends de la voiture ( juste une bouffée d’ox). J’hume une bouffée d’air frais. La lutte ici doit-être féroce contre le dioxyde de carbone qui échappe, tel cigare qui fume, des pots d’échappement. Cette lutte sans merci entre l’air pur de la contrée et les camions ou voiture d’occasion. Je parle à moi-même. L’air parut à Tombe-Gâteau gagner la première manche. (Les arbres semblent ici jurer avec la folie des hommes).
Mon portable à l’oreille; je contemple sous la splendeur de l’après-midi, le marché de Tombe-Gâteau à ses dernières heures avant la nuit. Les fruits: bananes, figues-bananes, chadèques, pamplemousses, etc., débordantes de fraîcheur... Une bonne cargaison pour Port-au-Prince, ce sera, sans doute, au retour. Je n’ai plus cette tête. L’avertisseur de l’auto hurle. Les amis abrègent mon émerveillement au-devant de cette brume qui m’entre par les yeux.
L’étonnement créé là-bas me gagne. La localité occupa encore une bonne heure notre conversation. Le nom me parut étrange dans sa musicalité et sa beauté… On roula doucement… Ici une verdure comme il n’en resta plus ailleurs. Là, une flore arborescente. Le village laissait son sacré goût sous ma langue. Peut-être un jour, je viendrai demeurer là. Humer tel un parfum la rosée des montagnes avec ses fines gouttelettes, son vin d’or qui épanouit l’arbre.
Les régimes de figue Ti Malice courbant les bananiers dessinaient le dernier arc solaire miroir fracassé dans les ressacs des vagues.
Je me récrée le soleil dans la dégustation sereine de l’or des bananiers. Le village s’empara tout entier de moi. Je déguste ce sourire qui en rien ne se départit de la beauté, de l’émerveillement au pied d’un village de première fois. Tombe-Gâteau partagea ailleurs son sourire avec toute la chaleur qui émerge des lèvres du nouvel ami. J’ai cousu notre amitié ainsi. Sur une ligne inséparable. Au rythme d’un amour aux liens indissolubles.
Le temps pressait sous nos pas. Une remarque de Charlène me ramena du rêve où je crus me perdre entre le tendre gazouillis des oiseaux et le silence de la nuit dans les bois. Je n’y reviens pourtant pas. Le village défila comme ces beaux arbres qui accompagnent vers la descente à Jacmel. Chaque minute nous rapproche de la ville. De la fin de cette brume qui s’empare de nos souffles. Tombe-Gâteau demeura encore comme un chant sur nos lèvres : Laissa son arrière-goût sous ma langue. Je déguste son miroir pareil à ce beau soleil couchant, à cette lune rousse, à une belle mandarine. La nuit s’abat sur la montagne et la ville tel un vautour...
Ce soir de décembre. Les mots me manquent comme ton regard pour dire ce village. Où la vie semble lire sur le visage une marelle enfantine. Paraît habiller leur rire de poésie. De la poésie du vent. Du poème de la nuit. À Tombe-Gâteau aussi loin que l’on est, on n’aperçoit plus la mer. La mer demeure une tache d’écume. La mer est morte depuis des millénaires. Tombe–Gâteau, où la terre fume une belle Havane après la grisaille par temps de pluie. Le brouillard s’empare de nos regards. Tombe-Gâteau, où la vie semble sourire à la présence des disparus. La mort partage ses couleurs à la nuit. À la belle-de-nuit. À la vie des passants. Tombe-Gâteau, la montagne. Mon amie, lis cette missive que je t’ai écrite depuis la terre rousse des collines. Car là-bas, les mots me manquent pour te dire cette bourgade. Tombe-Gâteau, où la montagne tranche dans son orgueil nos regards. À Tombe-Gâteau, tu ne croiras pas, la montagne est absolue.
James Stanley Jean-Simon
Septembre 2009