Robert Philomé : de la réalité à la fiction réaliste

Au moment où on a tendance publier son premier roman sur la planète Amazon ou sur toutes autres plateformes numériques, Robert Philomé, lui, a choisi la voie classique. Il s’est cherché un éditeur et de surcroît, parmi les meilleurs sur le marché français. Un exploit pour tout jeune auteur, rêvant d’une publication grand public.

Avec son roman Vagabondages éphémères, l’Haïtien Robert Philomé vient de faire son entrée dans le monde littéraire parisien. Beaucoup de critiques disent déjà qu’il contribuera à faire briller nos lettres, comme le font déjà beaucoup de nos compatriotes vivant en France. D’ailleurs avec Exil au crépuscule: de Port-au-Prince à Paris, récit du voyage forcé d'un journaliste haïtien paru en 2012, il avait déjà donné sa pleine mesure.

       

En se lançant dans le roman, Philomé vient d’ajouter une nouvelle corde à son arc. Avocat, journaliste, grand reporteur, présentateur du journal télévisé à France 24, il veut maintenant s’essayer à un nouvel art littéraire après le récit. Peut-être que Robert Philomé, en bon journaliste ayant régulièrement les mains trempées dans le cambouis de l’actualité, voulait crier sa vérité, en passant à la fiction. D’ailleurs, il est au cœur de ce premier roman autobiographique. Son personnage principal, Gabriel, un architecte exilé qui traîne un morne chagrin loin de son île ensoleillée, constitue la porte d’entrée de ce récit. C’est lui qui ouvre les portes de toutes les intrigues qu’irriguent ce texte court, mais très dense avec toutes ces émotions humaines qu’il charrie.

 

Dans ses errances protéiformes, le destin met sur la route de Gabriel une femme originaire de Cuba, avec laquelle il va s’engouffrer dans toutes les portes du plaisir. « J'apprendrai plus tard qu'à dix-huit ans, Héloise était partie à Port-au-Prince. Non parce qu'elle accordait un quelconque crédit aux appels fumeux du Docteur Président-à-vie-Ange-exterminateur mais parce qu'elle voulait pleinement explorer dans la capitale l'aventure humaine. La sienne propre. Chose rare par ces temps, elle avait ce goût de l'interdit qui rend libre. Héloise avait voulu vivre à contre-courant des mœurs de son époque, sans se soucier des commérages. Souvent, ici, quand le froid a tout envahi, quand tout se contorsionne au point de me faire douter de ma raison, je sens sa présence qui m'a un jour invité à repousser des limites, à transgresser sans mauvaise. »

 

D’un personnage à l’autre, l’auteur peint sa vie et celle des autres avec délicatesse, tout en ayant la réalité de son terroir à l’œil. Ce roman mémoriel tourne autour de quatre femmes : Héloïse, Meredith, Consuelo, Danissa. Chacune d’elles va jouer un rôle primordial dans la vie de Gabriel.

 

L’écrivain évoque aussi la figure parentale, abondamment. Son père est le contraire de sa mère qui est une grande bavarde. Le silence est la marque de fabrique dont le paternel ne pourra s’en débarrasser.

 

Du temps de la dictature

Philomé ne s’arrête pas aux portes de la fiction, aussi précise soit-elle dans ses somptueuses descriptions. Il se penche de manière laborieuse sur notre vie sociale faite de plaies béantes et de laideurs que l’auteur met en exergue. Dans cette configuration, on lui sait gré de dire les choses comme elles sont. Comme quand il évoque l’histoire de notre malheureux pays en relatant l’histoire tragique de la mère de Gabriel, Héloïse, fauchée en pleine rue par une de ces voitures officielles du régime dictatorial, qui ne respectait rien, même pas la vie de ses concitoyens.

 

Dans ces cent soixante-douze pages que compte le livre, le journaliste n’est pas avare en revendications, qu’il met dans la bouche de chacun de ses personnages. Pour dénoncer ce qui abrutit l’homme haïtien, et pour faire comprendre ses innombrables préoccupations, sa boussole est quand même l’actualité, chassez le naturel il revient au galop. « Le pays venait une nouvelle fois d’organiser des élections à honnir d’emblée. Le sens infaillible de la photo, la scélératesse de la médiocratie en place avaient fonctionné. Comme d’habitude. Derrière les hauts murs protégeant les villas de la canaillerie nationale, la fourberie chuchotait à voix basse à coups de millions de dollars pour les nantis, les coopérants, leurs valets. Pas un fifrelin pour les âmes errantes coincées dans ces amas de tôles et de bét0n désarmé qui croissaient, rampantes, sur le contrefort de la capitale fantôme ou dans les caniveaux bouchés. »

 

Chacun de nous a une histoire malheureuse qu’il a vécue sous la dictature à raconter. C’était ce temps où l’on fauchait de pauvres compatriotes. Réduits à l’état de sous-hommes, ils étaient contraints de ramasser quelques gourdes que le dictateur leur jetait par terre et devaient, faute d’accès à l’eau, se laver dans les rigoles nauséabondes. « Le jour de la fête patronale de la commune s’annonçait pourtant radieux. Le dictateur conduisait lui-même sa voiture. Il était en tête cortège. Sa femme était au volant de celle d’après, suivie par des dizaines d’années d’autres. Le président à vie et ses affidés jetaient par les fenêtres de leurs bolides des billets de faible valeur que les pauvres hères que nous étions ramassaient toute honte bue. Nous jaillissions dans les airs, en sueur, nous agrippant les uns et les autres par le col, le mollet, le bras, la jambe, le pantalon, la jupe, la chemise dans l’espoir de rattraper quelques gourdes. » En se remémorant cette tranche d’histoire honteuse et déconcertante, Philomé en profite pour vilipender, avec sa belle plume romanesque, ces personnes qui abaissent l’homme dans la patrie des vaillants ancêtres qui s’étaient justement révoltés contre le règne de l’inhumanité.

 

Le lecteur découvrira un attachement viscéral du romancier à son pays meurtri dont il laisse entrevoir les désenchantements de son peuple, ses espoirs déçus et ses angoisses. La part biographique alimentée par des rappels d’actualité en dit long. De même lorsqu’il brocarde avec maestria les dictateurs qui se sont succédé à la tête de son pays.

 

Réalité et fiction

À quelque 30 années d’intervalle, Philomé décrit la même scène que son confrère Jean-Claude Charles dans son livre posthume Basket (Mémoire d’encrier, 2018, 336 pages). Certaines scènes ressemblent à de la fiction, tant qu’elles sont invraisemblables, alors que c’est de la pure réalité. Ce qui faisait dire au romancier haïtien, Émile Olivier, dans un grand éclat de rire, que la fiction et la réalité se confondent allègrement dans son pays.  « En tant qu’écrivain, s’exclamera Olivier, j’ai l’impression que l’on pourrait simplement, dans un pays comme Haïti, se promener, ouvrir l’œil, enregistrer des images de la réalité, les retranscrire, et écrire, si cela se faisait avec une telle facilité, nos romans, tant la réalité boursouflée, démesurée est dense d’histoires uniques et de perceptions excentriques. »

 

Un roman réaliste sur fond de dénonciation de nos misères sociales. Un mélange réussi de réalité et de fiction. La fiction a ceci de particulier qu’elle permet d’asséner des vérités plus facilement. Certaines scènes du roman de notre compatriote échappent à l’eschatologie de la pure fiction, pour prendre place dans un décor social lorsqu’il décrit par le menu, ce qui était le lot quotidien des Haïtiens sous la dictature héréditaire. Les souvenirs dans les récits romanesques ont ceci de particulier qu’ils immortalisent le passé, le présent, et l’avenir dans une seule description ce qui est quasiment impossible de réaliser avec un essai.

 

Ce premier roman prend d’emblée place dans la grande histoire de la littérature haïtienne, qui puise ses sujets dans un imaginaire baigné de réalisme. Un cocktail exquis qui permet aux lettres haïtiennes de porter une petite touche d’authenticité à la littérature mondiale.

 

Les critiques parlent déjà de réussite pour ce travail littéraire avec des personnages bien ficelés et une verve poétique qui ne peut que séduire. L’intérêt de cet ouvrage réside aussi dans une critique implacable de nos dictatures qui ne font qu’enfoncer le pays dans l’ornière du sous-développement. Parfois c’est avec une vaine de polémiste que l’auteur tourne en ridicule ceux qui empoisonnent notre vie sous le beau ciel de son pays.

 

Maguet Delva

 

 

 

 

 

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