Insécurité à Bel-Air, le calvaire des artistes

Dominant la baie de Port-au-Prince, Bel-Air est une zone à fort potentiel artistique. Des artistes de catégories diverses ont une histoire passionnante avec ce quartier, comme le peintre Frankétienne et le chanteur Jean Edouard « Frérot » Jean Baptiste. Cependant, la violence des gangs armés oblige les artistes à fuir cette zone et les plonge dans le plus grand désarroi. D’où une baisse de production et de créativité.

Il est environ midi. La chaleur bat son plein à Port-au-Prince. Sur la galerie exiguë d’une petite maison louée par sa grande sœur à Delmas 13, le jeune sculpteur Borgella Dumond étale sur un petit buffet en bois quelques morceaux d’argile, une armature, une murette, une éponge et d’autres objets destinés à la sculpture. Il est sur le point de réaliser sa toute dernière œuvre, un buste de Thomas Sankara.

Fuyant l’insécurité, c’est ici qu’il travaille et débute toutes ses œuvres, après l’incendie de son atelier BD en mars 2021. Sous ses yeux, tous ses matériels sont partis en fumée. D’après lui, les attaques ont été perpétrées par des bandits du groupe « BazKrachedife » situé au bas du Bel-Air et issu de la fédération de gangs dénommée « G9 en famille et alliés ».

 

Quand la création devient pénible 

 

Pour accéder au nouvel espace de travail de Dumond, il faut franchir un corridor et monter un petit escalier avec des marches qui font à peine la longueur de la plante des pieds d’un homme. Pratiquer la sculpture ici, un casse-tête pour le jeune créateur.

« Je ne peux pas appeler ça un atelier. C’est un espace inapproprié. Je fournis des efforts, mais je ne me sens pas bien ici. Je ne peux même pas y achever mes œuvres, car pour sabler certaines d’entre elles, j’utilise des matériels qui font un peu de bruit. Cela peut nuire à la tranquillité des colocataires », se plaint l’ancien élève de l’École nationale des arts (ENARTS), vêtu d’un maillot et d’un jean délavé.

« Pour finaliser mes travaux, je suis obligé de solliciter de l’aide dans plusieurs autres ateliers de la zone. Cela réduit complètement mon rythme de production et je peine à remettre aux clients mes travaux à temps », exprime-t-il, révélant que des artistes peintres de haut niveau ont abandonné leurs métiers et sont partis en terre étrangère, après la destruction de leurs maisons et ateliers.

« C’est une perte de richesses et de valeurs pour Bel-Air en particulier et le reste du pays en général », estime celui dont certaines de ses œuvres sont exposées à l’Office national de l’artisanat (ONART) et à la National Galery of Jamaica, le plus ancien et l’un des plus importants musées publics d’art des Caraïbes anglophones.

Dumond n’est pas le seul à se trouver dans cette situation. Yvon Marius, de son nom d’artiste Bungy Baka, est un peintre et plasticien né à Bel-Air. Son atelier et tous ses matériels ont été incendiés le 13 août 2020. Sur un coup de réflexe, il a pu sauter des toits de maisons pour échapper aux assauts des bandits avec sa femme et ses deux enfants jumeaux. Direction Jacmel.

Ne voulant pas abandonner la capitale haïtienne en raison de quelques atouts, Bungy Baka a décidé de retourner à Port-au-Prince, bravant le danger de Martissant. En juin 2021, il s’installe enfin avec sa famille à morne Gros Jean, dans la localité de Pernier située dans la zone de Frères à Pétion-Ville. 

 

Mais le vent de l’insécurité souffle aussi aux environs de sa nouvelle demeure. Plusieurs rapts ont été commis par les membres du gang dirigé par le caïd Vitelhomme, raconte Yvon Marius, d’une voix faible. 

 

La route qui mène à morne Gros Jean est rocailleuse et poussiéreuse. Il lui faut près de mille (1000)gourdes par jour comme frais de transport pour aller vaquer à ses activités au bas de la ville. Sous le poids de la fatigue, il passe d’un atelier à l’autre pour pouvoir réaliser ses travaux. Une véritable galère pour ce plasticien très connu et qui s’était bien installé Bel-Air.

 

« Je repars à zéro. A défaut d’atelier fixe, ma production est complétement au ralenti », fait savoir le jeune trentenaire d’un air déboussolé. Certaines de ses œuvres ont subi des dommages en raison des mauvaises conditions des ateliers qu’il fréquente.

 

La distance entre sa maison et les ateliers est un autre handicap à la création. « Un artiste n’a pas d’heure fixe pour démarrer un travail. Quand l’inspiration se fait sentir, on doit en profiter pour exécuter une œuvre. Chez moi, si j’ai une idée de création, avant d’arriver au bas de la ville, elle peut m’échapper », explique l’ancien de l’ENARTS, qui rêve d’un Bel-Air pacifié.

 

Survol sur l’évolution de l’insécurité en Haïti 

 

Depuis des années, Bel-Air est l’une des zones du pays ayant subi des attaques armées à répétition. La dernière en date est l’incendie d’une partie de la Cathédrale transitoire de Port-au-Prince Notre Dame de l’Assomption, le 27 juillet 2022. Cet incident résulte d’un affrontement entre des groupes gangs armés de Bel-Air et du G9, témoignent des citoyens.  

 

L’insécurité a toujours existé en Haïti. Mais la situation a commencé à se dégénérer durant la période d’exil du président Jean Bertrand Aristide (1991-1994) où des groupes armés dénommés FRAPH et attachés terrorisaient la population, soutient l’historien André-Yves Pierre. Il indique que de 1996 à 2004, ce phénomène a été alimenté par des civils armés proches de «FanmiLavalas» qui voulaient se venger contre les militaires et le système qu’ils avaient établi. Ces civils en ont profité pour régler leur propre compte, souligne-t-il.

La période 2004-2006 a été aussi marquée par la vengeance des groupes armés pro-Aristide, après le coup d’Etat contre le chef d’Etat. Beaucoup d’innocents ont été victimes, rapporte le professeur. A cette époque, de nombreux individus dont des artistes ont fui Bel-Air, à en croire Samuel Jeanty, un technicien de sérigraphie qui y travaillait.

Sous la présidence de René Garcia Préval (2006-2011), la situation s’était améliorée. Mais elle a recommencé à se dégénérer sous la présidence de Michel Joseph Martelly. De 2020 à aujourd’hui, l’insécurité atteint une dimension sans précédent. « C’est la peur totale », constate le André-Yves Pierre.

Issue et recommandation

Dans ce contexte d’insécurité généralisée en Haïti où de nombreux artistes sont mal en point, des institutions comme la Fondation connaissance et liberté (FOKAL), le Centre d’art et l’Ambassade de Suisse en Haïti ont fourni des aides à la création à des artistes. Sterlin Ulysse, vice-doyen de l’IERAH/ISERSS et diplômé d’un doctorat en histoire de l’art de l’Université Toulouse Jean Jaurès, salue ce genre d’initiative. Mais il soutient que les artistes doivent avoir davantage, surtout en ce temps de crise. 

 

Selon lui, ce serait un beau projet de créer des villages artistiques pour les artistes qui sont contraints d’abandonner leurs ateliers dans des zones contrôlées par les gangs armés. Cependant, en regroupant les artistes dans des espaces appropriés, il faut qu’il y ait des actions concrètes visant à résoudre le problème de l’insécurité, renforce le professeur.

Selon le co-directeur du Collectif défenseur plus, AntonalMortimé, la solution au phénomène de l’insécurité passe par la résolution de la crise politique qui sévit dans le pays, l’assainissement des quartiers populaires à travers des programmes sociaux et culturels, la création d’emploi et d’écoles professionnelles, la répression des criminels en poursuivant tout individu impliqué dans l’alimentation de ce fléau. 

 

De plus, il recommande d’interdire la création de ports privés qui facilite l’importation illégale d’armes à feux dans le pays, de bien équiper la Police nationale d’Haïti (PNH), d’augmenter l’effectif des agents sur tout le territoire, en renforçant leur formation pour le respect des prescrits universels des droits humains.

Il en profite pour inviter la population à faire preuve de vigilance et à dénoncer les actions criminelles tout en replaçant sa confiance en la Justice et la Police.

Depuis plusieurs années, il n’y a pas de grandes activités artistiques qui se réalisent à Bel-Air, une situation due notamment à cause de l’insécurité qui s’instaure dans ce quartier populaire. La dernière en date est une exposition d’œuvres d’art du mouvement « Nou pranlari a » organisée en 2017. Quand les artistes et la population de Bel-Air pourront-ils avoir un autre grand événement artistique ?

 

Justin Gilles

 

Deuxième lauréat du Prix OIF jeune journaliste en Haitidans la catégorie Presse écrite

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