Représentation et critique du fait religieux dans Gouverneurs de la rosée

Le fait religieux dans sa totalité et sa complexité regroupe les actes, énoncés ou verbaux et célébrations, rituels, concourant à le définir et à élaborer la distinction entretenue entre le sacré et le profane. Toute digression, tout écart, point de vue critique, et rejet formulent le postulat du rapport ( conflictuel ) de l’individu au religieux dans tout tissu social donné. Dans « Le fait religieux : de quoi parle-t-on », un article de Jean-Marie Husser, publié dans « Les nouvelles de l’archéologie » (2020) souligne la difficulté de définir cette notion en ces termes :

Les thématiques de Gouverneurs de la rosée

 

Les grandes thématiques de l’eau, de la solidarité face à la discorde, du don de soi ou du sacrifice pour la rédemption collective  : Fond-Rouge, dans le roman Gouverneurs de la rosée(1944) de Jacques Roumain , n’éclipsent / n’excluent guère la présence d’autres thématiques dont l’étude s’avère autant nécessaire que lumineuse pour une compréhension jamais épuisée, mais renouvelée de Gouverneurs de la rosée comme totalité narrative. La place du fait religieux dans la constitution de l’intrigue trouve d’une part, toute sa place, et traduit, d’autre part, sa mise en retrait comme clou ou étapes-clés dans la marche évolutive des péripéties. Au mieux, on remarque sa part marginale, à la limite du folklorique, dans la trame de l’intrigue. Le fait religieux paraît secondaire dans l’œuvre. Donc, il n’est nullement interdit de voir au mieux sa place ou sa représentation ( cf. la religion catholique romaine et le vaudou) dans le roman capital de Roumain. Trouver une jonction ou le/ les points commun(s) et rechercher les écarts, les points de différence ou de disjonction du « dei factum »( fait divin ou religieux), telle se révèle la tâche à laquelle s’attèle la présente étude à montrer.

 

L’œuvre romanesque Gouverneurs de la rosée est publiée en 1944, quelques mois après la mort de son auteur. L’œuvre est répertoriée dans la catégorie de romans paysans. Ce sont des romans dont le récit se déroule dans un univers rural et les protagonistes sont le plus souvent des ruraux. Mais ce roman demeure par ailleurs un roman indigéniste puisqu’il accorde une large place aux mœurs, aux traditions, aux croyances nationales. Placé dans la catégorie indigéniste, on s’appuiera alors sur la théorie littéraire développée par les tenants de cette école afin d’asseoir notre travail. L’école indigéniste constitue l’un des mouvements du XXe siècle en Haïti. Les principaux théoriciens sont Jean-Price Mars et Carl Brouard. Ils prônaient un retour à nos sources culturelles authentiques, à notre identité de peuple, à la culture populaire. Ils clamaient la remise en valeur de nos coutumes, de nos mœurs, de la part d’africanité tout en assumant notre haïtianité. Les écrivains haïtiens de l’époque ont puisé dans les mœurs, dans la religion, et la culture nationale afin de produire des œuvres et contribuer à la renaissance culture de l’homme haïtien. « Soyonsnous-mêmes le plus complètement possible », a proclamé le Docteur Jean Price-Mars dans « Ainsi parla l’Oncle » (1928). Carl Brouard, dans la « Doctrine de la nouvelle école », texte paru dans la Revue des Griots, a exprimé le point de vue littéraire des écrivains de l’époque en ces termes : « nous remîmes en honneur l’assortor et l’asson. Nos regards nostalgiques se dirigèrent vers l’Afrique douloureuse et maternelle » ( Brouard, 1963 : 77). Plus loin, dans la théorie de l’école indigéniste, Brouard appelle de ses vœux l’avènement d’une civilisation originale, intégralement haïtienne, fruit du mélange savamment orchestré « des splendeurs de l’Antique Saba à la raison latine » (Fardin, 2013 : 310). « Mais cette civilisation originale, où pouvons-nous la puiser si ce n’est dans le peuple » ( Brouard, 1963 : 77, Fardin, 2013 : 311),conclut-il ? L’assotor et l’asson constituent deux objets utilisés dans le culte vaudou haïtien. Ils jouent une fonction-clef dans l’interpellation des divinités vaudoues et l’exercice du culte. Ainsi la place et le rôle du fait religieux dans Gouverneurs de la rosée peuvent-ils être mieux compris et expliqué à travers les idées et les théories avancées entre autres, par le Docteur Price-Mars et le poète Carl Brouard, dans la doctrine de la nouvelle école.

 

Le fait religieux, entre jonction et divergence de vues: le cas de Gouverneurs de la rosée

Aussi les termes « jonction » et « disjonction » employés dans cet article peuvent être définis pour le premier par « point commun » et le second terme « disjonction » par « écart », « divergence de point de vue ».

Le fait religieux intervient dans le récit, dès le début du roman Gouverneurs de la rosée. On le repère, à la troisième ligne, dans une interpellation adressée aux saints « ô Jésus- Maria la Sainte Vierge » (Roumain, [1944] 2002 : 19). Mais la vieille Délira, courbée sous le poids de la misère, ne veut pas mettre un terme à ses litanies, elle crie de toute sa force au Dieu créateur. On constate que, dès les premières pages du roman Gouverneurs de la rosée, le narrateur glisse à petite dose une critique du religieux, notamment du Christianisme. Cette remarque, nous le fondons dans les interrogations de Bienaimé, à propos du Créateur telles  :« le Seigneur c’est le créateur, pas vrai » ;  « le Seigneur, c’est le créateur du ciel et de la terre, pas vrai » Eh ! bien la terre est dans la douleur et la misère"(Roumain, [1944] 2020 : 20), donc, le Seigneur a créé la douleur et la misère. Ici, le fait religieux est décliné dans sa multiplicité d’actes :  prière ou interpellation, Dieu, la Vierge, le créateur du ciel et de la terre, malédiction du ciel et de l’enfer. Là, nous relevons une certaine disjonction sur la place et l’importance du fait religieux et sa problématique. Le fait religieux, en dépit de sa représentation dans le roman, ne joue aucun rôle fondamental dans la quête, dans l’enclenchement des péripéties et la résolution du manque ou conflit du schéma narratif, en résumé dans le processus de la transformation des étapes de la narration. La preuve, on le perçoit dans l’inanité des actes effectués par les adeptes religieux qu’ils soient du christianisme et du vaudou :  « elle appelle le bon Dieu. Mais c’est inutile, parce qu’il y a si tellement beaucoup de pauvres qui hèlent le bon Dieu ... Dieu l’entend et crie :  Quel est foutre, tout ce bruit ?  Et il se bouche les oreilles. L’homme est abandonné » (Roumain, 2002:19) . Ailleurs cette idée tenue par Manuel renforce la part marginal du religieux comme moteur de l’action

« J’ai de la considération pour les coutumes des anciens, mais le sang d’un coq ou d’un cabri ne peut pas faire virer la saison » ( Roumain,2002 : 90)

 

En effet, si les miséreux appellent le bon Dieu, ils le font de manière inutile. Somme nulle, puisque l’homme est abandonné, solitaire. La vibrante mise en garde de Délira à son mari Bienaimé « j’ai pas besoin qu’on me baille la malédiction du ciel et de la terre », (Roumain, 2002 : 20) dessine la face d’un Dieu vengeur, sourd, aveugle, revanchard, insensible à la détresse humaine et qui n’accepte guère les reproches.

Au fil du roman, le fait religieux accomplit la traversée à grandes enjambées. Ce n’est plus le christianisme, à travers Jésus et les saints qui sont représentés, mais les loas  :  les divinités vaudoues, Papa Legba, Atibon- Legba, le hounganDorméus.

Une remarque importante relevée dans le roman ce sont les mêmes personnages qui hèlent le Bondieu, notamment Délira au début du récit qui, au quatrième chapitre, participe à la préparation de la cérémonie à l’honneur des dieux africains. Encore, la même vieille Délira qui met de côté la petite somme afin de payer le Père Savane qui donne le dernier sacrément à son fils assassiné. En effet, les mêmes participants, à quelques exceptions près, qui, animant la soirée pour remercier Legba, chantaient, dansaient, imploraient les dieux africains, ce furent les mêmes qui formaient le chœur « chrétien » à la veillée et aux funérailles de Manuel.

Tenons à ces énoncés prononcés en deux occasions différentes :

« Nous mourrons tous,- et elle appelle le bon Dieu » (Roumain ), 2002 : 19)

Et « – Fais ça pour nous, papa, t’en prie, ay, cher papa, s’il vous plait. La pénitence est trop grande et sans toi nous sommes sans défense » (Roumain,2002 : 67)

Les énoncés ci-dessus constituent des interpellations réalisées en deux occasions à des divinités différentes  :  le Bondieu et les loas.

Le point commun se résume-t-il en ces termes :  ce sont les mêmes protagonistes qui interpellent le Bondieu qui en appellent aussi aux loas. Un bel élan syncrétique ! Le point de disjonction entre les deux croyances :  les loas semblent plutôt attentifs aux requêtes des gens et promettent d’y répondre alors que dans la foi chrétienne :  le bon Dieu paraît sourd et aveugle « Non, mon Dieu, tu n’es pas bon non, c’est pas vrai que tu es bon, c’est une menterie » rétorque Annaïse devant le drame de son compagnon assassiné (Roumain, 2002 : 167)

Par ailleurs, le roman développe un narratif absolu de la cérémonie organisée en l’honneur des divinités vaudoues  :  crise de possession, rentrée des loas, chevauchement des gens de l’assemblée, chants, chœur.

Le fait religieux est abordé tout au long du quatrième chapitre qui porte sur les préparatifs réalisés afin de remercier les divinités africaines, les loas. Manuel, Bienaimé, et Délira s’attèlent à la tâche afin de permettre que tout soit prêt à temps pour accueillir le hounganDorméus. Dans ce chapitre, le vaudou constitue le point central autour duquel gravitent les gens, les esprits et les chants et actions. À travers cette partie du roman, la religion vaudou trouve sa place même provisoire dans la tentative de résolution des malheurs et de la sécheresse qui tuent la vie à Fond-Rouge. Le fait religieux à travers le vaudou est ici pleinement représenté, toutefois on perçoit les marques d’une certaine critique du religieux dans les paroles de Manuel à travers les énoncés « Si Dieu veut, Oui/ Non au loaOgoun ».

À travers ce chapitre, les festivités sont organisées dans un double objectif  :  remercier les loas [ pour le retour de Manuel] et implorer leur clémence:  fin de la sécheresse et de la misère à Fonds-Rouge, promesses et bienveillance. Toutefois des avertissements de Papa Ogoun viennent ajouter une tonalité funeste au cérémonial.

Les lignes ci-dessous apportent en preuve quelques éléments du déroulement de cette cérémonie : 

« N’a fouillé canal la, ago

N’a fouillé canal la, mouin dis :  agoyé

Veine l’ouvri, sang couri

 Veine l’ouvri, sang coulé, ho

Balada Kimalada, o Kimalada »( Roumain, 2002 : 71)

 

Et les assistants et le chœur assemblé, d’ajouter :

« saignez ! Saignez, saignez, Legba-si, Legbasaigné , saigné

Abobo »… ( Roumain, 2002 : 72)

 Cependant le sentiment de joie, de gaieté, de rejouissance au début de la cérémonie ( danse, chants, clappements de mains) , est mis, à la fin, en opposition au sentiment d’inquiétude partagé par Délira  : la vieille femme est inquiète et le dit à Bienaimé/ interrogations inquiètes. Or Manuel -( en dépit de sa présence) - ne se laisse gagner par la danse que par les martèlements rythmés du tambour, non dans une envie de participer de manière active à la cérémonie.  Les remontrances de Ougoun« dis oui Papa ;  ou Non Papa » (p.71) aux interrogations totales ou monosyllabiques de Manuel, marque la distance entetenue entre le religieux et le protagoniste. Ce dernier n’est-il pas traité par le loa, d’impertinent ?  Le « si Dieu veut » de Manuel à la réponse de sa mère au début du chapitre constitue « une critique du religieux », ce que nous nommons ici entre autres « des points de fuite ou rejet du fait religieux » comme moteur de l’action, étapes-clés dans l’évolution des péripéties devant culminer à la quête et la découverte de l’eau. D’ailleurs Manuel l’a-t-il fait savoir à salocutrice Annaïse?

Reconnaissons que si le fait religieux n’est point l’objet d’une totale mise à l’écart dans le récit, cependant le narratif qui se développe autour clôt toute la pertinence de sa portée dans l’évolution de l’action narrative. Serait-ce ici un simple faire-valoir ou plutôt pour montrer ses limites que Roumain y esquisse les traits au fusain ? Dans Gouverneurs de la rosée, en dépit de la place occupée par le catholicisme et le vaudou,dans le discours de différents personnages ou protagonistes du récit, le narrateur ne leur attribue aucun rôle fondamental dans le processus de resolution des problèmes de Fond- Rouge. Ce rôle est plutôt dévolu à l’action et à l’entente. Manuel part à la recherche de l’eau et comme leader, il travaille afin de retrouver l’unité du village. Ainsi, est-il admis la place du fait religieux paraît mineur, à la limite du négligeable dans le roman. Il ne constitue guère le moteur de l’action.

Les funérailles de Manuel demeurent l’un des derniers moments où le religieux marque sa présence. Le « père savane », Aristomène arrive. D’un air pressé, il organise le culte funéraire : 

 Nous allons commencer, dit Aristomène. Il feuillette son livre, il mouille un doigt pour tourner chaque page.

  • Prière pour les défunts.
  • Du fond de l’abîme, j’ai crié vers vous, Seigneur :  Seigneur, écoutez ma voix.
  • Que vos oreilles soient altentives à la voix de ma prière.

Il lit à toutes vitesse, Aristomène, il avale les mots sans mes mâcher, il est pressé[1]

 

Plus loin le narrateur poursuit : « Malgré sa hâte, il se réjouit des mots latins qu’il va prononcer, de ces vobiscum, saeculum et dominum qui sonnent comme une retombée de baguette sur un tambour » (Roumain » 2002 : 176)

 

 

Les lignes ci-dessous marquent l’un des points de disjonction où le narrateur fait une critique du fait religieux. Il égratigne le comportement de certains religieux :

« Ce n’est pas pour rien qu’il a été sacristain pendant des années et n’étaient cette regrettable affaire avec la gouvernante de “ mon Père”, il servirait encore à la messe dans l’église du bourg. Eh, ça n’avait pas été de sa faute, le “mon Père” aurait dû prendre pour le servir une personne d’âge au lieu de cette jeune négresse ronde… Ne nous induisez pas en tentation, dit la parole »( Roumain, 2002 : 176)

 

 

Les chants, oraisons aux saints, les prières et autres énoncés placent le religieux dans une dynamique où est développé une critique de la religion.

Annaïse se tient agenouillé devant le corps sans vie de Manuel, son homme. Les énoncés suivants prononcés par celle-ci représentent une certaine continuité de la critique du fait religieux entretenue ici :

« Non, mon Dieu, tu n’es pas bon non, c’est pas vrai que tu es bon, c’est une menterie. Nous te hélons à notre secours et ti n’entends pas. Regarde notre douleur » (Roumain, 2002 :164).

Plus loin, Antoine, ami du défunt Manuel, assène cet argument « Le Bondieu est bon, dit-on. Le Bondieu est blanc, qu’il faudrait dire. Et peut-être que c’est tout juste le contraire » (164)

 

Plus loin, on a repéré ces lignes qui traduisent le regard critique porté sur la religion dont le texte fourmille :

« Délira a juste assez d’argent pour payer le père Savane [ Prêtre improvisé dans les campagnes haïtiennes] qui viendra lire les prières et bénir le corps. On n’a pas de quoi pour un enterrement à l’église. C’est trop cher et l’église ne fait pas de crédit aux malheureux, c’est pas une boutique, c’est la maison de Dieu »(Roumain, 2002 : 167)

 

Cette démarche, Roumain l’hérite -t-il sans doute de son combat pour l’instauration du communisme en Haïti ou de sa lutte contre la campagne anti-superstitieuse ? Notons que Karl Marx et même Emmanuel Kant avant lui, avait désigné « la religion comme l’opium du peuple ». Ainsi Marx, dans son ouvrage « Critique de la philosophie du droit de Hegel » en concluant que la religion était l’«opium du peuple », considérait celle-ci pareille à « une sorte de drogue, un paradis artificiel empêchant l’individu de se tourner vers les véritables responsables de l’injustice sociale »( Marx,1927 ).

 

Du coup,Roberto Cipriani, dans son Manuel de sociologie de la religion (2005), a abondé dans le même sens que Marx lorsqu’il juge la religion, comme « le garant du statu quo »[ etdu fait qu’] elle conforte le pauvre dans sa pauvreté, bloque le passage à l’action ». Les régimes communistes à traversle monde ont toujours professé un athéisme officiel, d’un État sans Dieu où l’État réduit le religieux, à un simple fait.  Rappelons que Roumain a fondé le premier parti communiste haïtien en 1931. Pour lui, c’est un devoir de travailler à la réalisation du bonheur de l’Homme sur la terre, et cela, sans distinction aucune. Le roman Gouverneurs de la rosée demeure très imprégné des idées du fondateur du Parti Communiste local. On retrouve ce refus de chercher l’origine des malheurs de l’homme et des solutions aux problèmes du côté d’un Dieu quelconque, qu’il fut chrétien ou d’origine ancestrale/ les loas. La place du vaudou dans le roman fait-t-il figure d’un pied-de-nez à la campagne anti-superstitieuse réalisée par la hiérarchie catholique contre la religion vaudou ?  Cette dite « campagne », sorte d’expéditions punitives organisées en 1940 notamment contre les adeptes du vaudou, a laissé des traces vives dans les villes et les campagnes haitiennes.Des milliers de compatriotes ont été, sous les coups grandes menaces, forcés d’abjurer leurs croyances afin d’embrasser la foi catholique.  De nombreux artefacts culturels et cultuels locaux ont été pillés et détruits laissant des séquelles graves dans l’imaginaire des victimes de ce progrom dans la Caraïbe. Vu dès le début (1939- 1940), comme un mouvement paysan, de campagnards qui choisissent de « rejeter » le vodou. Ce mouvement sera récupéré au final dès 1940 « par le clergé concordataire, soutenu par le pouvoir public, à dessein de mieux combattre l’anglicanisme, les cultes protestants et le vodou »(Clorméus, 2012).L’ethnologue français Alfred Métraux, dans son essai « Le Vaudou Haïtien » (1958), affirme par ailleursqu’au cours de la campagne antisuperstitieuse, aussi renommée « campagne des “rejetés”,[ avec le concours]du gouvernement, les curés fermèrent ou détruisirent les ‘houmfò’[2] et brûlèrent des milliers d’objets sacrés dans de véritables autodafés [...] Pendant la campagne antisuperstitieuse, les curés brûlèrent sans scrupule toutes les images qu’ils trouvaient dans les sanctuaires familiaux, alors que ces mêmes images étaient offertes à la dévotion des fidèles dans les églises et les chapelles catholiques.” (Métraux, 1958 : 304).

[2] L’oufo ou oufò ou houmfò est le temple dans la religion vaudou en Haïti.

De plus, notons que cette remise en question du religieux, de son rôle et de sa représentation dans le roman de l’auteur de Bois d’ébène( 1945 ) ne se diffère guère de l’approche tenue par les philosophes Bayle, Rousseau, Kant, Schleiermacher, Max Weber à propos du rapport de la religion, notamment du protestantisme à la modernité à la fin du 18e siècle et tout au long du 19e.

Ces philosophes et sociologues ont voulu faire “le libre usage de la raison dans le domaine de la foi, alors que d’autres milieux [les sociétés catholiques] ont forgé le mot rationalisme pour condamner cette erreur”(Cabanel, 2001 :11) selon les propos tenus par Patrick Cabanel, dans son introduction “Confessions chrétiennes et culture moderne” au premier chapitre de son ouvrage “Religion et culture dans les sociétés et dans les États européens de 1800 à 1914”(2001). Ces penseurs “ont tenté de penser la religion dans ses rapports avec la modernité, l’économie, la sociologie”( Cabanel, 2001 :12). En entamant cette expérience, ils ont fini par évacuer la question religieuse ou le fait religieux dans le processus d’explication et de résolution des faits politiques et sociaux. Le fait religieux demeure alors cloisonner dans le domaine privé de la révélation. Exit  ! Roumain use du même procédé que ces penseurs occidentaux lorsqu’il essaie de démontrer à travers la voix de Manuel, et quelquefois par celle du narrateur qu’il est vain d’espérer la clémence d’un Dieu et des loas afin de comprendre, d’expliquer et de résoudre au final les malheurs et les tribulations de l’homme. Seul un leadership éclairé, des actions et l’union, l’assemblée générale des gouverneurs de la rosée peuvent y contribuer. Aider afin de rompre le cycle infernal des malheurs humains.Les propos de Manuel le demontrent très bien ici “J’ai de la considération pour les coutumes des anciens, mais le sang d’un coq ou d’un cabri ne peut pas faire virer la saison”( Roumain, [1944] 2002 : 90)

 

 

 

La présente analyse du fait religieux dans Gouverneurs de la rosée ne tire sa pertinence que dans une double démarche. D’une part, rechercher l’approche unitaire qui réunit le fait religieux dans sa diversité ( vaudou versus catholicisme) ;  d’autre part, piocher les écarts, les contrastes, le disjonctif lequel révèle la problématique du religieux dans l’œuvre de Roumain, notamment dans Gouverneurs de la rosée. Le vaudou et la catholique sont abordés dans l’œuvre, mais l’approche de Roumain concernant les deux croyances se révèle, loin de tout panégyrique, une critique du fait religieux.

 

Pour ne pas conclure

 

La place du fait religieux et une approche critique de ce dernier dans Gouverneurs de la rosée révèle que les deux religions y sont représentées. C’est ce que nous nommons les points de jonction ou de conjonction ici :  la représentation de ces dernières dans ce roman. Remarquons une certaine similitude dans les actes et les attentes des adeptes des deux croyances :  attente des faveurs du ciel, bienveillance des loas ; respect de la chose sacré, révérence, etc. Sous la plume de Roumain et à travers la voix du narrateur, le même fait religieux est regardé avec un œil critique, distant. Les énoncés prononcés par Bienaimé et Manuel, tout au long du récit, éclairent notre position, et traduisent le recul entretenu de ces personnages par rapport au fait religieux. Leur attitude irrévérencieuse à propos du sacré ou du religieux montre que ce dernier occupe un rôle négligeable dans la quête et la résolution de l’équation de l’eau, de la concorde, et de l’unité à Fonds-Rouge. C’est de bonne guerre. Aux malheurs humains, des solutions humaines ! Exit tout deus ex machina !

 

 

James Stanley Jean-Simon

E-mail :  jeansimonjames@gmail.com

Directeur du C.E.L.A.H ( Centre d’études littéraires et artistiques haïtiennes)

Notes :

[1] Jacques Roumain, Gouverneurs de la rosée, Port-au-Prince, EditionsFardin, 2002

 Ailleurs, le narrateur souligne la rapidité malhonnête avec laquelle le célébrant s’y exécute :  “ Si les mots avaient des os, il [Aristomène] s’etranglerait, tellement il se dépêche. Les pages s’envolent sous ses doigts” (Roumain, 2002 : 177)

 

Ici Roumain distille à petit feu une critique de la religion,notamment du catholicisme qu’il cherche à écorner à travers les actions du père savane Aristomène.

 

Bibliographie

 

Brouard, Carl,Pages retrouvées, œuvres en vers et en prose, Port-au-Prince, Éditions Panorama, 1963

 

CABANEL, Patrick, “Confessions chrétiennes et culture moderne”, chapitre I, in Religion et culture dans les sociétés et dans les États européens de 1800 à 1914, Paris, Éditions Jacques Marseille, Librairie Vuibert, 2001, p. 7-11

 

CIPRIANI, Roberto, Manuel de sociologie de la religion, L’Harmattan, 2005

 

CLORMÉUS,Lewis Ampidu,Entre l’État, les élites et les religions en Haïti : redécouvrir la campagne anti-superstitieuse de 1939-1942, Thèse de doctorat en sociologie, soutenue en 2012, à Paris, EHESS/ UEH

Lien : https://www.google.com/url?q=http://www.theses.fr/2012EHES0133&sa=U&ved=2ahUKEwi7-ufUm4r5AhWOZjABHdUxD64QFnoECAkQAg&usg=AOvVaw1x5Ep7x1tWf4KXIwnpJOTv

Consulté le 20 juillet 2022, à 11 h

 

DURKHEIM, Emile, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, PUF, 2013

FARDIN, Dieudonné, “Le mouvement indigeniste”,Histoire de la littérature haitienne, tome 5, chapitre I,Port-au-Prince, EditionsFardin, [2009] 2013, pp. 310-311 et 321

HUSSER, Jean-MarieLe fait religieux’ : de quoi parle-t-on ?”, Les nouvelles de l’archéologie [En ligne], 160 | 2020, mis en ligne le , consulté le 20 juillet 2022. URL : http://journals.openedition.org/nda/9822 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nda.9822, consulté le 20 juillet 2022 , pages consultées 8-11

JEAN-SIMON, James Stanley,“L’évolution de la figure de la femme” à travers Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain », in Plimay , 4 août 2020

JEAN-SIMON, James Stanley, » Gouverneurs de la Rosée de Jacques Roumain : Une Praxis de l’union, de l’unité », in Le National, 15/10/ 2021, consulté le 3 juin 2021 lien :  https://www.lenational.org/author/admin/

MÉTRAUX, Alfred, Le Vaudou Haïtien, 1958, Gallimard

 

PRICE-MARS, Dr Jean, Ainsi parla l’Oncle,[1928], Mémoire d’encrier, 2020

 

ROUMAIN, Jacques, Gouverneurs de la rosée, [ 1944], Port-au-Prince, EditionsFardin, 2002

 

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