Ma lecture de « Si je contais ma ville »

Soixante-huit pages de tableaux-récits ….Quel bel ouvrage de Noël 2020, en douze micro-fictions comme les douze coups du carillon annonçant le Minuit chrétien ! « Si je contais ma ville » n’est pas un recueil de contes de Noël pour enfants ; c’est un étonnant (au sens fort du terme) parcours initiatique d’une conscience à la rencontre et à la découverte de l’Altérité, paradoxalement si lointaine et si proche. C’est une belle fresque de nos difficiles et complexes relations sociales et humaines. L’auteure, Chantal Kénol, y décrit quelques-unes des dures réalités de chez nous : rapports ambigus hommes-femmes, pères-filles, mères-filles, maitres d’école-écolières, Haïtiens-Dominicains, riches-pauvres, ghettos luxueux-ghettos crasseux. Elle y fait une subtile radiographie du dilemme haïtien entre misère économique et perception de l’autre. Son œuvre jette un regard lucide et sans arrogance sur nos indifférences coupables et notre morgue stupide.

Vous me direz alors que rien de tout cela n’est nouveau dans les écrits des auteurs haïtiens, je vous rétorquerai que Chantal Kénol y a mis la simplicité de son art et de son ton, l’originalité de ses images et la sincérité de sa quête…

Chaque page de ses tableaux est, en effet, d’une simple complexité : si cette page est un dialogue du narrateur avec lui-même « J’ai honte de mes habitudes de confort et de mon besoin de sécurité » (p14), la page qui suit se métamorphose en échanges physiques entre le narrateur et ses personnages « Je lui prends le bras. Il ne proteste pas et s’appuie contre moi » (p23) ; cette autre page se mue en dialogue vif entre les personnages et le narrateur « justement, me coupa ma « pratique » au comble de l’indignation » (p29) ; et enfin ces dernières pages sont de rudes apostrophes à l’endroit d’un personnage « Tu t’es procuré…. Tu devais ne pas les avoir… Tu te retrouverais là…. Tu te dis que malgré tout… » (pp. 39-40), Et malgré cette diversité formelle des énoncés et des situations de communication, le discours narratif est plus suggestif que descriptif. Notons ces deux cas emblématiques : La violence de la peinture de cette fillette trainant un lourd sac de pain, à la page 13, est synthétisée dans cette phrase lapidaire : « dans ce pays où elle vit, on grandit vite » ; puis à la page 29, l’immorale saga de Rosette et de ce soldat blanc des forces d’occupation internationales est résumée en cinq mots « la suite, nous la connaissons ».

Sous un ton angélique, Chantal Kénol nous livre une inénarrable murale de nos misères matérielles, morales et humaines. Elle juge peu, elle choisit plutôt de laisser ce soin au lecteur médusé par les propos d’une mère initiant sa fille de treize ans à la prostitution « T’en fais pas. Il est vieux » (p. 36) ou par ceux tenus par le Vieux, après son agression sexuelle, « Merde, je n’ai pas joui, salope » (p. 38)… Et ce même procédé d’écriture se répète quasiment à chaque page de l’œuvre. Même les titres des tableaux ne sont pas anodins sous la plume de notre écrivain : « Crime et Châtiment » (pp. 47 à 54), par exemple, est une déroutante réflexion sur la vérité à travers laquelle le narrateur nous invite à repenser les lieux des paroles vraies et à questionner les sources du discours d’autorité. C’est donc tout un art de soulever une question si universelle en huit pages d’une fiction. De même, chaque prise de parole des personnages, chaque image brossée est un appel à de profondes réflexions sociologiques et philosophiques. Et certaines images de « Si je contais ma ville », par leur pouvoir symbolique et allusif, renversent le lecteur en fonction de l’intensité de l’horreur sociale et humaine burinée. Citons d’abord celle de la petite Maryse gisant dans son sang, le jour anniversaire de ses huit ans…. (p.33) Quel cadeau pour les pauvres !  Et ensuite celle de cette rencontre sordide, un jeudi après-midi, entre Fabiola, brillante écolière de Terminale et un « pseudo-directeur » (p.45)… Bel avenir pour une société où les maitres d’école ont tous les droits et où règne l’Omerta !  

Ces images, littéralement inconcevables et insoutenables, pullulent à travers les soixante-huit pages de cette architecture urbaine qui n’attire plus un des personnages de « Si je contais ma ville » (p.35). Une chose demeure toutefois certaine, c’est que la plus belle et la plus forte image de déchéance urbaine chez Chantal Kénol est incontestablement l’allégorie du Bateau et de l’eau :

 « Un bateau prend l’eau par sa coque fêlée » (p. 33) ; « comme les voiles de ce bateau qu’elle avait vu un jour de son enfance sur une plage blanche » (p. 38).

Finalement la sincérité de cette quête chez Chantal Kénol réside dans la récurrence de ce bateau ivre, bateau associé à l’instabilité des personnages, qui n’ont jamais un lieu d’ancrage même dans leurs rêves et lié aussi au départ soudain de la majorité de ses jeunes personnages, qui vont vers d’autres cieux chercher d’autres raisons de vivre ou vers l’éternité quérir la vie qu’on leur refuse ici-bas… Et cette recherche sincère d’une parole vraie et humaine est majoritairement l’œuvre de voix féminines, plus sensibles à la profondeur des choses et souvent témoins et victimes des dures expériences infrahumaines de leur existence au quotidien. Et la liste de ces femmes-témoins est longue dans « Si je contais ma ville »…..Pensons à la petite porteuse de sac de pain de Notre pain quotidien, à la fille qui accompagne son père indifférent et jouisseur de «Le billet de Cent Gourdes», aux marchandes du marché communal de Justice populaire, à  la mère de la petite Maryse de Cadeau d’anniversaire et à celle de Blanche  de Légende urbaine… et la liste s’allongerait si on tenait compte des douze micro-fictions….. Nous n’oublierons certainement pas Madame Pierre, « cette petite flamme qui se ravive … » (p. 83). Si Chantal Kénol a donné la préséance aux femmes dans ses tableaux, c’est parce qu’elle tient à dire à l’autre – l’homme (genre masculin) – que l’écriture authentique, l’écriture qui libère se fait en Anima…Dans cette optique, son œuvre est une prise de parole forte de toutes les femmes au nom d’une Altérité équilibrée.

Par-delà cette quête de l’Altérité, « Si je contais ma ville » est le récit de rêves brisés, de vies amères et de fenêtres d’espoir étroites. C’est aussi et surtout un patchwork littéraire et ironique d’une ville qui est l’envers de ce à quoi renvoie son étymologie. Et le seul espoir dans la ville de Chantal Kénol, c’est l’INCONNU…. « Demain est une page blanche » (p.85)

 

Robert Lemaine

 

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