Jacques peut-il encore nous sentir ?

Récemment, un ami m’expliquait qu’un écrivain n’est pas un produit, et qu’il n’est pas nécessaire de prendre un haut-parleur pour en faire la promotion. Je vais néanmoins emboucher ma trompette de Jéricho pour claironner combien Jacques Stephen Alexis est un génie inégalable.

 

Quelques lignes glanées dans ses romans vont nous permettre de sentir à quel point il excellait dans la description des perceptions sensorielles. C’est le sens de l’odorat qui nous intéresse ici. Premier arrêt, L’Espace d’un cillement, chef-d’œuvre de la littérature mondiale:

Ça sent le faguenas d’un homme dont les chaussettes ne sont pas propres, ça sent le gars qui a un dentier, le type qui conduit une automobile toute la sainte bonne journée, le monsieur qui se fait donner des massages avec des liniments, le particulier qui a pris son médicament avant de venir, ça sent le sujet qui a mangé des cornichons à l’ail, le coco qui a fait la tournée des grands-ducs, le jeune lapin qui s’est mis de la « Gomina » sur la moustache ! Ça blaire le paroissien qui n’a pas manqué le Salut du Saint Sacrement, le chrétien qui est passé par la sacristie, le perroquet dont le poisson du dîner n’était pas très frais, le pistolet qui a le rhume de cerveau, le zigoto qui a des souliers neufs, le mec qui a enlevé son complet de la naphtaline, le vieux macaque qui a été tremper ses rhumatismes aux sources sulfureuses, le bougre dont la gourme est rassie… Ça sent le quidam, le rastaquouère, le pèlerin, l’habitant, le bipède

 

« L’homme » de la première ligne qui finit « bipède » à la dernière, aura pris 18 identités différentes entre temps ! Dans cette page d’anthologie, Alexis ne manque pas de souffle pour dépeindre l’atmosphère proprement bordélique de la chambre d’une prostituée, La Nina Estrellita. Ça tient du prodige. C’est encore mieux que Rabelais, dont un critique disait : «sa phrase s’enfle sous le poids des synonymes : au lieu d’un terme, c’est dix, vingt qui viennent sous sa plume, tous colorés et pittoresques. Il se grise lui-même de cette extraordinaire fécondité, qui se donne libre cours dans des énumérations et accumulations prolongées à plaisir »

 

Avec Les Arbres musiciens aussi, Alexis le surdoué nous démontre combien il a le nez fin.

Certes, en cette saison, la senteur de la Caraïbe domine chez tout un chacun. Avec les chaleurs qui commencent, c’est un nard un peu lourd et râpeux, quelque chose de touffu, de multiple, fait de toutes les angéliques que porte l’air, le musc de la terre qui germine, la senteur humide des montagnes toutes proches et les exhalaisons d’une mer qui brûle, qui râle, qui sale et resale la peau, iode, chlore soude et magnétise.

Jacques Soleil n’est jamais à court de qualificatifs appropriés. Odorat et toucher embrasés, nos narines palpitent, nous transpirons de tous nos pores.

 

Compère Général Soleil est le roman qui révèlera au monde Alexis, « ce jeune homme au talent éblouissant »*.

 

À peine se rendait-il compte par les formes, les couleurs et les odeurs, du quartier où il se trouvait. Si les maisons étaient blanches et que ça sentait bon les fleurs, c’étaient les beaux quartiers. Des couleurs plus sombres, des senteurs mixtes et fades indiquaient le milieu de la ville, la zone neutre. Des formes géométriques, multicolores à travers la transparence des vitrines, une odeur humaine faite de mille odeurs fortes et fines, odeurs de foule, le quartier commercial. Quand les formes devenaient un amoncellement fantastique de cubes, de rectangles, de pointes, la couleur un sombre caca d’oie, que le nez commençait à être offensé par des effluves de déjections pourries et de détritus croupissants, c’était le royaume populaire, le bidonville.

 

Ici, la vue est associée à l’odorat pour une descente des lieux séquentielle. L’ordre dans lequel l’auteur nous fait voir puis sentir les différents quartiers de la ville n’est pas du tout fortuit.

 

 

Ça y est. Nous avons essayé suffisamment d’échantillons chez le parfumeur. Nous n’y sommes point venus acheter un flacon de parfum, mais vérifier si notre sensibilité d’Haïtiennes et d’Haïtiens n’a pas été émoussée, voire irrémédiablement endommagée. En ce mois d’octobre 2022, presque toutes nos villes ressemblent au royaume de déjections pourries et de détritus croupissants. Oui, l’insalubrité chronique est un fait divers, mais je veux juste un instant plonger le nez dans mes propres affaires.

 

Dans mon quartier, comme à différents coins de rue de notre capitale Port-au-Prince, les points de collecte d’ordures sont devenus de vastes décharges à ciel ouvert. Mes sens ont assisté, dégoûtés, à la croissance (l’excroissance) de ces piles d’immondices qui font obstacle à mon droit de respirer librement.

 

Quand allons-nous nous colleter « san pran souf » avec ceux qui appellent de tous leurs vœux cette mort lente, qui chaque jour conduit notre peuple au cimetière des nations comme les pachydermes blessés à la nécropole des éléphants**?

 

Nous est-il encore possible d’appliquer ce que l’illustre disparu de 1961 nous a recommandé dans Compère Général Soleil : Ce qu’il faut faire, c’est balayer notre maison, l’arranger, mettre de la propreté partout.

 

Après tout, 2022 est l’Année de la Belle Amour Humaine, décrétée en grande pompe par les autorités, pour maquer le centenaire de Jacques Stephen Alexis. En quoi une capitale immonde et aux écoles fermées, fait-elle honneur à ce noble fils de notre terre ?

                                                                                   Nathalie LEMAINE

22 octobre 2022

 

  • *L’expression est de Dany Laferrière
  • **Jacques Stephen Alexis – Lettre à François Duvalier

 

 

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