Petits poèmes et grands chagrins

Au-dessus de ta tombe

Pour toi, Ô bien aimée

 

C’était une nuit épaisse comme la boue

des montagnes par un temps de pluie.

Le silence avait un goût de sang

qui versait goutte à goutte

l’angoisse dans mon âme

 

C’était une nuit sans un son sans couleur

l’ombre distillait un relent de chair moisie

qui brisait sur mes paupières limées

les vagues successives du sommeil.

 

C’était une nuit longue comme l’absence de l’être aimé

l’horloge s’était tue étouffée par mon deuil

et mes mains autour de moi dans un geste d’amour

cherchaient ma vie que je croyais partie.

 

C’était une nuit sans commencement sans fin

je restais les bras croisés seule étreinte durable

veillant nos souvenirs

déjà rongés par l’oubli.

 

C’était enfin la nuit

où je voulais chanter

bien au-dessus des temps

ton beau visage enlevé à mon regard

ta belle jeunesse fiancée avec la terre…

 

René Dépestre – Étincelles - 1945

 

Demain dès l’aube

 

 Demain dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne

Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.

J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.

Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,

Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,

Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,

Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

 

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,

Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,

Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe

Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

 

Victor Hugo – Les Contemplations – 1856

 

 

Je prends toujours plaisir à comparer ces petits poèmes avec mes élèves de classe de Sec. III. Dans le fond comme dans la forme, les deux textes se font largement écho. Par-delà le temps et l’espace, Hugo et Depestre s’expriment d’un seul cœur, nous communiquent une même émotion. Intéressant et enrichissant, l’exercice de faire découvrir aux élèves, outre les ressources de la langue et des vers, le caractère universel du deuil.

À la vérité, mon propos d’aujourd’hui n’est guère de vous faire un cours de littérature. Je laisse cela pour les temps plus heureux où il sera permis aux enfants haïtiens de reprendre le chemin de l’école, qui est, dit-on, le chemin de l’avenir.

Non. Je viens vous parler de moi.

J’aurai beau partir dès l’aube, demain 28 octobre, je ne pourrai pas déposer de fleurs au-dessus de la tombe de ma fille. Voyez-vous, je sais qu’elle m’attend. Le cimetière où elle repose (en paix ?) se trouve dans une zone (de guerre ?) très difficile d’accès, parce que de jeunes Haïtiens en conflit avec les vivants et les morts de ce pays, y font parler la poudre. Yo pa pè madichon ?

 

Cette terrible solitude à laquelle nous condamnons nos défunts, est tout à fait contraire à nos valeurs. Celles de Depestre et Hugo aussi, bien entendu. Pourtant, constater l’état d’abandon qui est, de nos jours, le lot de nos morts - et de leurs survivants - ne semble guère ôter le sommeil à ceux et celles qui nous dirigent. Ils ne doivent pas beaucoup s’y connaître en littérature.

 

Nathalie LEMAINE

27 octobre 2022

 

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