Frantz Benjamin ou la transmigration de la parole

Dans une étude d’une grande amplitude analytique, « Haïti-en-Québec / Notes pour une histoire », Lionel Icart, philosophe et enseignant montréalais d’origine haïtienne, rappelle de manière fort pertinente que la migration haïtienne au Québec ne remonte pas à 1937, date de l’établissement des relations diplomatiques entre le Canada et Haïti. « On s’accorde généralement pour faire remonter la présence d’une communauté haïtienne au Canada au milieu des années 1960 (Dejean 1978 ; Pégram 2005). Cette communauté s’est naturellement intégrée à la société québécoise francophone parce qu’elle avait, avec celle-ci, la langue en partage. Cependant, les relations entre le Québec et Haïti remontent à la période coloniale, quand le Canada et Haïti étaient des possessions françaises ou britanniques (Mathieu 1981 ; Havard et Vidal 2003). » (« Haïti-en-Québec / Notes pour une histoire », revue Ethnologies, volume 28, numéro 1, 2006, p. 45–79.)

La diversité ethnoculturelle est une donnée importante de l’histoire des migrations qui ont façonné le tissu démographique du Canada moderne. Selon Statistiques Canada, plus de 200 origines ethniques ont été déclarées lors de l'Enquête nationale auprès des ménages (ENM) de 2011. En 2011, 13 groupes d'origines ethniques différentes ont franchi la barre du million. C’est dans ce contexte général qu’a évolué au cours des ans la migration haïtienne au Canada et principalement au Québec.

Selon les données mises à jour de Statistiques Québec, la Belle Province canadienne compte 8 650 692 habitants en 2022 et 1 649 519 personnes, parmi lesquelles des individus originaires d’une centaine de pays différents, habitent la région métropolitaine de Montréal (recensement de 2011). La Direction de la recherche du ministère de l’Immigration, de la francisation et de l’intégration du Québec estime qu’en 2016 la population immigrée résidant dans la région de Montréal était de 644 680 (34,0 %) sur une population totale de 1 894 955 personnes pour la région. Ces personnes immigrées proviennent principalement des pays suivants : 7,8 % d’Haïti, 6,1 % d’Italie, 5,9 % de la France, 5,8 % du Maroc et 4,8 % de la Chine.

Les données démographiques relatives aux Haïtiens ayant émigré au Canada sont fort instructives. « Selon le dernier recensement (2016) de Statistique Canada, on dénombre 165 095 Haïtiens et Haïtiennes au Canada, dont un peu plus de 86 % habitent au Québec.

Jusqu’à la fin des années 1960, la communauté haïtienne est peu nombreuse au Canada. En 1968, celle-ci représente 0,25 % des immigrants et immigrantes reçu(e)s dans le pays. 93 % d’entre eux choisissent le Québec. Cette province est une destination de choix étant donné l’usage du français et l’importance du catholicisme. Au début des années 1970, l’immigration haïtienne augmente de façon exponentielle. Au Québec, en 1973 et 1974, cette immigration occupe la première place parmi tous les groupes migratoires reçus dans la province. Par rapport à la première cohorte des années 1960, ces immigrants et ces immigrantes sont en moyenne beaucoup plus jeunes, mais aussi moins diplômé(e)s. Dans un premier temps, ils et elles occupent des emplois sous-payés et doivent faire face au racisme et à la discrimination » (Alain Saint-Victor, « Communauté haïtienne au Canada », article paru dans L’Encyclopédie canadienne le 5 août 2021).

Réputée fortement politisée et engagée dans le combat citoyen contre la dictature des Duvalier dès le début des années 1970, la communauté haïtienne du Québec se distingue depuis lors par l’engagement de nombre de ses membres en politique fédérale, provinciale et municipale. L’Histoire a retenu le nom de Jean Alfred, d’origine haïtienne, d'abord enseignant et homme politique engagé, qui fut le premier Noir élu à l'Assemblée nationale du Québec en 1976 comme député de Papineau. Ces dernières années, plusieurs Québécois d’origine haïtienne et appartenant à différents partis politiques provinciaux ont été élus à l'Assemblée nationale du Québec tandis que d’autres continuent d’œuvrer au niveau municipal. Parmi eux, Frantz Benjamin, homme de lettres et homme politique né en Haïti. Le National est allé à sa rencontre.

Robert Berrouët-Oriol (RBO) : Frantz Benjamin, avant d’entrer dans le vif du propos central de cette entrevue, raconte-nous ton parcours migratoire depuis l’île d’Haïti, en 1986, jusqu’à l’île de Montréal où tu as élu domicile.

Frantz Benjamin (FB) : J’aime souvent rappeler que, très tôt, mes parents avaient choisi de faire des voyages pour mes frères, ma sœur et moi à l’intérieur d’Haïti comme à l’extérieur des éléments faisant partie intégrante de notre éducation. C’était pour nous des moments formidables de rencontres, de découvertes et d’apprentissages de la vie.

Avec le climat politique ambiant en Haïti dès 1984 annonçant la chute de la dictature, nous avions rapidement compris (mes parents surtout) que le grand départ d’Haïti était imminent. Après un séjour à New-York, je débarque à Montréal un matin de novembre. Pour l’adolescent que j’étais, le choc migratoire est brutal. J’ai eu cette chance immense de pouvoir compter sur des parents extraordinaires et leur réseau d’amis pour m’aider à amortir les différentes secousses.

(RBO) : Il semble que le poète Frantz Benjamin soit moins bien connu que l’homme politique. Pourtant, tu as contribué à Montréal à la réalisation de plusieurs événements culturels (spectacles de musique, cabarets littéraires, mises en lecture, expositions). Tu as co-dirigé en 2006 le projet « Montréal vu par ses poètes » (livre et livre-disque), initiative réunissant une cinquantaine d’artistes dans le cadre des festivités commémorant l’événement « Montréal, capitale mondiale du livre ». Est-il fondé de dire que l’homme politique a pris le pas sur le poète ?

(FB) : S’il est vrai que mon dossier de presse politique est mieux garni que mon portefolio de poète, je dois préciser tout de suite n’avoir jamais raté une occasion de faire une place importante à la poésie. La politique manque cruellement de poésie. Ce constat, je l’ai fait depuis fort longtemps. Et certains événements politiques avec pour trame de fond les intrigues et le lynchage peuvent nous laisser une impression très amère de l’arène politique. Pour défier cette violence caractérielle, il nous faut nécessairement revenir à la poésie.

Comme ancien élu municipal à la ville de Montréal, j’ai eu à quelques reprises à souligner l’importance pour les élus de fréquenter des lieux culturels.  À titre de Président du Conseil municipal de Montréal de 2013 à 2017, j’ai tenté de faire une plus grande place à la culture, à la poésie et aux poètes en particulier. En créant le projet 12 poèmes pour Montréal, en étant partenaire avec le Conseil des arts de Montréal sur le projet Poète de la Cité et aussi en célébrant de grandes voix poétiques comme Pablo Neruda, Jose Marti, Anthony Phelps et Gaston Miron.

Aujourd’hui, prendre la parole à l’Assemblée nationale, en circonscription ou ailleurs au Québec est souvent pour moi une opportunité de mettre sur la table des valeurs toutes poétiques comme la sensibilité et le regard. Face parfois à la myopie intellectuelle de la joute politique et ce manque de perspective que nous pouvons observer, il est presque salutaire que la culture puisse prendre son aise au Salon bleu de l’Assemblée nationale et dans l’espace public.

(RBO) : Ton œuvre poétique compte plusieurs titres, parmi lesquels « « Chants de mémoire » (Montréal : Éditions Paroles, 2003), et « Nuit des anses pleines » (Montréal : Mémoire d’encrier, 2021). Comment et pourquoi es-tu « entré en poésie » ? Quel est l’axe central de ton projet poétique aujourd’hui, demain et sur le long terme ?

(FB) : Je suis habité et parfois chevauché (pour parler vaudou) par la poésie. Et ça remonte de loin. Je commencerais par évoquer mon premier recueil de poèmes, « Valkanday » (Paroles, 2000, pwezi, Montréal) qui se voulait un hommage à ma grand-mère maternelle, Nancia René Moïse. Celle qui m’a appris à aimer les livres, à faire de la lecture une œuvre utile.

Mais il y a d’autres personnes qui m’ont été précieuses dans ma trajectoire poétique. Deux d’entre elles que je me dois de mentionner : Aline, ma prof de français au collège qui m’a offert « Lettres à un jeune poète » de Rainer Maria Rilke et mon ami Lenous Suprice, poète, qui avait démarré à l’époque un club littéraire au Bureau de la communauté haïtienne de Montréal (BCHM). Elles m’ont encouragé à creuser, à lire et à écrire afin de trouver ma voix.

Le geste poétique me permet à chaque fois d’être plus libre. C’est un pur bonheur de me retrouver en communion avec la page sans marges, ni bretelles, dans le sillon de mes émotions. Je suis poète pour me libérer des emprises du quotidien et de la banalité. Il y a quelques années déjà, je campais ma poésie comme une célébration de la vie : un festin. Et quelques recueils plus tard, j’ai encore aujourd’hui le goût de crier : Que la fête continue ! Celle de l’amour, de la fraternité et de la justice.

(RBO) : Un lecteur, curieux, observe le poète Frantz Benjamin dans sa « fabrique » du poème… Que voit-il ? Un poète soucieux de la rigueur des mots et du ciselage des métaphores ? Un poète qui écrit les échos de sa mémoire ? Un poète habité par ses deux langues, le français et le créole, comme dans le poème « Se lanmè se dezè », Prix Kalbas o lakarayib (Martinique, 2008) traduit en français, anglais et espagnol ?

(FB) : Il y verra probablement tout ça. Je ne pense pas qu’il y ait un fil conducteur qui relie mon ouvrage de poète. La poésie est avant tout pour moi un espace d’émotion qui se nourrit du souci de l’accessibilité dans le rendu du poème. Le poème est aussi lieu de la dépossession par le dépoussiérage ou le ciselage des mots. Alors parfois, le poète devient avec bonheur esthète ou orfèvre dans son travail sur les mots. Métaphores, ellipses, néologismes, etc. Tous les leviers de la langue au service de la poésie. Parce que je suis un grand mélomane, j’aime savourer, sans céder à la rime, toute la musique inhérente à la parole poétique. Il y a évidemment des thèmes récurrents dans ma poésie. La mémoire en premier. J’ai ce besoin d’y revenir. Peut-être que c’est lié à ma condition de migrant. D’où cette peur frénétique de l’amnésie. L’amnésie collective d’abord qui est devenue pour nous un trait existentiel hélas ! Je ne choisis pas ma langue d’expression en poésie. Le poème vient en français ou en créole. Mais je dois quand même souligner l’intérêt que je porte pour une production littéraire en créole plus substantielle notamment dans des genres autres que la poésie. C’est ce qui m’a porté à publier il y a quelques années « Tanlapli », un livre-disque de lettres réalisé avec la complicité de la talentueuse Jeanie Bogart, elle-même poétesse et diseuse. 

(RBO) : As-tu actuellement sur ta table de travail un projet poétique majeur et si oui comment le caractérises-tu ?

(FB) : J’aurais tellement aimé avoir plus de temps pour lire et écrire. Tellement de livres et d’espaces littéraires à découvrir. Entre une journée en circonscription et une activité publique comme député, je prends le temps de déposer dans mon carnet de route quelques poèmes. J’explore actuellement un territoire poétique sulfureux qui me permettra, je l’espère, de réunir quelques morceaux de mes identités égarées au fil du temps.

(RBO) : Abordons maintenant le volet politique de ton engagement citoyen. Le réputé site Ile en ile résume comme suit ton parcours : « Engagé sur la scène publique montréalaise, Franz Benjamin a été président du Conseil interculturel de Montréal (2006-2008) et du Groupe de travail sur le profilage racial à Montréal (2003-2005). Commissaire scolaire de la Pointe-de-l’Île de 1998 à 2008, il a été par la suite élu Conseiller de la Ville de Montréal, représentant du district Saint-Michel de 2009 à 2018. Président du Conseil municipal de Montréal de novembre 2013 à 2017, il est élu député à l’Assemblée nationale du Québec en 2018. Il est porte-parole de l’Opposition officielle dans les dossiers suivants : Jeunesse, Tourisme et Langue française. » Comment et pourquoi es-tu « entré en politique » ? Quel est ton bilan d’ensemble de ton engagement citoyen, de 2006 à 2022 ?

(FB) : Je dois préciser qu’avant d’arriver en politique, j’ai commencé une carrière dans la fonction publique québécoise. Et parallèlement à mes activités professionnelles, j’avais toujours un certain intérêt pur l’implication sociale et l’engagement bénévole. Par un heureux hasard un matin d’automne, j’allais me lancer en politique. Sur la scène scolaire dans un premier temps. J’ai accepté de relever le défi de l’engagement politique, porté par la conviction profonde que nous avons chacun la possibilité de faire la différence en nous impliquant. En allant jusqu’au bout de nos rêves et de nos combats afin de faire triompher les valeurs que nous partageons avec d’autres. Et dans mon cas, les valeurs d’inclusion, d’égalité et de justice sociale sont au coeur de mon engagement citoyen.

L’heure n’est pas encore au bilan dans mon cas. Mais si j’avais à retracer mon parcours à l’aune de mes réalisations, je dirais ma fierté de voir plusieurs projets éducatifs que j’ai initiés ou portés donner des résultats tangibles sur le plan de la réussite éducative. Je parlerais aussi de la transformation lente mais certaine du quartier de Saint-Michel, à Montréal, sur le plan des infrastructures (Parc Frédéric-Back, Les Habitations Saint-Michel Nord, construction de plusieurs écoles, etc.) et aussi au niveau du développement économique. Saint-Michel est aujourd’hui la capitale mondiale du cirque (le Cirque du soleil, La TOHU, l’École nationale du cirque et plusieurs compagnies circassiennes). Saint-Michel, c’est aussi la capitale canadienne du café (Keurig, Van Houtte). Et plus récemment, une des trois plus grandes plateformes nordaméricaines de produits maraîchers avec l’arrivée en 2020 des Producteurs maraîchers du Québec.

(RBO) : À tes yeux, qu’est-ce qui différencie l’engagement citoyen au niveau municipal de celui, plus vaste, de l’action du député à l’Assemblée nationale du Québec ?

(FB) : Le palier municipal se veut un pouvoir de proximité du citoyen. Les réponses et les rétroactions au municipal sont parfois immédiates. Le conseiller municipal intervient dans le quotidien pour améliorer la qualité de vie des citoyens. La voirie, la sécurité, les loisirs, l’urbanisme, la culture et j’en passe sont autant de responsabilités relevant de la municipalité. Tandis qu’à l’Assemblée nationale, les impacts de nos actions ou interventions sont souvent dans le moyen ou le long terme. Les projets de loi, les politiques ou les motions sont autant de moyens que les législateurs se donnent pour améliorer la qualité de vie des citoyens.

(RBO) : Selon toi, y a-t-il une « valeur pédagogique » à ton action politique, notamment auprès des jeunes issus de la diversité ethnoculturelle au Québec ? Autrement dit, as-tu le souci de leur montrer par l’exemple qu’ils peuvent s’engager pour « changer la vie » ?

(FB) : Tout au long de mon cheminement politique, j’ai toujours milité pour l’amélioration de la représentativité au Conseil municipal ou aujourd’hui à l’Assemblée nationale. Le Conseil municipal ou le Parlement doivent être des miroirs de la société. Nous gagnons tous à avoir des assemblées délibérantes reflétant la population. Comme ancien Président du Conseil municipal de Montréal, j’ai mis en place la Caravane de la démocratie municipale avec la collaboration entre autres du Service du Greffe de la ville de Montréal, l’Ombudsman de Montréal et le Conseil jeunesse de Montréal. Ce projet m’a permis d’aller à la rencontre des jeunes Montréalais afin de leur parler d’engagement citoyen. J’ai aussi apporté ma contribution à plusieurs forums communautaires avec pour toile de fond la participation politique des jeunes issus de la diversité ethnoculturelle. Pour moi, il est important qu’il y ait d’autres Emmanuel Dubourg, Dominique Anglade ou Frantz Benjamin.

(RBO) : Le Parti libéral du Québec auquel tu appartiens était dirigé jusqu’au 7 novembre 2022 par Dominique Anglade, la fille des regrettés Georges Anglade et Mireille Neptune. Ce parti comprend également plusieurs personnalités d’origine haïtienne. Cela justifie-t-il un « devoir de solidarité » avec le pays natal, en particulier dans le contexte actuel où le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste au pouvoir en Haïti depuis onze ans a parachevé la destruction des institutions de l’État et réclame depuis quelques jours une intervention militaire armée sur le territoire national ?

(FB) : Ce devoir de solidarité est impérieux à mon sens. Mais cette solidarité, elle est exprimée envers le peuple haïtien. Elle nécessite aussi une compréhension de la lutte du peuple haïtien et de la nécessité de refonder la nation sur les bases de la justice, de l’intégrité et de la transparence. Les motions que Dominique a présentées à l’Assemblée nationale au sujet d’Haïti font référence au peuple haïtien. Les miennes aussi d’ailleurs. L’amitié du Québec envers Haïti, la solidarité québécoise doit trouver son terrain d’expression envers la population d’Haïti. Pour moi c’est très clair.

(RBO) : Frantz Benjamin, merci d’avoir aimablement répondu aux questions d’entrevue du National.

 

Robert Berrouët-Oriol

Linguiste-terminologue

Montréal, le 9 novembre 2022

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