« Le marxisme, seul guide possible de la révolution haïtienne » : Jacques Stephen Alexis en théoricien

S'il est connu pour ses romans assaisonnés de réalisme merveilleux que sont Compère Général Soleil (1955), Les arbres musiciens (1957) ou L'espace d’un cillement (1959), dont on n'a rien à redire sur leurs mérites esthétiques et littéraires, Jacques Stephen Alexis (1922-1961) est peu connu en tant que théoricien. Sorti dans les années 1950 et faisant l'objet d'une réédition dans le cadre des préparatifs pour la célébration du centenaire de naissance du natif des Gonaïves, Le marxisme, seul guide possible de la révolution haïtienne ( C3 Éditions, 2021) est sans doute l'un des rares textes non fictifs de cet éminent écrivain sur lesquels, aujourd’hui plus que jamais, nous devons porter notre regard.

Dans les premiers chapitres de ce document idéologique empruntant une démarche scientifique imprégnée de marxisme, l'auteur part du contexte de la Guerre froide, époque à laquelle poussaient ici et là des régimes socialistes que tentaient d'endiguer les États impérialistes occidentaux, dont les États-Unis en tête ; époque à laquelle aussi « Haïti est parvenue à la période terminale de la crise générale de son économie, la phase décisive de sa révolution démocratique bourgeoise ». Ce « bouillonnement général », cette révolution, certes rendue possible par l'Histoire mettant les hommes en mouvement, en fait a été guidée, affirme-t-il, par le marxisme, directeur de l'action libératrice humaine.

Justement le marxisme, précisément celui de Marx et d'Engels, est le cadre théorique de la révolution haïtienne  qu'il prône. Celle-ci doit être transformatrice, c'est-à-dire non pas laissée au hasard de l’histoire en mouvement, mais nationale, antiféodale, anti-impérialiste, dirigée par la classe prolétarienne et ouvrière de concert avec son Parti d'Entente populaire – oui, il était chef de parti – , et avec la participation des bourgeois qui seraient prêts à abandonner leur costume de patron, leur « goût pour la parade sociale, le dandysme, la sensibilité déformée, la pourriture du cœur» pour devenir de simples spécialistes dans l'entreprise, et des petits-bourgeois «le goût effréné du plaisir, la pathologie de la sexualité, le mépris du travail manuel, l'esthétisme gratuit ». Désormais, ce qui doit être primé, c'est l'engagement transformateur au profit des intérêts humains quand bien même des intérêts capitalistes seraient apparemment menacés, quand bien même des standards de vie ne seraient plus assurés.

À ceux qui voudront lui reprocher un quelconque dogmatisme, il répond : « le marxisme n'est pas un dogme, mais un guide pour l'action ». C’est la loi générale de la matière en mouvement, le matérialisme dialectique, qui est l'expression théorique de la praxis universelle, du matérialisme historique. Mis ensemble, ces deux matérialismes (dialectique et historique) expliquent non seulement le monde, mais se proposent de le transformer.

Aussi s'en prend-il aux détracteurs du marxisme pour lesquels l'approche matérialiste dialectique serait dépassée alors qu'ils ne proposent rien qui soit « neuf », rien de nouveau du point de vue qualitatif. « Ces dépasseurs du marxisme », dont on peut mesurer toute la « misère intellectuelle», sont pour lui des nostalgiques révisionnistes d'une philosophie spéculative sur « l’intériorité humaine ».  Ces derniers feraient mieux, à son avis, de se pencher sur des recherches sur la physiologie du cerveau où il y a tant à découvrir.

De fait, l'écrivain et idéologue pour qui il n’y a pas de révolution sans théorie révolutionnaire revient toujours vers la matière. Il se tourne toujours vers les contradictions socio-économiques pour tenter de comprendre l'évolution historique des sociétés, (se) l’expliquer en vue d’une transformation radicale. À la suite de Marx, il répète que ce sont les infrastructures qui commandent les superstructures, non l'inverse, bien que, d'après le philosophe allemand, celles-ci survivent fort longtemps à la base socio-économique qui les a conditionnées.

« Le marxisme, seul guide possible de la révolution haïtienne » se veut une arme de combat, un mode d'emploi pour l'action libératrice humaine. Néanmoins, cet essai n'est pas sans péché. Jean-Robert Hérard, qui en a postfacé la présente édition, a souligné l'articulation erronée faite par Alexis du concept de « bourgeoise nationale » pour, dit-il, désigner une catégorie d’hommes dont les activités économiques et financières se résument à l'importation de produits de toutes sortes pour les revendre sur le marché, des hommes qui dépendent des contrats juteux avec l’État, alors que, au sens marxien du terme, ce devrait être une classe maniant rationnellement les capitaux dans une logique de production et de création d'emplois, dans un processus de croissance et de développement.

Si nous ne sommes plus dans un contexte de Guerre froide, de bipolarisation, où s'affrontaient l'idée marxiste communiste et l'idéologie capitaliste ; si nous sommes aujourd’hui en plein cœur de la mondialisation de l'économie où triomphent le libéralisme économique et l'hégémonie occidentale, « Le marxisme, seul guide possible de la révolution haïtienne » n'est pas néanmoins dépassé. Du moins pas complètement. Même pas au tiers, dans la mesure où il offre une grille de lecture de la société haïtienne qui n'est pas encore guérie des maux(les profondes inégalités socio-économiques, la misère, la corruption, l’aliénation sociale et culturelle, etc.) que Jacques Stephen Alexis lui diagnostiquait dans les années 50. Et aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin, comme le propose l'homme descendant par deux fois de l'Empereur Jacques 1er, de l'union de toutes les classes du pays, de tous les secteurs économiques autour d'un projet commun ( qui serait alors leur théorie révolutionnaire), bref de l’abnégation des uns et des autres. C'est donc aujourd’hui à toutes les Haïtiennes et tous les Haïtiens de se poser cette question : Comment s'approprier l'idéologie de Jacques Stephen Alexis, comment l'adapter, la mettre à jour, pour mener les luttes d'aujourd’hui ?

Présenté et préfacé respectivement par les professeurs Mac-Ferl Morquette et Yves Dorestal, « Le marxisme, seul guide possible de la révolution haïtienne », réédité chez C3 Éditions, est en tout cas un texte à revisiter au même titre que les œuvres fictives de cet homme dont l'engagement politique et littéraire pour Haïti est immense.

Samuel Mésène

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