L’univers chtonien de Bertho Jean Pierre

Bertho Jean-Pierre représente des êtres sous-réels. En découvrant ces êtres, j’ai appris que le sous-réalisme est un nouveau courant pictural du XXIe siècle qui a pris son envol en Europe et dont les artistes affiliés revendiquent la primauté de l’image, des images intérieures de l’artiste et le travail collectif. Ce mouvement qui s’est donné un manifeste adopte une posture ironique face au surréalisme et se dissocie de ces procédés oniriques.

Le sous-réalisme est aussi l’appellation senghorienne du surréalisme négro-africain. Mezu S.O.[i] nous dit que selon Senghor qui établissait la comparaison entre le surréaliste occidental et le sous-réaliste, il ressort ce qui suit : « Si le surréaliste plonge dans son inconscient pour retrouver ses désirs et ses instincts, un « sous-réaliste » n’a qu’à rester lui-même pour ressentir tout cela… [Il] n’a qu’à remonter au royaume de [ leur] enfance pour gagner ce domaine où l’émotion prédomine. Les contraintes de la raison discursive sont nulles, et le réel rejoint l’invraisemblable... »

Avec ses êtres sous-réels Bertho Jean Pierre nous convie à entrer dans l’univers non cartésien de l’histoire des esprits bons et malfaisants de chez nous, à rencontrer des êtres souterrains, telluriques, infernaux. Des êtres qui vivent sous nos pieds sans que l’on y prenne garde, des êtres chtoniens. Ce ne sont plus les êtres célestes (loas, dieux, etc.), êtres ouraniens et éoliens que Breton avait catalogués de surréalistes à cause de leur magie et mystère, catalogués aussi de réalistes merveilleux par des historiens d’art d’Haïti que nous présente l’artiste, mais des êtres nouveaux, obscurs. Les êtres peints de Jean-Pierre, pris ensemble, semblent être un introït de l’enfer. Ce sont des « chimères » comme le traduit notre métaphore : « tèt kok bouda pentad ». En effet, ce sont pour la plupart des lourds volatiles sans ailes, transformés, qui nous rappellent des fois Le Basilic, ce monstre moyenâgeux présenté comme un coq à queue de serpent et que l’on retrouve dans Harry Potter et de nombreux jeux vidéo et mangas de la génération de l’artiste. Ils sont tous soit plongés dans l’obscurité soit peints sur des fonds abstraits rouges, verts ou bruns; tous sont coiffés d’un bec rappelant celui de l’aigle. Ce sont des Bèk fè ou des pat lanfè bigarrés, souvent en mouvement… Ainsi, l’un est une sorte de corps difformes faits de parties imbriquées l’autre semble être un carnivore satisfait. D’un jaune doré, il arbore un gros sein et entraine dans son sillage une tête humaine. Une des figures se tient en position d’attaque et a une main sèche et griffue l’autre se tient coi, comme un guerrier avec la falle pleine. Enfin, d’autres semblent se métamorphoser en des entités indéfinissables. Ce sont des proclamations d’hybridité et de métamorphose. Comme si l’artiste nous disait que dans son monde rien n’est pur et stable ; de plus, tout se défait.

Ces images font irruption dans un contexte particulier en Haïti. En effet, la situation du pays n’a jamais été aussi tragique. Entre la terreur, la mort violente quotidienne et à vil prix et la pauvreté absolue des démunis et la précarité nouvelle des historiquement mieux nantis, c’est la déliquescence nationale. Bertho Jean Pierre reconnait l’impact de ce climat sur son travail. Il explique :

« Marqué par la frustration, le doute, la peur, et la violence qui paralyse la vie sociale et politique du pays, mes œuvres questionnent particulièrement l’origine et l’impact de toutes ces choses dans notre vie quotidienne, exprimant à fond le non-sens, le drame d’un peuple qu’on exploite. Et nos rapports avec les séquelles, les héritages ou du moins nos survivances ancestrales. »

Donc avec ces images, il ne s’agit pas d’un réenchantement du réel, comme le voulaient nos peintures de loas qui convoquaient l’’irréel comme une dimension du réel, mais d’une descente aux enfers, d’une nouvelle manière de faire face au réel pour l’apprivoiser. Ces fantasmagories de Jean-Pierre nous plongent dans des allées peu visitées. Avec elles, il devient un authentique créateur d’images, ces figures ne représentent pas du déjà vu, mais des êtres créés de part en part, autonomes. Des créatures.

Mais Jean-Pierre ne se contente pas de peindre. C’est un artiste versatile. Concernant ses différentes techniques de création et les influences vécues, il nous confie :

« Ma démarche artistique rassemble de nombreuses techniques telles que la peinture, la sculpture, la gravure, la céramique et le dessin. Généralement, je travaille sur fond monochrome et plat, des êtres désincarnés, non identifiables, des entités incertaines, tatouées par des pochoirs de feuilles. Mes couleurs sont à la fois sobres et vives. Mes œuvres sont conceptuelles et traversées d’influence des artistes comme Francis Bacon, Paskö, Pascale Monin, Mario Benjamin, Jean Sébastien ou Manuel Mendive. »

En effet, ces œuvres s’inscrivent dans la lignée de celles de la nouvelle génération de créateurs haïtiens. Les êtres fantomatiques donc désincarnés de Mendive et indéchiffrables de Bacon présentent un air de famille avec son univers. Nous attendons de voir son travail avec d’autres mediums.

Il serait peut-être intéressant de formuler quelques propositions sur la dénomination de ces images. Sont-elles sous-réalistes ?

 En histoire de l’art occidental quand les artistes produisent des images chtoniennes, d’outre-tombe (Incubes, Succubes, monstres, etc.), ceux qui y ont recours vivent généralement dans des sociétés en plein bouleversement. Leur peur et l’incompréhension de ce qui a lieu sous leurs yeux les obligent à chercher des formes d’expressions et d’images obscures pour rendre compte de leur malaise face à la société en plein changement. Ces images ont été répertoriées comme faisant partie du réalisme fantastique, et Breton en a considéré de nombreuses comme précurseurs du surréalisme comme celles de Füssli, Bosch, etc. Dans l’histoire de l’art de la Caraïbe, les artistes concilient le réel et l’irréel et font coexister une vision rationnelle de la réalité avec le surnaturel pour rendre compte de leur vision du monde. Ainsi, on a vu dans le passé un foisonnement d’images de loas que l’on a placées sous le label de surréaliste ou de réaliste merveilleux. Aujourd’hui, il s’agit d’une autre iconographie. En effet, jamais avant sur la scène de l’art en Haïti, on n’avait vu autant d’images de fantômes, de monstres, de figures indéfinissables, hybrides et en métamorphose. Celeur, Guyodo, Sébastien Jean, Pasko, etc. ont peint ces entités, aujourd’hui c’est au tour de Bertho Jean-Pierre. Certes, puisqu’il n’existe pas en art de génération spontanée, bien avant ces artistes d’autres ont peint des figures obscures ; on pourrait remonter en Haïti à Jean-René Jérôme, avec ses œuvres secrètes, à Bernard Wah et à Mario Benjamin. Cette courte généalogie établie, on ne peut pas ne pas mentionner ce tournant iconographique de la peinture en Haïti.

En effet, entre le réalisme merveilleux des peintures des loas, et la peinture dite réaliste s’inscrit cette nouvelle peinture, témoin des angoisses et de la nouvelle génération et de la déliquescence qui massivement s’impose à eux en Haïti et dans le monde`. La tentation serait forte de cataloguer cette nouvelle peinture dans le répertoire du réalisme fantastique, mais tel que le définissent les fondateurs de ce mouvement dans les années 60, il n’y a pas de commune mesure. On serait tenté d’y voir un réalisme magique ou merveilleux, ou un sous-réalisme senghorien, mais la spécificité de ces images souterraines ne s’y prête pas tout à fait. Contentons-nous pour l’instant de réalisme chtonien, pour parler des œuvres de Bertho Jean-Pierre et autres jusqu’à une dénomination plus idoine.

 

Pascale Romain

Montréal, novembre 2022

 


[i] . MEZU S.O. Léopold Sédar Senghor et la défense et illustration de la civilisation Noire, Paris, Didier,1968.

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