Les raisins de la colère, un très grand roman

Je veux parler du demi-millier de pages. Je veux surtout parler de la beauté de l’histoire, de la force de l’expression, de la profondeur des messages véhiculés.

Ce roman de John Steinbeck a pour trame ce que nos livres de géographie d’autrefois appelaient l’exode rural. L’Amérique profonde, premier quart du vingtième siècle, des centaines de milliers de petits propriétaires appauvris, chassés de leurs terres, partent à la conquête de l’Ouest, de la Californie. Attirés par des affiches colorées qui promettent du travail, ils entament un exode mouvementé. Nous accompagnons la famille Joad sur les routes de la faim, du froid, des humiliations, des deuils. Espoir, solidarité, courage sont également du voyage.

De son pays, Steinbeck nous offre un condensé d’histoire, de sociologie, d’économie, de psychologie, de géographie….En point d’orgue, la Californie avec la richesse insolente de ses terres et la scandaleuse exploitation des travailleurs agricoles qui y affluent. Ainsi, le chapitre XXV s’ouvre sur une description de rêve : Le printemps est merveilleux en Californie. Les vallées sont des mers odorantes d’arbres en fleurs, aux eaux blanches et roses.

Mais progressivement le rêve cède le pas à une triste réalité: Un sol fertile, des files interminables d’arbres aux troncs robustes, et des fruits mûrs. Et les enfants atteints de pellagre doivent mourir parce que chaque orage doit rapporter un bénéfice.

 

Steinbeck a le verbe fort, énergique, riche, à l’œuvre d’abord à travers cette aisance à manier le parler populaire dans des dialogues remarquables de vraisemblance et de naturel. À l’œuvre aussi dans la langue précise et variée des descriptions, analyses et commentaires du narrateur. Une particularité de ce roman est qu’il fait alterner le sujet principal avec des épisodes qui, sans être étrangers au fil de l’histoire, nous en écartent momentanément pour nous concentrer sur un détail. De manière systématique, un chapitre (assez long) où nous faisons route avec les Joad succède à un autre (plus court) où l’auteur s’attarde sur les lieux traversés ou sur l’état d’esprit des migrants et de ceux qui les regardent arriver. Dans ces chapitres, les protagonistes ne sont quasiment jamais présents. Le procédé m’a un peu déroutée. Et vers la fin, j’ai dû me faire violence pour ne pas sauter des pages et courir à la conclusion. Mais ces sections en marge de -ou en appui à - l’action ne manquent pas d’intérêt. On avoisine la prose poétique avec ces tableaux de la nature américaine qui rappellent Chateaubriand. Les coutumes populaires (danses par exemple), la férocité des grands capitalistes fonciers sont radiographiées avec art sous la plume de Steinbeck. Le chapitre XVII, sur le phénomène migratoire, est une perle d’analyse psycho-sociale qu’il faut relire. En voilà quelques bribes.

Et parce qu’ils se sentaient perdus et désemparés, parce qu’ils venaient tous d’un coin où régnaient la désolation et les soucis, où ils avaient subi l’humiliation de la défaite, et parce qu’ils s’en allaient tous vers un pays nouveau et mystérieux, instinctivement, les émigrants se groupaient, se parlaient, partageaient leur vie, leur nourriture et tout ce qu’ils attendaient de la terre nouvelle.

 

Vers le soir, il se passait une chose étrange : les vingt familles ne formaient plus qu’une seule famille, les enfants devenaient les enfants de tous. Ainsi partagée, la perte du foyer se faisait moins sensible et le paradis de l’Ouest devenait un grand rêve commun. Et il advenait que la maladie d’un enfant remplît de désespoir vingt familles, cent personnes ; qu’une naissance, là, sous une tente, tînt cent personnes figées toute une nuit dans une crainte respectueuse et qu’au matin la délivrance mît la joie au cœur de cent personnes.

 

Et quand un bébé mourait, une pile de pièces d’argent s’amoncelait au bas du pan de toile formant une entrée de tente, car un bébé mort doit avoir un bel enterrement puisqu’il n’a rien eu d’autre de sa vie : on peut mettre un vieillard à la fosse commune, mais pas un bébé.

 

Ce grand roman de Steinbeck nous conduit aussi sur le chemin des valeurs, abnégation, altruisme, intrépidité, incarnées par des personnages au caractère bien trempé. La force de caractère n’étant pas forcément liée à l’âge, les plus jeunes enfants Joad n’ont rien à envier à leurs aînés ni même à leurs parents en termes de rage de vivre, de spontanéité, de « frekansite ». L’épine dorsale de ce corps familial est la mère, Mme Joad. Ses enfants l’appellent Man, comme ils appellent leur père, Tom Joad, Pa. Nous ignorons le prénom de celle dont Steinbeck fait une déesse.

Nulle mollesse dans sa figure pleine, mais de la fermeté et de la bonté. Ses yeux noisette semblaient avoir connu toutes les tragédies possibles et avoir gravi, comme autant de marches, la peine et la souffrance jusqu’aux régions élevées du calme et de la compréhension surhumaine. Elle semblait connaître, accepter, accueillir avec joie son rôle de citadelle de sa famille, de refuge inexpugnable. Et comme le vieux Tom et les enfants ne pouvaient connaître la souffrance ou la peur que si elle-même admettait cette souffrance et cette peur, elle s’était accoutumée à refuser de les admettre. Et comme, lorsqu’il arrivait quelque chose d’heureux, ils la regardaient pour savoir si la joie entrait en elle, elle avait pris l’habitude de rire même sans motifs suffisants. Mais préférable à la joie était le calme. Le sang-froid est une chose sur laquelle on peut compter. Et de sa grande et humble position dans la famille, elle avait pris de la dignité et une beauté pure et calme. Guérisseuse, ses mains avaient acquis la sûreté, la fraîcheur et la tranquillité ; arbitre, elle était devenue aussi distante, aussi infaillible qu’une déesse.

Cette déesse nous explique sa vision du monde : tout ce que nous faisons – à mon idée, c’est toujours dans le sens de la vie. C’est comme ça que je vois les choses. Même la faim, même la maladie ; y en a qui meurent, mais les autres n’en sont que plus résistants. Faut simplement essayer de vivre jusqu’au lendemain, passer seulement la journée.

Et c’est un geste allant dans le sens de la vie qui referme le roman. Ce geste d’une touchante générosité, initié par Man, est raconté avec tant de pudeur, tant de tendresse, qu’on boucle ce grand voyage au bord des larmes.

 

Nathalie LEMAINE

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