ENTREVUE EXCLUSIVE

Rachel Price Vorbe lauréate du prestigieux Prix Deschamps 2022 pour son roman « Le pont à deux temps »

La nouvelle a fait l’effet d’un ample appel d’air au cœur d’un pays livré à la fureur mortifère des gangs armés et pris en otage, depuis onze ans, dans les filets du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste : « Le jury du Prix Deschamps et la Fondation Lucienne Deschamps sont heureux d'annoncer que le prix de la 47ème édition est décerné à Rachel Price Vorbe pour son roman « Le pont à deux temps ». Le jury a apprécié la qualité littéraire du texte, la maîtrise de la langue qui s'en dégage et ce survol lucide d'une société complexe et fissurée. Évitant tout jugement manichéen, le récit nous plonge dans la réalité sauvage et violente des gangs, non pas avec un regard analytique et voyeur, mais avec un souci de comprendre, d'explorer et de trouver l'humain. Le pont à deux temps nous fait faire connaissance avec des personnages complexes, des êtres humains en proie à des situations sans issue. Aucune apologie non plus dans le texte sans bavure qui arrive à montrer l'humanité dans ses moments de grandeur et de déchéance. La narration tient en haleine du début à la fin et on en sort avec une petite dose d'espoir. Le jury du Prix Deschamps remercie une fois de plus toutes celles et tous ceux qui, dans ce contexte particulièrement éprouvant, ont suivi leur besoin d'écrire et ont soumis leurs textes. » (Le jury du Prix Deschamps et la Fondation Lucienne Deschamps, Port-au-Prince, le 21 novembre 2022.) Pour bien situer le texte primé de Rachel Price Vorbe, pour écouter et se réapproprier son « ressenti » à l’annonce de l’attribution du Prix Deschamps 2022, Le National est allé à la rencontre de l’auteure. Rachel Price Vorbe a accordé cet entretien exclusif au linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol, collaborateur du journal Le National.

Robert Berrouët-Oriol (RBO) - Dans le vocabulaire usuel de la critique littéraire, on dit souvent que untel est « entré en littérature ». À quel moment et dans quel contexte es-tu « entrée en littérature » ? 

RPV – Je ne pense pas être entrée en littérature. Je pense plutôt que la littérature est entrée en moi, le jour de mes 9 ans, après avoir été forcée par mon père de lire la revue L’Express. À partir de ce moment, la lecture est devenue ma compagne de tous les jours, et naturellement, ravie par ce que je lisais, j’ai voulu moi aussi écrire. Au début c’était mon journal intime, ensuite des petites histoires pour amuser mes amis et ma famille jusqu’à ce que j’aie eu le courage de me livrer au public avec « Romanez ».

RBO – Parle-nous des auteurs haïtiens et étrangers qui ont précédé, marqué ou accompagné ton cheminement d’auteure.

RPV – Je lis de tout. Certes, je priorise les romans, les romans historiques, les biographies, les autobiographies. J’aime les textes de Marie-Celie Agnant, d’Évelyne Trouillot, d’Edwige Danticat, de Louis Philippe Dalembert. L’écriture et les sujets d’Amin Maalouf, de David Foenkinos, Carlos Ruiz Záfon et de tant d’autres ont opéré de la magie en moi. Leurs récits m’emportaient et ont influencé en quelque sorte mon besoin d’écrire avec des mots  justes, pour essayer de toujours dire ou décrire l’essentiel.

RBO – Il y a quelques années, dans le pavillon jouxtant sa résidence en banlieue de Paris, son refuge de création littéraire, le romancier Jean Métellus m’a confié qu’il observait un rituel d’écriture et qu’il écrivait debout, face au soleil, un peu comme dans le mythe d’Icare… Y a-t-il chez Rachel Price Vorbe un rituel d’écriture, une méthode générale de travail dans l'élaboration d’un projet d'œuvre littéraire ?

RPV – Un rituel d’écriture ? Je ne décrirais pas mon travail comme un rituel. Mais certainement, il me faut du silence, de la musique, une vue sur l’extérieur, et parfois un bon verre de vin. Certaines fois, il m’arrive d’écrire des idées ou des phrases, de corriger ou relire mon texte dans l’avion, de me réveiller la nuit au milieu d’une phrase. Dès que l’envie me prend alors, je ne peux pas attendre pour m’y mettre. Alors j’ai hâte de m’isoler, de me retrouver seule avec mon texte.   

RBO – Tu as soumis le manuscrit « Le pont à deux temps » au jury du Prix Deschamps sans fanfaronner m’as-tu précisé au téléphone. Alors remontons le temps et parle-nous de la genèse de ce roman qui sera bientôt édité par les Éditions Henri Deschamps : le projet de départ, sa mise en œuvre, les temps forts et les principales caractéristiques littéraires de ce roman.

RPV – Ce roman est parti d’une simple conversation que j’ai eue avec mon oncle Frantz au téléphone. Je lui ai dit que je travaillais sur un sujet qui allait être difficile et pour lequel je n’avais pas encore trouvé ou véritablement envisagé la tournure que je voulais lui donner. Comme m’avait une fois dit Michel Soukar, laisse l’histoire t’emporter et c’est ce que j’ai fait. Je n’ai pas écarté tout ce qui me venait à l’esprit. Ce n’est qu’au fur et à mesure que l’histoire a pris corps et les personnages vie, que l’histoire a commencé à se camper. Le décor du texte, j’ai essayé de l’imaginer en me basant sur mes souvenirs d’enfance quand j’allais en vacances à Léogane et que je déambulais dans les petits quartiers de la zone, en suivant mes cousines et mes tantes.

RBO – De manière plus précise et sur le registre de l’élaboration de l’oeuvre littéraire, qu’est-ce qui à tes yeux confère au texte « Le pont à deux temps » sa singularité, son originalité ?

RPV – C’est une question difficile en ce sens que ce sujet a été abordé par d’autres. Néanmoins, j’ai voulu mettre ensemble toute une série d’éléments qui ont marqué ces dernières années, et en mettant en parallèle un personnage qui ouvrait une fenêtre sur l’espoir de vivre autrement, en dehors de cette violence, et qui témoignait de sa réussite. Voilà ce que je pense et qui fait l’originalité et la singularité du texte.   

RBO – Dans un document du PEN Haïti, tu exposes avec force les fondements de ton œuvre littéraire de la manière suivante : « (…) les histoires de la vie me fascinent. J’en tire mon inspiration et je continue à me battre, à travers mon écriture, en utilisant la réalité quotidienne en toile de fond. Je verse davantage dans le roman réaliste où je peux plonger sans crainte dans un monde avide de transformations. » (« Être une femme, écritures de l'altérité », PEN Haïti, n.d.). Contrairement au romancier Jacques Stephen Alexis qui prônait le « réalisme merveilleux » des Haïtiens, tu revendiques donc le roman réaliste. Est-ce que tu situes ton projet d’écriture dans le prolongement des romanciers réalistes d’Haïti tels que Justin Lhérisson, Frédéric Marcelin ou Fernand Hibbert ?

RPV – Je n’ai jamais considéré écrire comme quelqu’un en particulier, et je n’oserais pas comparer mon travail à celui de ces grands messieurs. Néanmoins, c’est vrai que je privilégie le roman réaliste car j’ai besoin d’une matière concrète et réelle comme décor à mon imagination.

RBO – La langue du roman « Le pont à deux temps » est le français, l’une des deux langues officielles d’Haïti. S’agit-il d’un choix délibéré ou écris-tu « tout naturellement » en français ? As-tu mis en chantier des textes littéraires en créole ?

RPV – Je parle très bien le créole, malheureusement comme plusieurs générations, je n’ai jamais appris à lire ni écrire en créole. Donc, le choix du français comme langue d’expression découle de source pour réaliser mon travail d’écriture.

RBO – Tu es l’auteure du livre « Initiation à la littérature haïtienne contemporaine », un livre de référence paru en 2015 chez C3 Éditions et dans lequel tu analyses les textes de tes auteurs de prédilection. Est-ce ton expérience d’enseignante et ton parcours de journaliste littéraire qui t’ont porté à offrir cet ouvrage didactique aux élèves et à un public curieux ?

RPV – Tout à fait. J’avais aussi à cœur de faire découvrir la littérature haïtienne contemporaine à une génération qui méconnait complètement les auteurs haïtiens, leur travail. Certes les élèves en profiteraient mais aussi tous ceux qui au fil des années ont développé des préjugés face à l’écriture haïtienne sous prétexte qu’ils connaissaient déjà trop bien cette réalité et ne voulaient pas en être imbibés. Or, en écrivant l’« Initiation à la littérature haïtienne contemporaine », je voulais offrir un autre regard, une autre perception. J’ai essayé de réconcilier tout un monde par les textes haïtiens. 

RBO – Ton œuvre comprend également deux romans « Cet homme, mon père » (Éditions Correct Pro 2021) et « Romanez, l'enfant du pays » (Éditions du CIDIHCA, 2018). Est-il exact de dire que ces romans sont des œuvres d’initiation ou témoignent-ils déjà d’une véritable maturité d’écriture ?

RPV – C’est certainement en écrivant qu’on acquiert une maturité. « Romanez » pencherait davantage peut-être pour une œuvre d’initiation, alors que « Cet homme, mon père », je l’ai écrit avec une autre perspective et dans d’autres conditions. Le sujet de « Romanez » est certes plus léger que celui de « Cet homme, mon père » qui traite d’un sujet plus sensible à toute une société. 

RBO Le Prix littéraire Henri Deschamps, ainsi nommé en hommage au fondateur de la Maison Henri Deschamps, a été créé en 1974 par les membres du Conseil d’administration de la société « Maison Henri Deschamps – Les entreprises Deschamps-Frisch S.A. ». Cette haute distinction littéraire honore Henri Deschamps né à Poitiers, en France, le 5 février 1897, et décédé à Port-au-Prince le 12 octobre 1958. « Le Prix littéraire Henri Deschamps est destiné à récompenser une œuvre grand public. Placé sous la tutelle de la Fondation Lucienne Deschamps, ce Prix couronne chaque année une œuvre écrite en français et/ou en créole sur un thème de la littérature de fiction qui englobe le roman, la poésie, l’essai, le conte, la nouvelle, la critique littéraire et le théâtre. Il peut également récompenser une œuvre à caractère historique. » Il est le plus prestigieux prix littéraire haïtien et il a auparavant récompensé, entre autres, Benoit Joachim (1979), Marie Vieux Chauvet (1986), Saïka Céus (2017), Ronald Paul (2018) et Fédias Stanislas (2019). Quel a été ton « ressenti » à l’annonce de l’attribution du Prix Deschamps 2022 à « Le pont à deux temps » ?

RPV – Aujourd’hui je peux avouer sans fausse modestie que je suis très fière. Ce sentiment n’a pas été le premier ressenti. Je suis passée par l’incrédulité pour y arriver. Le Prix me confirme que j’ai beaucoup travaillé et qu’il me reste encore du chemin à parcourir.

RBO – Tu es un membre actif de la Fondation Devoir de mémoire-Haïti, qui s’occupe de faire connaître aux générations actuelles et futures ce pan méconnu de notre histoire qu’était la dictature de François et Jean-Claude Duvalier. Pour la Fondation et à travers elle, tu as publié « L’alphabet maudit à mots dits » et « Tante Yvonne et les cagoulards ». Peux-tu nous parler de ces œuvres ? S’agit-il de textes où la fiction est mise au service de l’éducation citoyenne ?

RPV – Effectivement, je suis membre de la Fondation Devoir de mémoire Haiti. En travaillant, l’idée d’écrire des textes en les illustrant , pour les jeunes génerations, pour leur raconter l’horreur est née. Donc, avec la secretaire generale de la Fondation, Mme Guylene B. Salès, je me suis penchée sur la réalisation. Elle me racontait les histoires connues ou les témoignages recueillis, et je les mettais en texte. D’ailleurs « L’alphabet maudit à mots dits », alors même qu’il est la premiere parution de toute une série à venir, n’a pas été le premier sur lequel j’ai travaillé. C’était « Tante Yvonne et les cagoulards ». Ce sont certains mots et expressions qui m’ont amenée à écrire « L’alphabet » qui se révélerait être en quelque sorte un dictionnaire des mots utilisés lors de cette période noire. Les 2 livrets ont été publiés par la Fondation sous le label « livre jeunesse » entre 2016 et 2018.

RBO – Merci Rachel Price Vorbe d’avoir aimablement répondu aux questions du National.

Merci aussi de m’avoir donné cette opportunité. J’ai été ravie de me confier à vous.

 

Robert Berrouët-Oriol

Linguiste-terminologue

Montréal, le 30 novembre 2022

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