PRÉFACE

Acaau, « que ta mort ne tue pas ta vie » !

Fruit d’une intuition géniale ou d’une évidente maîtrise de l’art ? L’un ou l’autre et peut-être l’un et l’autre en même temps. Toujours est-il qu’en signant cet excellent roman historique, Michel Soukar parvient à la fois à instruire, à séduire et à convaincre. À nous faire découvrir une tranche inconnue, mal connue ou habilement dissimulée de notre histoire. À capter sans interruption l’attention de lecteurs sollicités de partout par une actualité politique époustouflante. À séduire par la beauté de cette symphonie à huit voix où les accidents se succèdent, entrecoupés de temps de pause, d’allegros et de ralentissements toujours opportuns. À convaincre aussi, car, la dernière page lue, les lecteurs ont la certitude d’avoir découvert, par le détour du roman, un combattant dont les revendications, la vision du monde et les idées ne méritaient pas le triste sort qu’elles ont eu.

 Les évènements relatés
Comme la plupart des œuvres du genre, ce roman de Michel Soukar tourne autour de faits historiques connus. Dans ce cas-ci, la prise d’armes de Jean-Jacques Acaau en mars 1844 et les combats qu’il a menés sous les gouvernements de Rivière Hérard, de Philippe Guerrier et de Louis Pierrot, avant d’être fauché en 1846 sous la présidence de Jean-Baptiste Riché. Par-delà ces évènements, le livre nous fait revivre les amours d’Acaau avec Caroline, ses alliances politiques, son procès sous Guerrier, les manigances déployées par le pouvoir central pour le berner jusqu’à ce que le couperet tombe sur sa tête sous Riché

Les personnages du drame
Au lieu de retracer un parcours linéaire d’Acaau en s’en tenant à la chronologie des évènements, l’auteur prend le chemin du dialogue pour faire parler divers acteurs, notamment : l’homme politique et marionnettiste Beaubrun Ardouin chez qui la connaissance de l’histoire et des hommes a développé un flair et un sens extraordinaire des réalités; le consul général de France en Haïti, dont le cynisme et les propos injurieux préfigurent les attitudes équivoques des diplomates actuels des pays amis d’Haïti; Caroline Acaau, connue jusque-là par la chanson qui porte son nom et que les lecteurs ont le plaisir de voir danser une contredanse avec son homme, le mettre en garde contre son entourage et confier ses réserves à propos du rêve d’une société plus juste.

Les lignes où Caroline confie ses inquiétudes sur ce sujet et sur l’avenir de l’enfant qu’elle porte ont une charge émotionnelle d’autant plus grande qu’elles annoncent un dénouement que les lecteurs connaissent déjà. Le suspense nait alors du fait que le lecteur voit approcher à grands pas le coup de feu final, comme dans une chronique d’une mort annoncée. Comme s’ils regardaient un film d’action, certains lecteurs se surprendront à vouloir sauter dans le décor pour aller changer le cours des choses.

Nous ne saurions passer sous silence Maître Mullery, désigné d’office comme avocat de l’inculpé et qui s’acquitte à merveille des devoirs de sa tâche devant le tribunal avant d’en devenir presque un ami. C’est d’ailleurs lui qui formulera, quand tout lui semblera perdu, ce voeu devenu le sous-titre du livre : « Que ta mort ne tue pas ta vie. »

Un autre personnage clé du roman est Clérin, le partisan, l’ami, le complice inconditionnel que personne n’a jamais vu en état d’ébriété, en dépit de ce prénom apparemment prédestiné. Ancien marron et survivant de l’Armée indigène, Clérin est un clandestin né et il restera fidèle au héros jusqu’au bout. Pour compléter le cercle des proches, il y a Frè Joseph, paysan authentique, adepte et pratiquant de naissance du culte ancestral. Virtuose du jonc, il sillonne la campagne pendant la saison des raras et plonge le lecteur au plus profond des traditions paysannes. Il y a aussi le fils de Clérin, jamais cité par son nom et qui, sous l’action combinée de la torture, de l’attrait d’une certaine somme d’argent et du désir de sauver son père d’une mort certaine, dévoilera le chemin de la cachette du Commandant d’arrondissement Acaau, devenu du jour au lendemain un vulgaire fugitif.

Dernier, et non des moindres, le chevronné général Samedi Télémaque dont le style, le mode opératoire, les idées, le cynisme des commentaires déçoivent autant les sympathisants de l’insurgé qu’ils peuvent susciter l’admiration de ses adversaires. C’est ainsi qu’il est passé à la postérité avec deux visages : celui du général sans peur et sans reproche qui a pacifié à tout jamais les montagnes du Sud ; celui du dur à cuir qui a traqué sans pitié l’insurgé jusqu’à son ultime refuge et enterré le rêve paysan d’accéder à la propriété de la terre pour les adultes et à l’éducation pour les enfants.

 L’intérêt d’actualité du livre
En cette « année terrible » qu’est 2022, Michel Soukar ne pouvait pas trouver un meilleur exemple de héros pour sensibiliser la population à certains des gigantesques défis de l’heure ; pour mieux saisir l’essence des gouvernements de doublure ; pour discuter de l’opportunité du recours aux armes ; pour condamner les deux variantes du colorisme que sont le mulâtrisme et le noirisme. Pour souligner également la primauté de la propriété des moyens de production dans l’analyse sociologique : « Nèg rich se milat. Milat pòv se nèg » !_

En outre, en ayant recours à la carotte et au bâton pour piéger Acaau et enterrer l’insurrection, Samedi Télémaque a appliqué la stratégie que les Américains utiliseront en 1919 pour rallier le délateur Conzé à leur cause et en finir avec le soulèvement de Charlemagne Péralte. Celle qui a été également appliquée, sans succès toutefois, dans les tentatives de désarmement et de démantèlement des groupes armés de la capitale haïtienne.

Enfin, le conseil de l’avocat Mullery à Acaau résonnera toujours aux oreilles de toutes celles et de tous ceux qui sont prêts à mettre leur vie en jeu pour assurer le triomphe d’une idéologie, d’un projet national grandiose. Une pensée à méditer et à réécouter à chaque carrefour où il faudra prendre une décision aux conséquences humaines irréparables.

Michel Soukar a trouvé les mots justes et une recette appropriée pour tracer un portait véridique et l’itinéraire du héros cornélien qu’a été Jean-Jacques Acaau. Il est ainsi parvenu à tenir les lecteurs par la main pour revisiter avec eux cette tranche fascinante de notre histoire.

Michel Soukar a déjà en main la formule gagnante qui fera découvrir les drames intérieurs d’autres héros de la trempe d’Acaau. Il me vient à l’esprit le chef rebelle Goman, originaire du Congo, « filleul » d’André Rigaud et dont le combat commencé dès 1791 s’est échelonné sur plus de trois décennies. La forteresse des Platons où il a été inhumé avec ses adjoints Malfè et Malfou pourrait devenir, avec un peu d’efforts, une escale d’un instructif circuit historico-touristique du sud du pays.

Un autre très bon choix serait le chef bien connu de la 4e demi-brigade l’Armée de Toussaint, le colonel Dommage, de son vrai nom Rousselot, arrêté au terme d’un passé glorieux de luttes révolutionnaires dans la Grande’Anse. Condamné à la pendaison par une commission militaire siégeant au Cap, il sera exécuté sur la place d’Armes de cette ville le 3 novembre 1802. C’était le lendemain de la mort du général Leclerc, ce qui, dans un roman, pourrait bien avoir valeur de présage.

Bonne besogne !

Eddy Cavé,
Auteur, traducteur, conseiller en édition

Ottawa, le 27 mai 2022

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