« Jan bèl bèl ! » : une simple tautologie ? De grandes différences linguistiques et philosophiques

L’expression « Jan bèl bèl » est utilisée par beaucoup de locuteurs haïtiens. Dépendamment du regard porté sur l’expression, les conclusions ne seront pas les mêmes. Nous cherchons à montrer en quoi le regard linguistique sur l’expression serait différent du regard philosophique.

Introduction

Si l’expression « jan bèl bèl ! » est utilisée par beaucoup de locuteurs haïtiens, il a fallu attendre l’apparition du texte musical « Pouki n te marye » des artistes K-dilak/Bedjine pour qu’elle connaisse une forte diffusion. Malgré cette forte diffusion observée, aucune étude portant sur l’expression n’a vu le jour, à notre connaissance. L’intérêt porte ici sur l’aspect linguistique et philosophique de ladite expression. En effet, il s’agit de voir, d’une part, ce que signifie cette expression tant utilisée par les locuteurs haïtiens, et de l’autre, comment les réflexions du philosophe Ludwig Wittgenstein sur les propositions peuvent nous permettre de comprendre une expression pareille. Nous cherchons à montrer ce qui diffèrerait l’aspect linguistique de l’aspect philosophique de l’expression. Commençons par faire des considérations morphosyntaxiques de l’expression.

 

Considérations morphosyntaxiques

Trois lexèmes constituent l’expression « jan bèl bèl ! » : jan, bèl, bèl. Dans le créole haïtien (CH désormais), le lexème « jan » est un adverbe de manière, comme dans « jan ti gason an pale ». Quant au lexème « bèl », il est un adjectif comme dans « tifi sa bèl ». Mais surgissent des difficultés : certains lexèmes changent de catégorie grammaticale (CG désormais) au niveau de l’expression. À noter que « jan » garde sa CG étant un marqueur d’expressivité. Remarquons que le même adjectif ‘bèl’ est utilisé deux fois dans la même expression. Ce phénomène pullule en CH (« Antwanèt gen fanm nan fanm li », « mete gason nan gason w »). Certains linguistes parlent, dans ce cas, de « réduplication », d’autres de « redoublement » (voir Glaude & Zribi-Hertz, 2006). D’où, les deux lexèmes « bèl » sont de même CG, à savoir un adjectif. Mais il n’est pas vraiment le cas pour des raisons de syntaxe. En effet, du point de vue syntaxique, le premier « bèl » dans l’expression n’est pas un adjectif, mais un substantif. Le second « bèl » n’est pas un substantif, mais un adjectif. Alors, un même morphème change de CG dépendamment de sa position syntaxique. Il s’agit d’une « Transcatégorisation » ou « transfert catégoriel » (Refes, 2018). Qu’en est-il du sens de l’expression ?

Aspect sémantique

Restons encore dans le texte de K-Dilak/Bedjine. Le texte, pour le rappeler, pointe du doigt un phénomène social en Haïti. Son idée principale peut être ainsi résumée : la vie pré-conjugale diffère de la vie conjugale. K-dilak et Bedjine sont mariés pour avoir plus d’attachement, mais c’est l’éloignement qui l’emporte. Nous n’entrons pas ici dans les détails (voir Dorcé, 2021). Tenant compte de l’emphase du 1e bèl sur le second et du contexte de l’énonciation de l’expression dans la musique de K-dilak/Bedjine, il semble que l’expression signifie « jan pwòpte bon », « jan liks bon ». Bref, K-dilak fait la promotion non pas pour les belles choses, mais pour les choses belles. Donc, l’expression a, de toute évidence, un sens linguistiquement. Mais est-il de même si on la regarde avec un œil de philosophe ?

Aspect philosophique

Comme annoncé, nous partons des réflexions de Wittgenstein sur les propositions. Une proposition est une assertion à laquelle on attribue une valeur de vérité. Alors que peut-on dire de « jan bèl bèl ! », étant une proposition, au sens Wittgensteinien ? Voyons succinctement les réflexions du philosophe sur les propositions.

Wittgenstein et les propositions

Wittgenstein est un philosophe qui apporte sa contribution sur le problème de langage tout comme Frege, Russell ; auteurs dont les travaux ont permis de voir le jour une nouvelle discipline au XXe siècle : philosophie du langage (Chapman, 2003). Dans son fameux livre Tractatus Logico-philosophicus de 1922, Wittgenstein établit une théorie sur le langage (« Bild-Theorie / picture theory of language). Pour Wittgenstein (1922), le langage consiste à fournir des images de la réalité à travers des propositions. Il fournit les images de tout ce qui peut arriver ou ne pas arriver dans le monde. De ce fait, les propositions sont les expressions perceptibles des pensées, et les pensées sont les images logiques des faits. Ces considérations amènent Wittgenstein (1922) à identifier trois types de propositions :

  1. Propositions sensées

Les propositions sensées reflètent le réel. Il y a une correspondance entre le signifiant et le référent. Pour Wittgenstein, ce type de propositions relève de la connaissance scientifique.

  1. Propositions vides de sens

Les propositions vides de sens font ressortir la vérité ou la fausseté sans une confrontation avec le réel. Pour le philosophe, ce type de propositions relève des tautologies et des contradictions. Il ne dit rien sur la réalité, en revanche il montre les propriétés du langage du monde. Ces propositions sont d’ordre logique et mathématique.

  1. Propositions insensées

Les propositions insensées ne relèvent ni de la science, ni de la logique, ni des mathématiques. Car on ne peut pas les confronter avec la réalité. Elles ne sont ni vraies ni fausses. Ce sont des pseudo-propositions.

Maintenant, il convient de montrer dans quel type de propositions se trouve l’expression « jan bèl bèl ! » avant de tirer de conclusion.

Dire « jan bèl bèl ! », cela sous-entend que « bèl » peut être non-bèl, donc « lèd » (son opposé en CH) et « lèd » peut être non-lèd. Admettons, selon le principe du tiers-exclu (P ou non-P est vrai) en logique (Cf. Métaphysique d’Aristote), que « bèl » ne peut être à la fois « bèl » et non-bèl. Si « bèl » et « bèl » sont la même chose (a = a), le prédicat B n’apporte rien de nouveau en termes d’information sur le sujet A. C’est-à-dire le contenu informationnel, reste le même. Avec Kant (1987), nous dirons que l’expression « jan bèl bèl ! » est un jugement analytique. Or tout jugement qui n’apporte pas d’information – directement ou indirectement – sur le sujet est tautologique. Puisque « bèl » n’apporte pas d’information sur « bèl », alors l’expression « jan bèl bèl ! » est une tautologie. L’expression se trouve donc dans le deuxième type de proposition.

 

Pour ne pas conclure

Dans ce papier, il s’est agi d’étudier l’expression « Jan bèl bèl ! » en CH. Deux aspects ont retenu notre attention : aspect linguistique et aspect philosophique. Au point de vue linguistique, nous avons vu que l’expression a un sens : le locuteur l’utilise pour mettre l’emphase sur l’adjectif « bèl », faire l’éloge de tout ce qui est « bon/bèl ». Mais philosophiquement, l’expression est non pas insensée, mais vide de sens : elle fait montre les propriétés du langage et la structure logique du monde, au sens de Wittgenstein. En fait, elle est une simple tautologie. Cependant, si le langage permet de décrire la réalité, tel que fait par les locuteurs haïtiens via le lexème « bèl », ne peut-il pas permettre aussi, avec le même lexème, d’agir sur la réalité ? Là encore Wittgenstein interviendrait. Mais croyez-moi, ce serait un second Wittgenstein !

 

Francklyn Dorcé

Mémorand en linguistique (domaine : philosophie du langage) (FLA/UEH).

e-mail : phi.dorsay11@gmail.com

 

Références citées

CHAPMAN, S. ([2000] 2003), Philosophy for Linguists: an introduction, London, Taylor & Francis e-Library.

DORCÉ, F. (2021), « Analyse sociolinguistique de ‘Pouki n te marye’ (K-dilak ft Bedjine) », Le National, 21 janvier 2021.

GLAUDE, H. et ZRIBI-HERTZ, A. (2006), « Catégories et positions : la construction à prédicat rédupliqué en haïtien », GRGC, ACLC, Journée d’étude su les grammaires créoles, 6 avril 2007, Paris 8.

KANT, E. (1987), Critique de la raison pure, Paris, PUF, 2e Ed.

REFES, A. (2018), « Transcatégorisation : transfert catégoriel à l’échelle de toutes les catégories grammaticales », Synergies Algérie, No 26, pp. 13-25.

WITTGENSTEIN, L. (1922), Tractus Logico-philosophicus, trad. fr. de Gilles-Gaston Granger, Paris, Gallimard, 1993.

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