La Métamorphose

La nuit avait chaussé ses derniers sabots d’ombre, pour laisser finalement éclore les premiers rayons, le matin sur la ville. Les petits commerçants, la marchande de café et d’acassan* notamment, les petites boutiques de provisions alimentaires du quartier, les portefaix, les motocyclistes, et autres, ont été les premiers -avec les étals et les engins- à occuper les trottoirs et la chaussée… Depuis que le désespoir a pris, le devoir d’exister, de cours. Lui a assené cette clé d’étranglement. Depuis que la misère et le précaire ont élu domicile ici. Depuis que vivre est tristement devenu un souffre-douleur dans l’île.

Un écran de fumée montait encore lentement des immondices encore trempées de l’averse de mardi. Brûlées. Une odeur âcre flottait dans l’air frais du matin et agressait les narines des badauds et des passants. Ce jeudi étendait ses bras ensoleillés sous le ciel. Les rues animées se gonflaient à mesure de monde. Où se trouva-t-il cet amas de têtes, de formes et de couleurs qui, comme une colonie de fourmis folles, gagnaient peu à peu les rues ? La chorale des rafales des gangs a beau imposé la désolation, le sang, la mort dans la ville. Les petites gens ont beau fui pour réchapper de la terreur quotidienne. Mais elles reviennent comme un pied de nez au malheur, au premier accès au calme, même provisoire. Mais cet accès au malheur, la ville l’a connu depuis que les politiques couplés aux narcos de l’élite ont imposé la mort et la fuite ici. La seule option qu’il est resté : crever ou partir ! « Un jour, le réel viendra nous apprendre si on était du bon ou du mauvais côté de la plaque », déclare Bertrand. Ce début de journée coulait pourtant calme sur la ville.

***                                    

Il la retrouvait à l’angle des rues qui conduit vers la petite église paroissiale. Elle l’avait remarqué et d’un signe de la main, il s’était rapproché d’elle. Cela fait deux semaines, depuis qu’ils s’étaient rencontrés. Ils se sont parlé et ont échangé bien de mots. Le coup réussi. Et le courant a passé entre eux. Ce matin, le jeune homme lui avait informé de son vœu de l’accompagner jusque chez elle. La jeune femme lui avait déclaré que c’est nul d’importance. Mais il insista. Ils marchèrent une bonne quinzaine (de minutes). Puis les deux tournèrent par le carrefour qui mène à la ruelle Dieubéni. Cette artère formait un long cordon ombilical de sable et de gravats qui s’enfonçait jusqu’au côté sud de la colline. Aux abords de la voie, quelques champs laissés en jachère, plus loin, des maisons modestes et quelques petites cases, et des terrains vides.

***                                  

La ruelle portait nos pas.  Ce matin, c’est une évidence, la ruelle était tranquille. Nul bruit ne venait troubler ce silence que ne rompaient provisoirement que les tapages de nos chaussures sur le sol sablonneux. Nous poussons alors depuis quelques bonnes minutes sur le chemin qui la ramène dans la petite baraque de la Rue Dieubéni. Le lieu atteint. C’était pour la première fois que je l’accompagnais. Notre amitié était jeune comme est pur l’éclat du matin. La clôture, des halliers de cactus. Au fond de la grande cour clairsemée d’arbres dont quelques-uns paraissent centenaires, une case occupait la place centrale. Une vieille femme, le dos voûté, sortait par la petite porte. Elle m’a dit que c’était sa grand-mère. Celle-ci l’élevait seule depuis la mort de la mère. Je suivais d’un œil distrait ses quelques phrases qu’elle glissait à petit jet aux tuyaux de mes tympans. J’admirais mieux la silhouette de son corps m’accrochant la vue depuis ce matin sur la ville au ciel poudré de nuages blancs. La tête ailleurs, je me laissais perdre dans le rêve que pouvait porter ce corps, son corps. Je me prenais à deviner ce qu’il pouvait bien cacher sous son bermuda vert et ce bustier orange.

***

Cultiver l’expérience ne se résume aucune manière en une perte. Mais plutôt donner du grain à moudre à son originalité, à son authenticité. Veux, veux pas, l’expérience éclaire. Ça peut aider quelqu’un à mieux tirer son épingle du jeu corsé de ce monde qui jette à soi, tels les rets indéfinis d’une labyrinthe. Il est de même de la culture de prudence qui ne consiste en rien dans un déni de l’aventure. L’ignorance pourrait bien être fatale à la naïveté qui prend le monde et ses artifices pour du pain béni.

***

Un vol de corbeaux trouait le ciel sous les charmes lumineux de ce début d’après-midi. La colonie sombre voguait vers l’ouest. Les cris stridents essaimés en cascades. Ces cris entonnés créèrent un début d’animation dans l’atmosphère paisible qui coule sous les arbres.

***                                

Elle m’avait pris la main et je l’ai suivie sous l’un des figuiers de la cour. On s’est assis à l’ombre. Le souffle léger du vent venait caresser nos visages perlés de gouttes. De sueur. Elle me jetait par occasion un de ces regards à faire tomber les murailles. Ses yeux roulaient un feu où le désir éclate et brille. Ils ne sont que rares les cœurs qui ne se laissèrent brûler par les marrons. Nos rétines semblaient communiquer par les éclairs qu’ils se renvoyaient l’une à l’autre. L’atmosphère éclaircie du début de l’après-midi coulait comme une rivière tranquille. La vieille dame reposait à l’ombre d’un grand arbre dont les longues branches touffues étendaient leur feuillage sur une partie de la grande cour couverte de plantules et de jardins.

***

Les deux jeunes écoulèrent une bonne heure. Que disaient-ils, que partageaient-ils dans la fuite de ces soixante secondes ? Ils ne parvinrent que des chuchotements que l’air frais étouffa. Mais le cœur paraissait heureux. Et les visages défaits de tous les plis, de tous les soucis du monde. Elle, les yeux assurés. Lui, l’espérance comme une voile gonflée s’éloignant à l’horizon.

***                                     

Attendre ne suffisait plus lorsque nous avions pénétré à l’intérieur de la petite chambre. La fenêtre ouverte sur la façade sud. Une odeur fraîche entrait par ce trou béant, ouvert sur la verdure du paysage. Elle s’appuyait sur les rebords du lit. Défaits ses locks. Ses seins bruns, deux jolies petites tours bien rondes dont les bouts noircis me rappellent des phares. Le triangle ovale ne démentit guère la silhouette ou les contours que je dessinai dans ma tête de jeune homme, friand de matinées de fraîche rosée, de poème qui exulte et parfume le corps bien potelé des femmes. La bouche pleine de rires sourds, le cœur haletant, le corps fendu sous l’espérance et les désirs. La tête folle, les yeux trop purs. Je retourne lentement sur mes pas. La porte donnant sur la chambre était béante. Je me déplace afin de la tirer sur moi. Et la fermer. Tourner la serrure. Ce début de l’après-midi, dans ma tête, paraissait trop beau. Au moment de me retourner vers elle... un crotale, un gros serpent tortilla sur le lit. Le reptile glissait lentement sur le drap pointant son museau vers l’homme trop heureux que moi je fus. Le temps de déverrouiller la porte, je suis venu de sortir d’un long sommeil lourd de frayeur, de sueur froide, de spasmes. Les yeux frottés devant le jour. Je reviens d’une nuit cauchemardesque, d’un rêve macabre.

 

*acassan : bouillie de maïs

James Stanley Jean-Simon

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

0 COMMENTAIRES