Félix Morisseau-Leroy, géant de la littérature haïtienne et pionnier de l’officialisation du créole en Haïti

À la veille du 111e anniversaire de la naissance de Félix-Morisseau-Leroy, il est intéressant de rappeler cet auteur, qu’on a tendance à oublier, au souvenir de nos compatriotes. Félix-Morisseau-Leroy nous a laissé une œuvre bilingue remarquable dont le poids lui vaut d’être considéré comme l’une des plus prestigieuses figures de la littérature haïtienne et le titre de pionnier de l’officialisation du créole en Haïti.

Le texte qui suit développe les étapes de la vie de ce géant et l’envergure de sa production et de son combat à la fois littéraire et politique

 

La vie de Morisseau-Leroy

Natif du Sud-Est, plus précisément de Grand-Gosier, Félix Morisseau-Leroy (13 mars 1912 - 5 septembre 1998) est l’une des figures les plus célèbres de l’intelligentsia de la seconde moitié du 20e siècle. Il avait entrepris des études à partir de 1940 à l’Université de Columbia à New York où il s’était spécialisé dans les sciences de l’éducation après des études de droit en Haïti qu’il avait terminées très tôt, en 1934 à l’âge de 22 ans. 

Il avait éprouvé très tôt une passion pour la lecture et l’écriture. A preuve, il avait publié à l’âge de 14 ans son premier texte qui était une lettre d’appui à Jacques Roumain, puis en 1929 son premier poème en langue française : Debout les jeunes.  

Il a continué à écrire tout le long de sa vie et, par l’ampleur et la qualité de son œuvre, il est sans conteste un auteur d’une importance capitale surtout dans les domaines de la poésie, du conte, de la nouvelle, du roman, du théâtre et du journalisme sans publier qu’il était un grand traducteur entre l’anglais et le français.

Félix Morisseau-Leroy s’était illustré dans le domaine de la politique comme un opposant à la dictature de François Duvalier, en même temps qu’il était un enseignant de grande renommée et un des responsables les plus valeureux du système éducatif haïtien avec le titre de « directeur des services de l’Instruction publique au ministère de l’Éducation nationale ».

Félix Morisseau-Leroy fut l’une des premières victimes de la dictature féroce de François Duvalier au début des années 1960. Il n’eut la vie sauve que grâce à ses nombreuses relations politiques. On raconte que Duvalier qui a été longtemps son condisciple et ami, mais qui n’avait pas apprécié ses prises de position politique, notamment ses critiques envers son pouvoir, l’avait fait escorter par des militaires à l’aéroport le jour de son départ pour Paris.

Son apport le plus conséquent à l’aube de sa carrière a été la lutte qu’il avait entreprise en faveur de la langue créole qui est devenue en 1961 sous le régime de François Duvalier la seconde langue officielle du pays. En effet, il n’avait jamais cessé de militer pour l’intégration des Haïtiens de l’arrière-pays avec l’idée que l’utilisation du créole à tous les échelons pouvait être un moyen d’unir le pays et de contribuer à la justice sociale.

Ceux qui le connaissaient étaient unanimes à reconnaitre qu’au cours des années 1950 et 1960 il s’était attaché à sensibiliser « ses concitoyens à l’importance de la langue créole dans la culture de chacun comme patrimoine historique à préserver et à revendiquer ». Cet éminent professeur de littérature avait favorisé « le mouvement pour stimuler l’utilisation du « kreyòl » et établir sa légitimité dans la littérature et la culture d’Haïti ».

Pendant son exil à Paris, il avait eu l’occasion de rencontrer de grandes pointures de la littérature afro-antillaise, des piliers dans le mouvement de la négritude comme Aimé Césaire et Léopold Senghor. On sait que ces derniers l’avaient fortement encouragé à aller offrir le pain de l’instruction en Afrique à une époque où les gouvernements des pays de ce continent s’étaient engagés dans le lancement d’une politique massive d’éducation de leur population. D’où son départ peu de temps après son arrivée en France pour le Ghana où il avait repris l’enseignement de la littérature et du théâtre tout en dirigeant le Théâtre national de ce pays entre 1961 et 1967, grâce à sa connaissance de l’anglais qu’il avait appris à fond lors de ses études à l’Université de Columbia.

Puis, il était parti au Sénégal, toujours pour travailler comme enseignant jusqu’à la fin des années 1970 où il avait rencontré d’autres Haïtiens en exil comme Jean Brierre, Gérard Chenet et Roger Dorsainville, également de grandes figures de la littérature haïtienne.

En 1981, Félix Morisseau-Leroy avait quitté le continent africain pour s’établir définitivement en Floride. Il avait alors opéré surtout dans le quartier de Little Haiti de Miami comme professeur de créole et de littérature, se mettant au service des migrants haïtiens et de leurs descendants en même temps qu’il alimentait régulièrement une rubrique hebdomadaire dans le journal Haïti en Marche.

 

L’œuvre de Félix Morisseau-Leroy

L’œuvre de Félix Morisseau-Leroy est immense, entre 1929, la date à laquelle il avait publié sa Lettre d’appui à Jacques Roumain et 1996 où avait été éditée sa dernière grande production : Les Djon d’Haïti Tonma chez l’Harmattan.

Les premières œuvres de ce créolophone consommé et écrivain engagé étaient écrites en langue française : Plénitudes (1940), Le destin des Caraïbes (1941), Récolte (1946) et Natif-Natal (1946). Il avait publié également, en collaboration avec Jean-François Brierre et Roussan Camille, Gerbe pour deux amis (1945).

À partir de 1953, Félix Morisseau-Leroy avait viré sa cuti, se dédiant quasi définitivement au créole avec Dyakout-1 (1953), Antigòn (1954), Diakout-2 (1971), Jaden kreyol 9 (1977), Kamamansa (1977). Roua Kreyon (1980), Ravinodyab (1982) également traduit en français, Vilbonè (1982), puis Diakout-1, 2, 3 (1983), Teyat kreyòl (1997).

L’une de ses œuvres les plus originales est Antigòn qui était loin d’être l’imitation servile de la pièce de Sophocle. « Car pour lui, écrire est une manière de communiquer avec la majorité des Haïtiens, ségrégués, puisqu’ils viennent de la paysannerie et surtout parce qu’ils sont unilingues créoles. Écrire en créole pour lui est un manifeste politique afin que tous les Haïtiens participent de l’avenir de leur pays » Rodney Saint-Eloi (juillet 2017).

L’auteur de la pièce éponyme de Sophocle ne s’était pas livré à une imitation superficielle d’un modèle venu d’ailleurs et noyé dans l’illusion pseudo-universelle. Il s’était appuyé comme Jean Anouilh avait fait en 1944 sur sa totale liberté de création sans céder ni au mimétisme ni à la connivence béate. Tout en reprenant les aspects essentiels de l’original, il n’avait pas hésité « à le retoucher et même à le retourner, voire même le détourner pour en extraire un précipité haïtien » selon Marie-Denise Alfred Shelton. Au contraire, pour Félix Morisseau-Leroy, l’histoire d’Antigone et de ses deux frères, écrite plus de quatre siècles avant l’ère chrétienne, est un mythe primordial qui appartient à tout le monde et donc aussi à l’Haïtien.

Félix Morisseau-Leroy était caractérisé par un sens élevé de l’humour comme en témoigne son poème célèbre : Pa pran pòtre m, touris, publié dans son recueil Dyakout (1953)

« Touris, pa pran pòtre m
Pa pran pòtre m, touris
M twò lèd
M twò sal
M twò mèg
Pa pran pòtre m, blan
Misye Eastman p ap kontan
M twò lèd
Kodak ou a va kase
M twò sal
M twò nwa
Blan parèy ou p ap kontan
M twò lèd
M a pete kodak la
Pa pran pòtre m, touris
Kite m trankil, blan
Pa pran pòtre bourik mwen
Touris, pa pran pòtre kay la
Kay mwen, se kay pay
Pa pran pòtre joupa m
Joupa m, se kay tè
Kay la tou kraze
Ale tire pòtre Palè
Ale tire pòtre Bisantnè
Pa pran pòtre jaden m
M pa gen charèt*
M pa gen machin
M pa gen traktè
Pa pran pòtre pye bwa m
Touris, m pye atè
Rad mwen tou chire
Malè nèg, pa gade blan
Men, touris, gade cheve m
Kodak ou pa abitye ak koulè m
Kwafè w pa abitye ak cheve m
Touris, pa pran pòtre m
Ou p ap konprann anyen
Nan zafè m, touris
Give me five cents
Epi, al fè chimen w touris ! »

Un autre extrait intéressant que nous avons tenu à publier dans ce texte provient du conte en vers Natif-natal qui a été publié par les Éditions haïtiennes en 1946 avant sa décision d’écrire surtout en créole.

« or en l’an 1985 il y aura
dans un village d’Haïti situé
près de la mer et des collines
une fillette inquiète appelée Mélanie
elle souffrira voyagera
reviendra
deviendra
la poétesse
la prêtresse
bien-aimée de son peuple
et puis à la fin sans légèreté
ni fierté
contera ceci
on n’a jamais rien tant aimé que cette mer
que cette plage que ce sable
que cette source froide
et cette multitude
d’amis égaux
rien autant que la maison natale
que le cimetière
on n’a jamais rien tant aimé que la mer
elle répète la même insulte
le même défi jusque sous les fenêtres
des mourants et des bébés
quand la pluie enveloppe les villages
du plus grand des éperviers
tu retiens ton souffle
rien n’est alors plus insupportable
pour nos populations
que ton silence
pour peur que dans l’ouragan sifflent les noms des camarades
nous voici devant toi
adolescents
surgis de la légende où l’on tranche la tête du soleil
tenu par les cheveux d’azur
rien autant que cet arbre marin
que la montagne coupée droite
avec quelle patience
par  tes dents de sel mais
rien autant que cette pierre fidèle
au point de n’avoir pas attiré sur soi le tonnerre
pour le seul plaisir d’être témoin
de ce retour et sans avoir espéré cette joie
dont on va crier tout à l’heure
(…)
jetez de l’eau ma fille
jetez de l’eau trois fois
au pas des portes
pour tous tes ancêtres insulté.. »

Il est dommage que Félix Morisseau-Leroy soit un écrivain quelque peu méconnu du milieu haïtien qui évoque plus souvent les noms d’Etzer Vilaire, d’Oswald Durand, de Jacques Roumain et de Jacques Stephen Alexis. On peut dire que le peu d’hommages qui lui ont été rendus ne sont pas à la hauteur de l’immensité et de l’envergure de son œuvre. De plus, de son vivant, il n’avait reçu qu’un seul prix, le Prix Carbet de la Caraïbe qui lui a été décerné en 1996, soit deux ans avant sa disparition. On sait que quelques-unes de ses productions ont été traduites dans plusieurs langues étrangères et qu’une rue de Little Haiti porte son nom dans l’aire métropolitaine de Miami. Comme avait dit Claude Pierre dans l’article publié à l’ occasion du centenaire de sa naissance, « il est grand temps que le nom de ce centenaire d’exception figure également à Grand-Gosier où il est né le 12 mars 1912, comme dans la capitale de ce pays pour lequel il s’est donné plume et âme »

 

Jean SAINT-VIL

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