Peinture d’un fascisme tropical

Les Haïtiens qui réclament à cor et à cri sur les réseaux sociaux le retour à un duvaliérisme intégral, mais qui ne l’ont pas vécu ni connu ses affres, doivent lire d’urgence l’ouvrage de Gérard Aubourg intitulé « Le fascisme mystique du docteur François Duvalier en Haïti » (Éditions Cidihca France).

Son bréviaire antiduvaliériste raconté avec brio est un tableau au vitriol de ce régime dictatorial. Il nous montre comment l’installation du docteur François Duvalier à la première magistrature suprême à la fin des années 50 a fait basculer la société dans l’horreur. L’auteur en prend pour preuve parmi d’autres sa propre école - le Lycée Pétion - où rien n’était plus comme avant. C’est, pour lui, le plongeon vertigineux dans un quotidien sans vie, lugubre, où l’esprit fasciste travestissait tout ce qui était sacré en Haïti. Tout devenait banal, y compris la vie. « Ainsi, le lycée était devenu « un enjeu politique ». On voyait des armes partout. Des individus, à mines patibulaires, mitraillettes au poing, « pied cochon » revolver à la ceinture, pénétraient jusque dans les salles de classe pour introduire « des fils du peuple ». C’était vrai, de « vrais fils du peuple. » Mais le niveau ne correspondait pas. L’atmosphère avait changé. Ce n’était plus le temps longtemps ».

 

Pour l’avoir vécu dans sa chair, l’Haïtien sait de quoi il parle. Par souci de pédagogie et de communication efficiente, Gérard Aubourg présente au premier chapitre le contexte socio-politique qui a accouché ce monstre. Chaque page est une révélation sociologique où l’écrivain qui se fait historien dresse des portraits des victimes du régime dont le seul tort était de s’être dressés contre l’ogre fasciste made in Haïti. Parmi elles, les amis de l’Union nationale des étudiants haïtiens qui ont osé défier le nouveau pouvoir. Ces syndicalistes font partie de cette génération de 1940 à laquelle appartenait aussi son ami d’enfance Émile Ollivier, grand romancier devenu plus tard à Montréal l’un des auteurs du fameux essai « Repenser Haïti ». Militant au sein du Parti d’entente populaire créé par Jacques Stephen Alexis en octobre 1959, le romancier a connu les geôles putrides duvaliéristes et il y avait échappé de justesse. Gérard Aubourg se souvient aussi d’autres compagnons de lutte - une trentaine – qui furent des amis, des lycéens ou des collégiens. Il se rappelle aussi Marcel Gilbert, professeur de philosophie au Lycée Pétion, révoqué par Duvalier et jeté en prison, à Fort-Dimanche. On trouve dans l’ouvrage un portrait généreux et émouvant de chacun d’eux.

 

Ce mémorialiste s’est ainsi donné pour projet d’éclairer des pans entiers de nos mémoires endormis dans les limbes d’un système impitoyable. Il raconte avec avec luxe détails la machine à broyer duvaliériste. Pour ce faire, il utilise des matériaux historiques, sociologues et géopolitiques pour décortiquer ce régime inique et ses conséquences sur cette génération des années 60. Avec méthode et pédagogie, l’homme dresse un état des lieux qui commence à partir de 1960, soit trois ans après l’arrivée de cet inconnu qui ne tarda pas à mettre sur pied une épouvantable dictature.

 

Une œuvre utile

Aubourg a réussi avec brio à résumer les trente années de la dictature héréditaire à partir d’expériences personnelles, mais aussi à l’aide de révélations et d’éléments tirés d’ouvrages historiques. Dans un pays où les citoyens sont frappés d’amnésie, le compatriote fait œuvre utile non seulement en traitant ce sujet, mais aussi en fournissant assez d’éléments pour comprendre cette idéologie fasciste prônée et imposée par le docteur Duvalier.

 

Pédagogue dans sa démarche, Aubourg déploie grâce à son époustouflante érudition un réquisitoire complet contre la dictature héréditaire de 1957 à 1987. Une magistrale démonstration de ce fascisme haïtien que papa Doc et ses tontons macoutes ont installé en terre haïtienne. Un régime caractérisé par une répression la plus sauvage au cours de laquelle certains hommes ont perdu leur dignité dans le fracas de la violence dictatoriale qu’exerçaient Duvalier et ses partisans les plus zélés.

 

Le témoin a aussi abordé l’habilité du dictateur François Duvalier à exploiter les enjeux géopolitiques de la guerre froide pour associer son pouvoir, marchandant constamment avec le grand voisin pour asseoir son pouvoir. Le perfide Président fera preuve d’un incroyable cynisme en inventant des machinations soi-disant perpétrées par des communistes afin d’éliminer ses adversaires politiques. Ce n’est que l’un d’une multitude d’exemples de ce fascisme tropical dont beaucoup d’Haïtiens ont fait les frais. Ils n’étaient pas rares ceux qui laissèrent leur peau à Fort-Dimanche dont le frère de l’historiographe même.

 

Avant, c’était un monde fait d’insouciance avant le basculement vers un fascisme tropical dont le petit médecin de campagne détient toutes les recettes pour le faire fleurir sous le ciel d’Haïti avec les résultats que l’on sait. Le duvaliérisme sanguinolent ouvrit la vanne de la mauvaise gouvernance, car depuis, comme par une espèce de malédictions, nous passons d’un régime à l’autre sans qu’aucun projet de société viable n’émerge. D’une génération à l’autre, dans le champ de ruine haïtien, rien n’a changé fondamentalement depuis ce fameux 22 octobre 1957, jour qu’Aubourg considère comme « une date fatidique », car ce fut « le basculement dans l’horreur, la saleté mentale, la vilenie, le crime et toute la putréfaction que ces politiciens traînent sur leur passage ».

 

Pour expliquer l’arrivée de Duvalier au pouvoir et la terreur qu’il a exercée, le sociologue choisit des cas d’études qui nous plongent dans le ventre de la bête. Avec un style direct, sans fioritures, mais ô combien imagé, il déroule l’histoire du duvaliérisme et chaque page contient des faisceaux d’informations qui éclaireront ensuite ses analyses.

 

Sa démonstration s’arc-boute sur des références diverses pour fournir des éléments susceptibles de faire comprendre les ressorts incantatoires de ce fascisme qui rime avec négation des droits de l’homme. L’invention des Tontons-macoutes n’était en rien une improvisation : c’était un plan bien conçu en vue de la répression totale de ses opposants. Ces épisodes de notre vie nationale dévoilent, preuves à l’appui, le projet que nourrissait Duvalier d’instaurer une société de citoyens soumis, lui obéissant de manière inconditionnelle. D’où le recours à cette brutalité inouïe dont Fort-Dimanche est l’un des symboles les plus achevés de cette dictature héréditaire.

 

À l’heure où le pays est englué dans des crises politiques sans fin, cet ouvrage tombe à point nommé. C’est une mise en garde parce qu’il montre comment un pays peut passer d’une démocratie de basse intensité à un fascisme intégral qui s’incruste pour longtemps dans le corps social. La longue transition commencée au lendemain de 1987 n’a pas encore abouti : elle continue sa course folle vers une dislocation généralisée de la société haïtienne avec désormais les gangs comme seuls corps constitués et organisés. Après un tel cyclone que constitue le duvaliérisme et l’anarchie qui lui a succédé, la société haïtienne a du mal s’en sortir, sauf miracle, un phénomène inexistant en sciences sociales. L’histoire montre qu’on récolte toujours ce qu’on a semé. En tout cas, ce récit fantastique et envoûtant d’une génération en proie à une sanglante dictature, qui ne faisait pas de quartier, ne peut que convaincre les Haïtiens que pareil système ne devrait plus avoir droit de cité en Haïti.

 

Maguet Delva

 

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