Compère général Soleil : le tiraillement d’un apprenti communiste

Quel remède au grand goût ? Aux milles pincements qui assaillent l’estomac d’un nègre dans la nuit noire de Port-au-Prince ? Que doit-il faire quand de l’autre côté de la ville, ça ronfle le ventre lourd alors que lui se retourne sans cesse pour berner la faim ? Combien de temps les voix de la conscience, de l’honneur tiendront-elles ? Eh bien, voici Hilarion dans les rues, dans la nuit, à la recherche de la vie : « Gens de bien, gens comme il faut, bons chrétiens qui mangez cinq fois par jour, fermez vos portes : il y a un homme qui a grand goût, fermez-vous dis-je, mettez le cadenas, un homme qui a grand goût, une bête est dehors ! » (C.G.S, P 13). Nous voilà chez Jacques Stephen Alexis, célèbre intellectuel haïtien incontournable même plus de 50 ans après sa mort, grâce à sa grande implication dans la politique de son pays, mais aussi à son œuvre écrite très riche : Les arbres musiciens, Romancero aux étoiles, l’Espace d’un cillement…, notamment son premier roman intitulé Compère général Soleil, considéré comme un chef-d’œuvre. Publiée en 1955 aux éditions Gallimard, l’œuvre a été rééditée plusieurs fois depuis. La toute récente édition sur laquelle s’appuie notre lecture, est de C3 Éditions, contenant 250 pages, se divisant en un prologue suivi de 4 parties, portant l’histoire d’une perpétuelle hésitation, des doutes d’un homme apprenti communiste.

L’homme; un nègre, Hilarion Hilarius, qui aurait pu être tous les autres nègres d’Haïti, cette masse noire mise à l’écart par les élites du pays. Cette masse grande comme un gaillard, avec de grands orteils, un corps musclé, qui ne sait pas lire, ignore son histoire et a faim. Hilarion vole pour calmer cette faim, se fait arrêter et passe un mois en prison. Un mois où il rencontre un sauveur, le communiste Pierre Roumel, qui comme lorsqu’on tend la main à quelqu’un dans un fossé, tend des mots d’espoir à Hilarion « Aie confiance en toi. » Et lui insuffle l’âme du communisme. Sa vie ne sera plus la même. Il apprendra à se questionner sur sa place, de celle de l’homme noir face à une bourgeoisie qui l’exploite. Jamais, il ne cessera de se questionner, plus encore, il hésitera toujours.

Jacques Stephen Alexis fait d’Hilarion, un objet d’art travaillé sans cesse dans le but d’un apprentissage du communisme. La graine est semée par Roumel. Que veut dire communiste, lui demande Hilarion ?  Roumel lui dira : «  […]  qu’on respecte celui qui travaille.  Qu’on lui donne de quoi vivre avec sa famille.  Qu’on lui garantisse du travail... » (CGS P 68) .  Cet enseignement d’Hilarion se fait  par un questionnement infini du nègre.  Il y a une constante interrogation d’Hilarion, celle-ci couvre une hésitation que l’on retrouvera tout au cours de l’œuvre, faisant état d’une situation duelle. Le roman est une pièce à conviction du tiraillement qui déchire le nègre. Tiraillement entre le merveilleux, la religion et la science, le raisonnable : Voir la science le guérir d’une maladie classée dans l’ordre du surnaturel. Tiraillement entre l’espoir de jours meilleurs et le drame qui survient toujours comme une mesure qui se bat. Le drame qui se fera éclipser par le soleil des beaux jours,  mais reviendra. Et un cycle qui nait. Qui gagnera, le jour ou la nuit ? Tiraillement entre ce besoin de parler du nègre, de trouver sa place, de l’occuper et cette peur d’être bête, de ne pas obtenir cette place, de n’être rien. Tiraillement entre partir ou rester dans son pays. Josaphat qui s’en va malgré lui. Hilarion qui devra aussi partir. Tiraillement qui ne prendra fin qu’à la fin du roman. Là, Hilarion saura, il affirmera son communisme. «Maintenant, tu sais comme moi ce qu’il y a dans le ventre de la misère […] ce qui fait que toutes les merveilles que donne notre terre ne sont pas aux nègres et aux négresses comme nous […] Tu diras à Jean Michel que j’ai vu le clair jour […] de bien suivre la route qu’il voulait me montrer, il faut suivre ce soleil-là. » (CGS P 350) Quand la fin survient, elle apporte des questions :  est-ce après avoir tout perdu que l’on comprend vraiment l’essentiel ? Est-ce devant l’ultime drame que tout devient clair ? Que l’on regrette le choix qu’on aurait dû faire ? D’être communiste comme tous ses amis, de l’armée du Soleil, ce général de tous les nègres, qui ne les lâche jamais ?

Ce tiraillement d’Hilarion, par lequel passe son apprentissage du communisme, est encadré d’un réseau de relations entre le personnage principal et les autres. On peut y voir la force de la rencontre, comment celle-ci peut changer un homme, la beauté de l’amitié ou de l’amour. Autour du nègre se rassembleront des personnages qui lui tiendront la main tout au long du récit, le transformeront, participeront à son évolution, seront comme des guides au cœur de son questionnement; Pierre Roumel, Jean Michel, Domenica Beltances, Santa Cruz, Claire-Heureuse, véritable négresse avec qui il connaitra l’amour paré de tous ses habits. Le réseau de relations qui se met en place se base sur des rapports de partage, de soutien, d’apprentissage, en passant par des interactions. Soit que Roumel et ses amis tirent Hilarion vers le haut, le poussent à se questionner, soit que Claire-Heureuse constitue un socle sur lequel il s’appuie. Chaque rencontre semble être une page d’un manuel mis à la disposition du nègre.

Une plume racontant le jour, la nuit, toujours dans cette perspective du tiraillement. Jacques Stephen Alexis se sert d’une plume à encre poétique pour raconter le drame d’Hilarion. L’on est délicieusement servi si on est un amoureux des belles tournures que peuvent les mots. De belles descriptions qui passent par des figures de style : la métaphore « la misère est une femme folle. Port-au-Prince,  la nuit est une belle fille, une fille couverte de bijoux électriques,  de fleurs de feu qui brûlent… », la personnification « En Haïti,  tous les tambours parlent la nuit. » Il y a une continuelle correspondance entre une poésie riche et une narration qui se déploie; la densité poétique ne tue pas l’histoire racontée. L’homme sait tout dire : les rencontres, l’espoir, le drame, la misère, l’amour, le tiraillement, le nègre, le contraste, le feu, le soleil, l’inondation, cette balle qui renverse Paco Torres, celle qui attrape Hilarion. Cet Hommage au Soleil, Compère général. Il enveloppe le roman dans une beauté qui charme, fait sourire, attendrit ou fait pleurer par une plume incisive et généreuse. 

Compère général Soleil continue de nous parler aujourd’hui. Plus encore est ce fossé entre les gens de bien et ceux de la masse. Plus encore, le nègre n’a pas sa place dans son pays. Plus encore, il est forcé à le quitter. Cette situation duelle persiste. Pourquoi lire l’œuvre aujourd’hui ? Pour nous reconnaitre. Pour la beauté et la richesse intarissable de ses mots. Pour nous regarder, car comme dit Stendhal, le roman est un miroir qui se traine sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Ce roman est un miroir. Mais il ne s’agira pas seulement de se regarder. Il est peut-être temps de se regarder pour changer ce que le miroir montre de mauvais.

 

Dorvensca Machla Isaac

 

Notes

Dorvensca Machla ISAAC, 21 ans et originaire de Petit-Goâve, a remporté le deuxième prix avec un texte sur Compère général Soleil de Jacques Stephen Alexis, du concours de critique organisé par le ministère de la Culture et de la Communication (MCC) dans le cadre de l’Année de la Belle amour humaine. Les participants, âgés de 18 à 25 ans, ont choisi un des 11 livres proposés par le MCC pour produire un article critique sur l’œuvre retenue.

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