La fictionnalisation du vécu : la part du réel dans le narratif

La fiction trouve son sens complet du fait qu’elle tire ses fondements dans l’imaginaire, les faits créés par notre imagination ou dans l’invention d’un territoire où la réalité ou le vécu est transfiguré/e, métamorphosé/e à la limite.

L’intrusion du réel dans le récit, notamment dans le roman, date généralement du XVIIIe siècle. Puisque, c’est au cours de cette période, nait le roman moderne. En d’autres termes, au cours de ce siècle, la fiction tient à se réconcilier avec la réalité contemporaine. Ainsi la fiction veut-elle « explorer et à mieux faire connaître l’homme et sa place qu’il tient ou devrait dans la société¹ » selon les mots de Romain Lancrey-Javal.

Comme ancrage : à travers la production des écrivains, la fiction cherche non seulement à s’intéresser à leurs contemporains, mais à approfondir également la connaissance de l’individu, à travers des récits brodés de quotidien. Mikhaïl Baktine, dans son essai « Esthétique et théorie du roman, 1978», développe une réflexion qui établit le roman, comme le « seul genre littéraire qui soit en contact avec la réalité.² » En d’autres termes, pour mieux comprendre Baktine, le roman puise ses matériaux dans les fonds inépuisables de la réalité.

Le processus enclenché au siècle précédent va se poursuivre au XIXe siècle où l’écrivain va se transformer en un « spécialiste du cœur humain et de l’étude sociale³ ». Pour mieux s’affranchir, le roman s’est attaqué « aux grands sujets historiques et la description des milieux aristocratiques⁴ » lesquels sont abandonnés au profit de la peinture de la vie ou de la réalité quotidienne. Pour les écrivains de l’époque ( i-e du XVIIIe siècle), la « vérité » doit se prévaloir dans la narration, celle-ci ne réside plus dans le récit de « l’ancienneté des faits », mais dans « la fidélité de la réalité décrite ».

La prise en compte des aspirations de la bourgeoisie modeste, mais instruite, véritable basketfund, ou bastion de lecteurs au 19e siècle, constitue un autre facteur non négligeable qui aide à mieux comprendre la place du vécu ou du réel dans le récit. Puisque « les lecteurs veulent qu’on s’intéresse tant à leur milieu et qu’à leurs existences ordinaires.[5] »

Si le réel demeure un fond inépuisable de vécu, un puits sans cesse renouvelé de quotidien, ou tout ce qui s’apparente à la vie, au vécu, aux mœurs et coutumes, aux idées d’un peuple, le vécu y trouve tout aussi sa place et partage un fond de connectivité avec le réel/ au réel. Et cela, en totale interaction, et vice versa.

La fiction trouve son sens complet du fait qu’elle tire ses fondements dans l’imaginaire, les faits créés par notre imagination ou dans l’invention d’un territoire où la réalité ou le vécu est transfiguré/e, métamorphosé/e à la limite. Roland Barthes a nommé ce processus - celui où le réel ou vécu se trouve transformé- par l’expression « effet du réel ». Ce processus peut-être également perçu comme « une certaine » illusion du réel », concept forgé par Roland Lancrey-Javal dans « Textes à l’œuvre » ( Hachette Éducation). Denis Diderot, pour écrire son roman « La Religieuse » a servi des lettres prétendument écrites par Suzanne Simonin, ex-religieuse à un ami de Diderot qui raconte les souffrances des religieuses sans vocation, trop souvent enfermées contre leur gré dans les couvents.

Les Cas des romans/ lodyans « La Famille des Pitite-Caille » et « Zoune chez sa ninnaine » [6] de Justin Lhérisson entre autre, transpirent une certaine actualité le vécu se trouve rattrapé par la réalité ( domesticité, kadejak, viol, violences électorales, mœurs politiques, etc.) et posent la problématique de la fictionnalisation du vécu. Le rapport entretenu entre la fiction et le vécu ? Dans quel cas le vécu se nourrit du fictif ?

Cette fictionnalisation - ce processus où le réel ou vécu se donne une perspective nouvelle brandnew - dans les récits autobiographiques ( roman autobiographique, journal intime) malgré les convenances dont s’embarrasse l’auteur, l’écrivain qui s’intéresse à « son propre destin, à ses sentiments personnels » ne se sent-il pas écartelé dans le projet de ne plus faire la fiction ? Jean-Jacques Rousseau, dans son autobiographie « Les Confessions » a posé le problème de la fidélité de la mémoire, en ces termes : « Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon ; et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire ». Cette idée tirée de l’œuvre de Rousseau souligne les difficultés auxquelles la narration s’attache pour demeurer fidèle au vécu. Là, la difficulté reste entière puisque les trous laissés dans la mémoire permettent de romancer le vécu, de le fictionnaliser !

Aussi mesure-t-on cette difficulté à la limite de « faire vrai » à 100 % sans se retrouver à pleine poignée dans la fiction, dans la fictionnalisation du vécu, par extenso vrai, du réel.

Deux récits inédits de l’auteur de cet article semblent fonder sur les mêmes procédés ou artifices de la fictionnalisation du réel. En fait, les deux récits rapportent des faits inventés, mais le vécu, le réel talonne pas à pas la fiction. Le vécu se trouve alors happé par le fictif. L’un des personnages de l’un des récits « Ti Nènèl » fait allusion à un certain caïd défunt, chef de gang de son état ( Anel Joseph de Village de Dieu). Des scènes rapportées semblent s’inspirer de la réalité et du vécu, mais elles se trouvent mêlées à la sauce de la fiction. Le critique littéraire haïtien Max Dominique, de son côté, a souligné, dans son essai « L’arme de la critique littéraire », la dichotomie du binôme : Roman-Poésie et a révélé les perspectives offertes par le roman en affirmant : «Là où le poème suggère et indique, et ne vise point à dégager de façon précise les voies du combat révolutionnaire - , le roman peut aller plus loin, analyser et ébranler»[7].

Mais le vécu ou le réel introduit dans les romans peut être décliné en plusieurs sous-éléments : réel historique, réel journalistique, etc., mais, au fur et à mesure que le vécu ou le réel prenne du poil de la bête et ceci intègre « un champ d’observation élargi. »

Gustave Flaubert, pour la rédaction de « Madame Bovary » s’est inspiré d’un fait divers et a cherché à être simple et à être vrai » [8].  Les grands romanciers de la première moitié du 19e siècle ont voulu notamment donner une image exacte de la réalité. Stendhal compare le roman « à un miroir qui se promène le long des chemins ». Balzac classe la plupart de sa production romanesque parmi des « Études de mœurs ». Nombreuses scènes et personnages de Madame Bovary sont « peints d’après nature » souligne Romain Lancrey-Javal. Flaubert n’affirme-t-il pas « Madame Bovary c’est moi ». En dépit de tout, le récit ne tend pas cependant en une totale restitution du réel.

Plus loin, Flaubert ne va pas par quatre chemins pour le faire savoir . Il a d’ailleurs déclaré qu’aucun modèle n’a posé devant lui. « Madame Bovary est de pure invention, poursuit-il. Tous les personnages du livre sont complètement imaginés » [9].

Ainsi le rapport du vécu à la fiction ne peut-il être saisi que dans le processus de l’insertion des personnages et scènes romanesques dans un univers familier ( cadre géographique et historique), tout en intégrant des faits de société familiers aux lecteurs ou aux contemporains. La fictionnalisation du vécu ou du réel : multiples sont les tentatives, aux auteurs de se lancer dans cette mer des possibles qui cherchent à retrouver le lecteur, le contemporain dans la retranscription d’un univers familier.

 

James Stanley Jean-Simon

Écrivain et critique littéraire

Président du C.E.L.A.H ( Centre d’études littéraires et artistiques haïtiennes)

 

Bibliographie 

¹, ³,⁴, 5) Lancrey-Javal, Romain, sous la direction de, «L’art du roman, le bovarysme», Des Textes à l’œuvre, Français Seconde, Hachette Éducation, Hachette Livre, 2000, p.144

 ²) Baktine, Mikhail, Esthétique et théorie du roman, 1978

[6] romans haïtiens de fin du XIXe siècle et du début XXe siècle

[7] Dominique, Max : Littérature engagée ou désengagement de la littérature, in Maintenant « Dossier Haiti, par delà Papa Doc». no 96. Mai 1970, Montréal.

[7] Dominique, Max : L’arme de la critique littéraire ; Littérature et idéologie en Haïti, Éditions CIDIHCA, 1988, Québec

[8, 9] Flaubert, Gustave, Lettre 18 mars 1857, in séquence 8, L’art du roman, le Bovarysme, p.144, Des Textes à l’œuvre, Hachette Éducation, Français 2de

Jean-Simon, James Stanley, À la frontière du littéraire : le fictif et le lyrique

Jean-Simon James Stanley, Réalisme ou Illusion du réel dans les romans de la Ronde, article publié au journal Le National

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