La taxe Bhagwati sur la fuite des cerveaux, un instrument pour l’atteinte des ODD et du codéveloppement

La taxe Bhagwati sur la fuite des cerveaux fait référence à une proposition de taxation spécifique avancée par l'économiste Jagdish Bhagwati depuis 1972 pour atténuer les effets négatifs de la fuite des cerveaux (Bhagwati & Dellalfar, 1973 ; Bhagwati, 1976). L'idée fondamentale de cette proposition fiscale consiste à générer des fonds au profit des pays d'origine à partir d’une imposition sur les travailleurs qualifiés des pays en développement qui émigrent vers les pays développés (Wilson, 2007). Cette proposition fiscale se situe en ligne droite par rapport aux mesures correctives que souhaitent apporter les politiques qui visent à freiner la fuite massive des cerveaux.

Selon l’agenda international du développement à l’horizon 2030 conclu par les Nations Unies, les pays développés s'engagent à atteindre les Objectifs de développement durable (ODD) sur leur propre territoire et à contribuer à la fourniture de biens publics mondiaux (ONU). Mais aussi, par solidarité internationale, les pays avancés ont pris l'engagement d'assister les pays défavorisés à atteindre les ODD suivant des partenariats établis (de Milly, 2016). Les dix-sept ODD forment un tout indivisible ventilé suivant un ensemble d’indicateurs de performance élaborés sous l’égide d’un groupe d’experts internationaux.

Tout en focalisant sur une trame écocentrique, les ODD portent sur la réduction des inégalités au niveau de la planète. Au prisme de la communauté internationale, cet accord mondial souhaite résoudre des problèmes intra et inter pays à l’échéance de 2030. Cependant, il manque le cachet contraignant des engagements pour concrétiser les vœux de la justice transnationale que la taxe Bhagwati aurait par exemple aidé à cerner.

Les cibles ainsi que le processus de mise en place et de suivi des indicateurs des ODD présentent des niveaux de complexité qui exigent un capital humain adéquat pour les exécuter et en mesurer l’évolution à travers le temps et l’espace. L’atteinte des objectifs requiert également une volonté politique locale ainsi que des compétences scientifiques avérées aptes à s’approprier des exigences de la gestion axée sur les résultats qui émanent des partenariats multilatéraux. Pourtant, dans un criant paradoxe, le malheur du Sud fait le bonheur du Nord.

Les sociétés industrialisées s’accorderaient à contribuer à améliorer les conditions de vies des sociétés les moins avancées tandis qu’ils les privent de leurs meilleures ressources humaines (Kapur & Mchale, 2005). Les politiques de migration sélective entraînent une pénurie de cadres compétents au sein des pays moins développés. Cet artifice d’exploitation subtile du capital humain hypothèque les velléités de l’éradication de la pauvreté et de la faim par le biais d’une meilleure gouvernance mondiale. En effet, plusieurs études confirment l’hypothèse plausible selon laquelle la trappe de sous-développement des pays les moins avancés est principalement due à leur déficit en capital humain (Stark & Wang, 2002 ; Lucas 1988 ; Schultz, 1960 ).

Prospérité partagée, un leurre ?

Tandis que le développement d’une nation en dehors de ressources humaines adéquates serait une utopie, le processus de l’exode de la matière grise du Sud pour accroître le stock de capital humain du Nord s’amplifie davantage au cours des récentes années (Docquier et al., 2007). Sans conteste, la migration joue un rôle crucial dans la mobilité économique et sociale. Toutefois, le caractère asymétrique des flux migratoires qualitatifs exclusivement à l’avantage des pays industrialisés devrait interpeller les décideurs économiques et politiques du globe qui disent poursuivre des agendas d’une prospérité partagée. Le vœu de la prospérité partagée demeure un leurre sans un capital humain mieux distribué.

La plaidoirie pour une meilleure redistribution de la richesse mondiale, sous forme de transfert de connaissance, de technologie et d’argent, souscrit aux vœux des plus nobles conventions internationales. Celles-ci prônent un écosystème mondial à préserver en des synergies et des efforts permanents vers la construction d’un village équitable. Pourtant, c’est depuis le début de la décennie 1990 que la Banque mondiale s’inquiétait de la crise irrésolue d’une perte considérable des ressources humaines des pays les moins avancés (World Bank-IBRD, 2002).

L’institution internationale posait la question encore de mise aujourd’hui : « Que peut-on faire pour arrêter l’hémorragie de la fuite des cerveaux ? Cet article examine la proposition de la taxe Bhagwati tout en éclairant sur des pistes de solutions à cette urgente préoccupation de la fuite massive des cerveaux qui ronge le développement endogène des pays les moins avancés.

 

Justice transnationale, le capital humain est aussi concerné

La justice transnationale désigne un cadre juridique qui traite des crimes - violations des droits de l'homme guerres, crimes contre l'humanité, génocide - qui transcendent les frontières nationales. Elle englobe des mécanismes de poursuite, de sanction, et de réparation qui impliquent plusieurs juridictions nationales et internationales. Si les crimes susmentionnés sont évidents, il en existe d’autres plus subtiles qui devraient préoccuper les démarches de la justice transnationale.  L’érosion massive de la matière grise, qui émane des politiques de migration sélective, en est un exemple patent.   

Avant sa diffusion à l’échelle planétaire, le concept « Brain drain » a été originellement utilisé pour désigner la fuite dramatique des ingénieurs et scientifiques britanniques vers les USA au début des années 1960 (Cañibano & Woolley, 2015). À travers le rajeunissement démographique qu’elle insuffle aux économies industrialisées, les ressources humaines qualifiées en provenance des pays en développement consolident et renouvellent la force de travail spécialisée au sein des pays du Nord (Docquier & Rapoport, 2012). À l’inverse, les inventaires font souvent état d’un déclin sociétal qui permet de déduire une baisse du niveau du capital humain moyen au sein des pays de départ.

À mesure que les mieux qualifiés reçoivent l’approbation de la résidence étrangère, le stock de capital humain des pays d’origine s’effrite davantage (Iravani, 2011). Face à une économie mondiale basée sur le savoir et des outils innovants pour garantir la croissance, les retombées de la fuite du capital humain sont amplement néfastes pour le pays d’origine (Brauner, 2010). La mouvance migratoire biaisée en faveur des sociétés déjà structurées éloigne l’humanité des vœux de la justice sociale transnationale émis dans l’agenda du projet de codéveloppement. Certains pays arrivent à mitiger les risques de l’érosion de leurs plus compétents en misant sur des politiques de retour garnies d’incitations économiques et sociales.

Même si la compensation est loin d’être suffisante, de nombreux pays asiatiques ont tout de même tiré profit de la migration de leurs talents à travers des politiques de transfert de l’expertise acquise à l’étranger (Cao, 2008 ; Zweig, 2006 ; Tharenou & Seet, 2014). D’un autre côté, la migration de la main d’œuvre qualifiée cause des dommages sévères aux pays de l’Afrique, de la région Caraïbe-Amérique latine ainsi qu’à des pays de l'Europe de l'Est et du Sud (Ackers, 2005).

Le phénomène du « brain drain » est perçu comme une grave injustice infligée « subrepticement » aux pays d’origine puisque leurs systèmes socioéconomiques en pâtissent amèrement (Docquier et al., 2007 ; Dickson, 2003 ; Wong & Yip, 1999). En conséquence, des mécanismes de rééquilibre seraient adaptés pour réparer le pays d’origine à travers un rehaussement du niveau socioéconomique.

Une taxe comme celle de Bhagwati sur les émigrants qualifiés insufflerait de nouvelle dynamique économique et démographique dans la mesure où elle aurait servi de ticket modérateur pour réduire l’intensité du déplacement de la compétence vers les pays occidentaux.

 

La fuite de cerveaux, non néfaste jusqu’à un certain seuil

Le raisonnement d’une taxation sur les migrants n’insinue pas que la migration serait illico une arme destructrice contre les pays moins avancés. Sous certaines conditions, la fuite de cerveaux peut également contribuer à améliorer les conditions de vies au sein des pays d’origine (Opiniano & Castro, 2006 ; Mountford, 1995). Par exemple, les pays combinant des niveaux de capital humain relativement bas et des taux d'émigration faibles connaissent une fuite de cerveaux bénéfique (Beine et al., 2008). Également, la plupart des pays émergents ont su appliquer des politiques publiques qui attirent les compétences acquises à l’étranger vers les sociétés d’origine. Docquier et al. (2007) indique un seuil migratoire critique entre 5% et 15% des meilleures ressources humaines qui ne nuirait pas aux sociétés d’origine.

En référence à la théorie des avantages comparatifs émise par David Ricardo au début du 19e siècle, un pays ne disposant pas forcément d’un certain atout commercial peut tirer des avantages en échangeant certains facteurs avec un autre pays. Par exemple, les pays qui se caractérisent par une importante proportion de population active non occupée peuvent préparer des professionnels pour le marché de l’emploi pour d’autres pays qui en expriment le besoin.

Par exemple, au cours des années 1970, les Philippines avaient bénéficié de contrats avec les États-Unis en y mobilisant des spécialistes ainsi que des travailleurs moins qualifiés (Opiniano & Castro, 2006). Cet échange a permis à cette économie moins développée de résorber le chômage tout en augmentant ses réserves de dollars au début des années 1974. En voici un bon exemple de contrats gagnant-gagnant issu de la politique de transfert de la main d’œuvre ; car d’une part, restés aux Philippines ces professionnels (qualifiés ou non) seraient au chômage alors que par cet arbitrage de les faire migrer à l’étranger ils ont offert leurs services aux pays industrialisés à moindre coût (Opiniano & Castro, 2006).

 

La taxe Bhagwati dans le contexte d’Haïti  

Il y a évidence que l’insuffisance du capital humain constitue un obstacle majeur au développement des pays inaptes à emprunter le sentier de la stabilité et de la croissance économique (Wilson, 2007 ; Lucas 1988 ; Schultz, 1960). D’une part, l’absence des conditions préalables au développement couplée des faiblesses institutionnelles constituent des obstacles majeurs pour les pays les moins avancés. D’autre part, ces pays butent fort souvent au problème de l’inadéquation de professionnels locaux pourvus d’aptitudes requises pour concevoir et gérer les projets publics d’envergure. Haïti est un prototype de tels pays cloîtrés dans la pauvreté et les inégalités.

Les réflexions avant-gardistes portant sur la fuite de cerveaux d’Haïti ne cesseront d’attirer l’attention sur les inquiétudes d’une déchéance sociétale induite par l’affaiblissement du capital humain. Plus de 80% des Haïtiens les mieux formés résident à l’étranger pour se mettre au service des économies industrialisées (CNUCED). Pourtant, toute société repose sur le niveau de créativité de ses professionnels à offrir des services innovants en vue d’assurer sa survie. Conséquemment, la politique de rééquilibre socioéconomique soutenue par la rétention ou le retour des émigrés Haïtiens les mieux formés revêt d’une importance majeure.

Tels que le suggèrent des projets d’envergure entrepris par la Chine, la Corée du Sud ou le Taiwan, la politique de la fuite inversée des cerveaux est cruciale pour remettre à l’heure les pendules du développement. La taxe Bhagwati se dresserait comme une arme supplémentaire parmi l’arsenal d’instruments politiques qui font la promotion du renvoi de l’ascenseur au pays d’origine à travers l’argent et le talent de ses émigrés. Tels que le prouvent les bonds de la diaspora dans le développement économique de certains pays à l’instar de l’Inde et l’Israël, le rapatriement de fonds peut faciliter la concrétisation de projets publics d’envergure (Gevorkyan, 2021).

Cependant, il n’existe pas mieux que le transfert de compétences pour marquer un impact substantiel à travers l’expertise de professionnels chevronnés (Dickson, 2003 ; Wong & Yip, 1999). Celle-ci faciliterait à rehausser la qualité des services en activant les moteurs du système socioéconomique.

En dépit du climat social délétère, l’on a pu quand même constater l’importance considérable du projet de formation universitaire entrepris par l’ISTHEA dans le rehaussement de la formation académique de plusieurs professionnels en Haïti. L’exécution de ce projet académique repose sur un pool de ressources humaines au niveau interne et surtout dans la diaspora qui s’y engage particulièrement à distance.  

L’extension de pareilles initiatives aux autres départements géographiques promet un saut qualitatif par l’amélioration du niveau de capital humain qui par la suite favoriserait un nivellement par le haut à travers la qualité de la production et des services. Point besoin d’épiloguer combien l’université d’État aurait pu contribuer à rehausser l’image et l’efficience des entreprises tout en maintenant un niveau de compétitivité international.   

Quand on sait qu’un campus universitaire de la trempe de celui de Limonade coûte seulement 30 millions de dollars, l’État haïtien aurait pu construire plus d’une dizaine de campus universitaires standards au pays à travers de potentiels fonds à engranger de la taxe Bhagwati. Évidemment, en plus des bâtiments et du logistique y afférente, il aurait fallu des mesures accompagnatrices pour mobiliser un personnel enseignant de qualité.

La réflexion portant sur la collecte et l’usage du fond Bhagwati peut s’étendre sur une approche de conception de plan quinquennal ou décennal qui intègre la construction d’infrastructures sportives, de bibliothèques, de multiplexes et d’autres centres de loisir. Ce fond constitué par la diaspora pourrait également servir à développer des programmes de bourses d’études mieux adaptés afin de maîtriser certains domaines stratégiques dans une perspective de développement soutenable.

 

Carly Dollin

carlydollin@gmail.com

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Références

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  2. Antonin, C., de Liège, F., & Touzé, V. (2014). Évolution de la fiscalité en Europe entre 2000 et 2012. Les notes Ofce, 44.
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