Le 27 février 2025, Sandra Jean-Gilles a soutenu avec succès sa thèse de doctorat en économie, intitulée « Économie informelle, mobilité sociale et rapports sociaux de genre : le cas des Madan Sara et du sistèm pratik en Haïti ». Ce travail de recherche a été dirigé sous la direction des professeurs Bénédique Paul et Sid Ahmed Soussi. La soutenance a eu lieu devant un jury composé de Mme Myriam Michaud, Ph. D. (membre externe), M. Yaya Koloma, Ph. D. (membre externe), M. Bénédique Paul, Ph. D. (directeur de recherche), M. Sid Ahmed Soussi, Ph. D. (co-directeur de recherche), et Mme Félicia Toussaint, Ph. D., en tant que représentante de la direction des affaires académiques.
Réalisée au sein de l’Institut des Sciences, des Technologies et des Études Avancées d’Haïti (ISTEAH), département des Sciences économiques, cette thèse propose une analyse rigoureuse et multidimensionnelle des enjeux de l’économie informelle haïtienne, en lien avec la crise sécuritaire, la mobilité sociale et les rapports de genre. L’auteure adopte une méthodologie mixte combinant des approches qualitatives (entretiens, observations) et quantitatives (analyse de flux commerciaux et de réseaux informels). L’objectif est de produire des résultats pertinents pouvant guider les politiques publiques dans les domaines de l’économie, de la sécurité et du genre.
Composée de trois articles scientifiques, cette thèse offre un éclairage empirique et analytique précieux sur un secteur central mais souvent marginalisé de l’économie haïtienne.
Crise sécuritaire et transformation des places marchandes traditionnelles
Le premier article s’intitule « Crise sécuritaire et transformation des places marchandes traditionnelles dans l’économie informelle en Haïti ». Il explore l’impact de l’insécurité croissante sur les Madan Sara — figures centrales du commerce informel — et les marchés publics de Port-au-Prince, en particulier ceux situés dans les quartiers populaires et périphériques. Ces espaces, autrefois dynamiques, sont désormais affectés par les violences urbaines, les massacres, les enlèvements et les déplacements forcés.
L’étude couvre la période 2021-2022 et s’appuie sur une méthodologie sociohistorique articulant 20 entretiens qualitatifs et des données secondaires. Elle met en évidence la manière dont les Madan Sara développent des stratégies d’adaptation face à une instabilité sécuritaire constante. En ce sens, le lien entre insécurité et désorganisation des circuits économiques est clairement établi.
En parallèle, l’auteure attire l’attention sur la dimension politique, en soulignant les effets de la politique néolibérale sur la destruction progressive des marchés publics et de la production nationale. Par exemple, selon une étude de la Banque centrale de la République dominicaine (2021), le commerce informel transfrontalier entre Haïti et la République dominicaine s’élevait à 429,6 millions de dollars américains entre 2014 et 2018, avec une majorité d’exportations du côté dominicain.
Enfin, le texte aborde la résilience des commerçantes qui, malgré la crise sécuritaire, poursuivent leurs activités grâce à des tactiques innovantes. En effet, face à l’insécurité croissante en Haïti, les Madan Sara ont développé trois stratégies majeures d’adaptation. D’abord, elles ont investi de nouveaux espaces marchands plus sécurisés, comme le Centre Commercial de Tabarre, afin d’échapper aux zones contrôlées par des groupes armés. Ensuite, elles ont intensifié leurs activités de commerce transfrontalier, notamment avec la République Dominicaine, pour sécuriser leurs approvisionnements. Enfin, elles ont modernisé leurs pratiques en adoptant des stratégies innovantes, incluant le commerce en ligne et la diversification des circuits de vente. Ces initiatives illustrent leur résilience et leur capacité à maintenir leur activité malgré un contexte d’instabilité généralisée.
Une économie fondée sur la confiance et la régulation informelle
Le deuxième article, « Une économie informelle méta-institutionnalisée en Haïti : le cas du sistèm pratik et des Madan Sara », explore les dynamiques internes de régulation au sein de l’économie informelle haïtienne.
À travers 33 entretiens (avec responsables de marché, commerçantes du Marché Hyppolite, spécialistes et micro-entrepreneurs transfrontaliers), l’auteure met en lumière le fonctionnement du sistèm pratik, un mécanisme basé sur la confiance, la réciprocité et la solidarité. Ce système permet l’accès au crédit informel et soutient l’activité économique malgré l’absence d’institutions financières formelles accessibles.
« Bien que vous n’ayez pas d’argent, vous pouvez avoir des activités. Après 2 ou 3 achats, un système de crédit s’installe. Les gens doivent connaître votre domicile, comprendre pourquoi ils peuvent vous faire confiance. C’est l’argent que vous apportez qui redémarre leur jardin. » Madan Sara de l’Ouest, septembre 2023.
Cet article met également en évidence la dimension transnationale du commerce informel, notamment à travers la mobilité des femmes commerçantes, qui participent à des réseaux économiques internationaux. L’auteure insiste sur la résilience entrepreneuriale des Madan Sara face aux multiples crises institutionnelles, soulignant leur rôle d’agentes de transformation sociale.
Le deuxième article de la thèse revêt une importance capitale dans le contexte haïtien, caractérisé par la fragilité des institutions publiques et par l’exclusion d’une large partie de la population des services financiers formels. Dans un tel contexte, Le sistèm pratik apparaît comme une forme d’organisation économique informelle reposant sur la confiance, la réciprocité et la solidarité. Ce système permet aux Madan Sara d’accéder à des produits de crédit informel. Il contribue également à la structuration de leurs relations commerciales et au maintien de leurs activités, en dépit de l’absence de soutien institutionnel.
En tant que méta-institution informelle, Le sistèm pratik constitue un levier de résilience et un mécanisme de régulation dans un environnement économique instable. Il convient également de souligner que l’article met en lumière la dimension transnationale du commerce informel haïtien, en montrant comment les Madan Sara s’intègrent dans des réseaux économiques régionaux et internationaux (notamment avec le Panama, le Canada et la France). Par ailleurs, l’étude met en évidence le rôle central des femmes commerçantes dans la reproduction des solidarités économiques et dans la transformation des dynamiques sociales locales. Ce travail souligne l’importance d’une reconnaissance institutionnelle des pratiques informelles et invite à repenser les politiques économiques à partir des réalités concrètes qui structurent la vie économique quotidienne en Haïti.
Mobilité sociale et réseaux de résilience
Le troisième article, « Mobilité sociale et économie informelle en Haïti : le cas des Madan Sara et du sistèm pratik », repose sur une approche ethnographique mixte menée dans quatre communes : Port-au-Prince, Delmas, Pétion-Ville et Tabarre.
Docteure Jean-Gilles y décrit le sistèm pratik comme un levier de résilience, un réseau d’accès aux ressources financières et de transmission des savoirs entrepreneuriaux. Elle met en lumière la flexibilité stratégique des Madan Sara, qui adaptent leurs produits et circuits de vente selon les réalités géographiques et économiques. Les résultats révèlent une forte présence des Madan Sara dans les zones rurales (45,9 %), contre 39,2 % en milieu urbain. Leur influence dépasse le cadre économique : elles jouent un rôle central dans la survie et la mobilité sociale de leurs familles.
Le troisième article revêt une pertinence particulière dans le contexte haïtien en ce qu’il permet de rendre visibles des dynamiques locales de résilience et de transformation sociale, jusqu’alors peu étudiées. Dans ce cadre, le sistèm pratik est analysé comme un mécanisme de résilience endogène, en ce sens qu’il offre aux Madan Sara un accès alternatif aux ressources financières et aux savoirs entrepreneuriaux, en dehors des circuits institutionnels traditionnellement inaccessibles dans le contexte haïtien. Ce réseau informel joue ainsi un rôle fondamental dans la survie économique quotidienne des actrices concernées, en réponse aux logiques d’exclusion structurelle.
Par ailleurs, l’article met en lumière la centralité du rôle des femmes dans l’économie informelle, notamment dans les zones rurales, où une proportion significative des Madan Sara exerce leurs activités. Il souligne leur contribution active à la mobilité sociale de leur famille, tout en attestant de leur pouvoir décisionnel dans la sphère économique.
L’étude met en évidence la remarquable capacité d’adaptation des Madan Sara dans un environnement marqué par l’instabilité. Par la mise en œuvre de stratégies commerciales flexibles et la diversification des circuits de distribution, elles parviennent à maintenir leurs activités et à s’affirmer comme des agentes de transformation au sein de l’économie informelle haïtienne.
Pertinence globale de la thèse pour Haïti
La thèse de Sandra Jean-Gilles se distingue par son ancrage local et sa portée universelle. Tout en étant centrée sur la réalité haïtienne, elle fournit des outils conceptuels et empiriques permettant de repenser les notions d’informalité, de genre et de résilience économique dans des contextes de crise. L’auteure démontre que l’économie informelle haïtienne ne se résume pas à un secteur marginal, mais qu’elle repose sur des normes sociales, une régulation implicite et une solidarité structurelle. Elle plaide pour une reconnaissance institutionnelle du rôle des Madan Sara et pour l’élaboration de politiques publiques adaptées à leurs réalités. En ce sens, la thèse constitue une contribution majeure à la compréhension de la dynamique de genre, des transformations marchandes et des mécanismes d’adaptation dans un contexte marqué par l’instabilité et l’exclusion.
Quelques mots sur l’auteure
Sandra Jean-Gilles est diplômée en service social de la Faculté des sciences humaines (FASCH) et titulaire d’une maîtrise en criminologie de l’Université d’État d’Haïti (UEH). Elle a complété son doctorat en économie à l’ISTEAH, où elle a également occupé les fonctions de professeure et de directrice de programme.
Femme engagée, experte en genre et développement depuis des décennies, elle a été consultante nationale pour le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) en Haïti, où elle a contribué à l’élaboration de la stratégie genre (février 2024 – février 2025). Le parcours de Sandra Jean-Gilles, son engagement social et sa production scientifique exemplaire font d’elle une figure incontournable du paysage académique haïtien et un modèle pour les générations futures.
Félicitations à la Docteure Sandra Jean-Gilles pour cette brillante contribution à la recherche et au développement d’Haïti.
Nulle œuvre n’est réalisable sans le support des personnalités importantes. Par conséquence, mes remerciements vont à l’endroit des professeurs Bénédique Paul et Sid Ahmed Soussi. Et je remercie toute autre personne ayant apporté son aide, son soutien, sa motivation ou son accompagnement tout au long de ce travail.
Kechlor Louis