Nous forger un nouveau récit

Le XXIe siècle nous trouve en plein chaos. Le discours duvaliériste du siècle dernier, autour de l’émergence de la classe moyenne, n’a enrichi que quelques familles liées au régime, dont certaines ont fait faillite depuis. La « classe » a mordu à l’hameçon du pouvoir totalitaire et la dramaturgie meurtrière de la chefferie et de l’autoritarisme a paralysé le développement du pays.

La chute de la maison Duvalier n’a pas permis la construction de nouveaux discours et pratiques démocratiques. Le « verbe » autour de l’État de droit n’a pas pris chair. On a beaucoup parlé dans les médias de droits humains et de démocratie, mais le «  macoutisme » de nos généraux traîneurs de sabre et leurs réflexes d’ancien régime ont des années durant interrompu le processus.

En dehors de quelques efforts disparates de groupes de recherche comme le CRESFED ou les « Forums du jeudi » d’Arnold Antonin ou de quelques cercles étudiants en dehors autour de la Fondation Connaissance et Liberté, il n’y a pas eu une connexion entre la pensée démocratique embryonnaire et les pratiques de plates-formes politiques composites qui arrivaient au pouvoir.

La dispersion des intellectuels, le nombre insignifiant de revues, les rares forums de discussions et l’indigence financière des partis politiques participent des échecs de la longue transition démocratique haïtienne. Les régimes militaires d’après 1986, ont reproduit les pratiques de pouvoir auxquels ils étaient habitués, ils avaient sucé aux mamelles du duvaliérisme les principes fondateurs du régime despotique. Ils n’ont pas su gérer les multiples revendications populaires assimilées à une « bamboche », puis se sont perdus dans d’interminables coups d’État essayant de retrouver les tristes partitions de la musique martiale et totalitaire qui a rythmé leur vie d’officiers de la dictature.

Les caudillos en Amérique latine ont réussi bon an mal an, même si malheureusement au prix du sang, à mettre leurs pays sur l’orbite d’une certaine croissance économique. Les crises actuelles qui secouent ces pays ont tout de même montré les limites de ce type de croissance.

En 1990, il y eut le récit lavalassien avec le fameux slogan « la chance qui passe, la chance à prendre ». Ce fut la narration la plus cohérente dans la forme et dans le fond. Mais les équipes devant la rendre opérationnelle n’étaient nullement préparées à un tel défi. Le récit libéral dominant de l’après-guerre froide a vite fait de combler le vide idéologique d’une nébuleuse populaire aux contours mal définis.

Le coup d’État militaire a coupé les ailes de cette nouvelle espérance, puis sous l’effet hypnotique d’un pouvoir populiste fort, le régime  lavalas a connu une métamorphose contre laquelle s’est fracassé un projet national-populiste de gauche qui avait des airs du péronisme argentin.

Le discours de la droite populiste s’est délibérément orienté vers une politique des affaires et/ou « affairiste » avec le slogan commode : «  Haïti is open for business ». Les tentatives de réponse à la crise structurelle haïtienne axées sur des « bacchanales », le carnaval ou de joyeuses libations ont fait chou blanc. L’aide vénézuélienne encore massive, s’est éparpillée entre des projets mirifiques inachevés, ou du saupoudrage urbain. Ajouté à un « à peu près administratif » qui ne pouvait que déboucher sur un scandale politico-financier.

Le récit de l’opposition dite «  alternative démocratique » a pu chevaucher le ras-le-bol des Haïtiens contre la corruption, mais a du mal à articuler un discours sur les questions essentielles de sécurité, d’ éducation, de santé et d’emploi qui pourraient fédérer l’ ensemble du pays. Les méthodes de lutte, sans perspective stratégique et aménagement tactiques comme le lock ont épuisé une population vivant dans des conditions précaires.

En tirant les leçons de ces périodes historiques, nous pourrions enfin écrire un roman national digne de nos traditions de lutte et de notre regard distancié par rapport à un monde dépassé par ses propres inventions technologiques.

Yuval Harari auteur du best seller « Sapiens » a su bien camper la difficulté actuelle de se forger un récit cohérent à l’heure de la globalisation : « le communisme du XXe siècle partait de l’hypothèse que la classe ouvrière était vitale pour l’économie, et enseignait au prolétariat à traduire son immense puissance économique en poids politique. Quelle pertinence conserveront ces doctrines si les masses doivent désormais lutter contre l’insignifiance plutôt que l’exploitation ? Comment lancer une révolution prolétarienne sans classe ouvrière ? »

Haïti a son mot à dire, en raison même de son regard enrichi par la distanciation et  sa marginalité, véritables incubateurs d’une pensée radicalement humaine.

Après une décennie d’échecs des élites économiques et politiques qui se sont trop souvent contemplées dans les eaux glacées du narcissisme et de l’égoïsme, le moment est venu en cette fin de période de faire preuve d’imagination, de lucidité, d’ouverture. De construire les ponts nécessaires pour traverser le gouffre social et économique dans lequel s’est abîmée depuis trop longtemps la fierté nationale.

Universitaires d’ici et de la diaspora à vos marques pour cette pensée émergente qui reconfigurerait le rapport au relationnel et au partage des richesses.


Roody Edmé

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