La rhétorique de la peur

Nous avons tous peur. Non pas la peur de perdre notre vie. Il faut se souvenir qu’il y avait nos pères qui faisaient peur à la peur. Avant de s’engager dans la bataille de l’Indépendance, ils avaient posé des actes inouïs. Aucun haïtien aujourd’hui ne ferait de tels gestes. Ils hésiteraient mille fois ou mille nuits avant de brûler leurs propres résidences. Cela a été effectué pour se libérer de toute attache avec les « biens terrestres » et de s’engager, corps et âmes, dans la lutte pour la libération de frères nègres qui, de la cale du bateau négrier aux plantations de cannes, montaient le terrible calvaire colonial.

Nous avons tous peur. Cela est une angoisse que nous partageons tous, à un niveau ou à un autre. Elle peut être un peu amoindrie chez certains et beaucoup plus active chez d’autres. Mais, elle est là, persistante, quotidienne. Elle désarticule nos comportements, nous trouble et développe chez nous une phobie de l’autre, en faisant s’étendre, contre tout rationalisme accumulé par notre éducation, une chose multiforme qui nous met face à face dans un « hing-hang » rageur, une espèce de grimace collective. Quand on voit que cela vient du haut de l’échelle sociale, c’est-à-dire de chez ceux-là qui devraient rassurer l’ensemble des citoyens, il y a donc immanquablement un déficit officiel de paix débouchant sur la nervosité de chefs de bande qui troublent le sommeil des uns et des autres.

Nous avons tous peur. Nous nous demandons, nous de notre génération, qu’avons-nous fait pour mériter cela ? Est-ce notre persistance dans l’erreur ? Est-ce le gonflement de notre ego qui ne nous porte pas à savoir la vertu de l’agenouillement pour demander pardon aux « esprits » fatigués par notre raideur de batailleurs intrépides ? En tout cas, nous glissons dans un bas-fond opaque, humide et prisonnier. Pour ceux qui pensaient que nous avons déjà atteint le sol de notre trou et qu’il nous reste à trouver la manière de remonter, suivant le principe du corps et de la poussée vers le haut, ils découvrent, soudain, que nous continuons à creuser avec la sombre rhétorique de la peur. La remontée vers l’oxygène et la légèreté n’est pas pour demain.

Nous avons peur. Le territoire national est encadré par des groupes armés. En Haïti, certains disent qu’il y a des drones qui contrôlent nos activités, nos contacts interpersonnels et même nos intimités de plaisir mérité.

Les nationalistes craignent qu’à trop tirer sur la corde, elle finisse par se casser. Tout ce beau monde musclé et coléreux tombera sur le « bouda ». Les forces étrangères attendraient l’usure de la corde pour refaire 1915 ! Sur la terre de Dessalines ce serait une autre grande honte. Quelles classes sociales, quels leaders politiques aimeraient que l’on revienne à ce passé pour se protéger alors que le pays va subir, encore, l’humiliation qui justifiera le mauvais terme de « droit d’intervention en pays ingouvernable » ?

Nous avons peur. Les intellectuels doivent se dire qu’il y a une responsabilité de sortir du formalisme, du « tulututu » ou l’obsession des reconnaissances internationales pour s’engager organiquement dans le combat du recul de la peur, patiemment programmée, afin qu’il n’y ait plus d’écrivains, de peintres, de chanteurs à traduire l’âme de la civilisation haïtienne.

Nous avons peur. Mais, il nous reste à faire un premier pas: demandons pardon au Père de la Patrie en toute humilité.

Comme le fils prodigue qui avait perdu les richesses du Père, les apeurés que nous sommes auront fait le deuil de l’angoisse.Ce sera la Renaissance de notre être individuel et collectif.

 

La Rédaction

 

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